Interview de M. Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la France, à France Inter le 26 mai 2005, sur son refus d'une Europe "empire de la norme" et sa préférence pour une Europe "à géométrie variable".

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Texte intégral

S. Paoli - Serait-ce une victoire du Front national si le "non" l'emportait ? J.-M. Le Pen, hier soir, considérait que "contrairement à ce que l'on dit, ce n'est pas la gauche qui voterait "non", mais le peuple", et d'ajouter, qu'"aux dernières élections, le peuple a plutôt voté pour le Front national que pour la gauche". Le référendum annoncé reproduirait-il la situation politique du 21 avril 2002 ? Alors, Chirac, Jospin, Le Pen... S'agit-il de la reproduction de ce qui a été un choc politique ?
R - Je crois que, par-delà les personnalités qui interviennent dans la campagne, il s'agit, non pas d'élire un président de la République - ce sera en 2007, c'était en 2002 -, non pas non plus d'élire une Assemblée, il ne s'agit pas d'une élection présidentielle ou législative, il s'agit d'une question posée aux Français, de la manière la plus solennelle, et qui appelle une réponse par "oui" ou par "non" sur l'avenir de la France et l'avenir de l'Europe. Et donc, je crois que, la question de savoir qui est le porte-parole de tel ou tel camp, qui sera le bénéficiaire de telle ou telle réponse, est sans aucune importance historique. Dans l'histoire, on retiendra que le peuple français a répondu "oui" ou a répondu "non". Et c'est cela qui est très important à quelques heures du scrutin. Naturellement, chacun joue son rôle, chacun intervient, c'est bien légitime, mais c'est le peuple français, dans son for intime, qui va répondre "oui" ou qui va répondre "non".
Q - On va revenir dans un instant sur la question plus importante, peut-être, d'arrêter ou de continuer le processus européen en cours. Mais tout de même, n'y a-t-il pas, pour vous, une indication politique intéressante de voir à nouveau ces trois personnalités politiques - on parlera de vous aussi dans un instant d'ailleurs -, au fond, focaliser le débat ? Encore une fois, Chirac, Jospin, Le Pen : trois ans après, cela pose des questions, non ?
R - Ce que l'on a vu dans la dernière semaine, c'est M. Hollande qui s'est effacé au profit de M. Jospin, et J. Chirac, considérant que tous ses directeurs de campagne successifs n'ont pas été efficaces, qui cherche à reprendre la main lui-même puisqu'il est présenté aujourd'hui dans la presse française comme le dernier recours du "oui". Et inévitablement, on pense que si jamais c'est le "oui" qui l'emporte, c'est l'affiche de 2002 qui va servir de base, de matrice, pour l'affiche de 2007. Mais ce n'est pas très important. Ce qui est quand même le plus important, c'est de savoir pourquoi voter "oui" et pourquoi voter "non" ? Je crois qu'il y a, aujourd'hui encore, beaucoup de Français qui hésitent, et c'est à eux personnellement que je voudrais m'adresser, en leur disant les deux raisons pour lesquelles je les appelle à voter "non", très brièvement : "non" à cette Constitution qui dessine un espace mondialisé sans limite géographique. Deuxièmement, "non" à une Constitution qui dessine un monstre bureaucratique, dominé par des juges, des banquiers et des commissaires qui nous sont extérieurs et sont incontrôlables, et dans ce monstre bureaucratique, la France, le peuple français perdraient la maîtrise de ses lois, de son territoire, et finalement de son destin.
Q - La question de fond - qui n'est sûrement pas une petite question car vous êtes un républicain -, c'est la position de la France. Dans un système aujourd'hui, et pas simplement au plan économique, mais aussi politique, qui s'est connecté de façon planétaire, mondialisé, le souverainisme est-il encore une posture politique défendable ?
R - Partout dans le monde, l'évolution de la planète va vers le concert des souverainetés populaires. Regardez les Libanais, les Ukrainiens, écoutez les hommes politiques français lorsqu'ils parlent de l'Irak : ils disaient qu'il n'y aura la paix là-bas que lorsque le peuple irakien aura recouvré sa souveraineté. En d'autres termes, le droit "international" et non pas "supranational", les Nations unies, l'ensemble des relations du monde aujourd'hui, est fondé sur l'idée que la paix repose sur le concert des souverainetés populaires, la reconnaissance de la liberté des peuples, alors que les empires ou que les tentatives impériales, comme par exemple d'une certaine manière ce qui s'est passé en Irak avec Bush, peuvent mettre en péril justement l'équilibre. Et ce qui vaut pour le monde vaut encore plus pour l'Europe. Quand on est 25 pays, 27 ou 30, 450 millions d'habitants, il y a vraiment deux manières de construire l'Europe aujourd'hui, l'Europe de l'avenir : la première, une Europe d'un seul tenant, un empire de la norme - une seule TVA, une seule loi, une seule frontière -, ou alors une vision beaucoup plus souple - l'Europe d'Ariane, d'Airbus - à géométrie variable, avec un ensemble commun, mais avec de la souplesse, et en gardant la proximité, c'est-à-dire les démocraties nationales. Et puis, la deuxième question clé, qui ne pouvait pas être posée il y a encore dix ans, parce qu'il n'y avait pas le phénomène des délocalisations et de la révolution des transports, c'est comment l'Europe fait-elle face à la mondialisation sauvage ? L'Europe en devient-elle le chausse-pied ? Ou l'Europe devient-elle, pour les Français, pour les Européens, pour nos entreprises, pour nos force vives, un écran de protection ? Dans le Traité de Rome, il y avait la préférence communautaire, il y avait l'idée du Marché commun, il y avait l'idée d'une communauté de producteurs et de consommateurs. Cette idée a été balayée, et dans les articles 314 et 315 de cette Constitution, c'est l'idée libre-échangiste qui triomphe...
Q - Franchement, n'en a-t-on pas mis beaucoup trop sur les épaules du "plombier polonais" ? On a déjà vu des exemples d'intégration économique à l'intérieur de la construction européenne. On ne va pas redonner le cas de l'Irlande, ni celui du Portugal, ni celui de l'Espagne. On voit bien d'où venaient ces économies et où elles en sont aujourd'hui. N'en est-il pas de même de la Pologne, et peut-être même, un jour, des prochains entrants - je pense à la
Roumanie ?
R - Il y a quelque chose de vrai dans la ligne de fuite que vous décrivez, c'est qu'en réalité, des peuples peuvent se rejoindre, en termes de niveau de vie, sur la longue durée. Simplement, il faut ce que l'on appelle dans la plongée sous-marine des "paliers de décompression". Parce que l'écart entre les pays de l'Europe Centrale et Orientale, et les pays de l'Europe Occidentale, n'a aucun rapport avec l'écart qui existait entre le Portugal, l'Espagne et nous-mêmes il y a plusieurs années...
Q - C'est l'argument de L. Fabius, au passage, "l'hétérogénéité de la construction européenne à 25"...
R - Oui, tout à fait. On aurait dû faire tout de suite une communauté politique, et pour l'économique, aller beaucoup plus lentement. Là, il y a deux problèmes à travers votre question : le premier, c'est que les aides européennes sont de plus en plus difficiles à obtenir pour nous, pour nos régions, pour nos entreprises. Par exemple, J. Chirac est en train de se voir opposer un "non" à son Agence de politique industrielle, parce que la Commissaire N. Kroes a dit "pas question de continuer avec les aides publiques", article 167. Et pendant ce temps-là, vous avez des aides qui vont vers les nouveaux pays, qui se servent de ces subventions pour abaisser leur niveau fiscal et pour attirer nos entreprises. J'ai reçu hier un document incroyable des pouvoirs publics polonais, qui disent à nos entrepreneurs : "Voilà les salaires, voila etc., donc c'est très avantageux !". Et le deuxième problème, c'est que dans l'histoire du droit du travail, l'histoire de la planète, on n'a jamais vu un autre principe que le principe de la territorialité du droit, sauf à une époque mérovingienne, pendant quelques années, quelques décennies. "Territorialité du droit", c'est-à-dire, que j'entre dans un pays, le droit qui s'applique à moi lorsque j'entre dans ce pays, c'est le droit du pays d'accueil. Or c'est tout le problème de la fameuse directive Bolkestein qui, déjà, par anticipation, s'applique dans le transport terrestre ou dans le transport aérien ou, on l'a vu, dans l'histoire des poteaux téléphoniques avec la Société Constructel. Là, ce n'est plus le droit du pays d'origine. Et c'est une grande bataille. J. Chirac a essayé de faire enterrer la directive Bolkestein, il n'y est pas parvenu. Et M. Blair, vient de dire aux Communes, que dès le 1er juillet, lorsqu'il assumerait la présidence de l'Union, il ressortirait du "frigo", selon l'expression de M. Barroso, la directive Bolkestein".
Q - La suite, poursuivre ou arrêter, pose aussi la question engagée par L. Jospin, il y a 48 heures, celle de "l'incompatibilité". Je vous voyais acquiescer quand je vous ai dit que Fabius disait la même chose, vous dites "oui, oui". Mais donc, comment va s'engager "la compatibilité" ou "l'incompatibilité" des "non", dès lors que se posera la question de la suite : faut-il arrêter ou faut-il continuer le processus d'intégration européenne ? Vous, Fabius, Le Pen, vous, les autres, comment faites-vous ?
R - D'abord, aussi bien le "non" est hétéroclite et le "oui" est baroque. Pour le "oui", vous avez, côte à côte, dans les dernières 48 heures, les déclarations de Cohn-Bendit, les islamistes londoniens, les séparatistes corses, Raffarin, Chirac, Hollande etc. ! Donc ne faisons pas ce procès à un camp, alors que l'on oublierait de le faire à l'autre. Ce n'est pas la question. Je crois qu'il y a au fond du cur du "non", par-delà la grande diversité des porte-parole, quelque chose de profond, de commun : c'est mettre l'Europe de Bruxelles sous le contrôle des peuples, c'est-à-dire sous le contrôle des démocraties nationales, et laisser au peuple français la maîtrise des choix fondamentaux. Et j'écoutais tout à l'heure B. Guetta à propos de la prise de position de M. Juncker et de M. Barroso... Parce que M. Barroso a ajouté une perle hier, dont B. Guetta n'a pas parlé : c'est qu'il a dit que si les Français votent "non", on va faire voter tous les autres, et ensuite, à la fin du processus, on fera revoter les Français ! Alors, je trouve cela choquant que le président de la Commission vienne nous donner une leçon en nous expliquant : "Ecoutez, si ne votez pas bien, dans le sens souhaité par Bruxelles, il faudra revoter" ! Et je vous dis ce matin avec une grande tranquillité et une grande sérénité que le "non" français sera précurseur et fondateur. Il sera précurseur, parce qu'il y aura d'autres "non", très probables - les Hollandais, les Polonais, les Danois, les Anglais -, donc déjà, cela fait un bloc du "non". Vous savez, G. Schröder a bien de la chance de ne pas faire de référendum chez lui et le peuple allemand, parfois, nous envie. Ce sera donc un "non" libérateur pour beaucoup de peuples. V. Klaus, le président de la République tchèque, est à fond pour le "non", il nous envoie des messages tous les jours pour dire : "Allez, libérez-nous !". Et deuxièmement, il sera fondateur, parce qu'il permettra de refonder en quelque sorte la "maison européenne". Pour faire une maison, il faut trois choses : définir la surface, les murs, le toit. Pour la surface, je dis qu'il faut faire une Europe européenne, sans la Turquie. Ensuite, les murs : on a le choix entre une architecture technocratique, celle que nous connaissons et une architecture respectueuse des démocraties nationales, ce que, je crois, nous souhaitons tous. Et troisièmement : un toit qui soit protecteur, c'est-à-dire une Europe qui soit protectrice dans l'esprit du premier Traité de Rome, de ce que l'on appelait "la préférence communautaire".
(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 27 mai 2005)