Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier Ministre, à RTL le 19 avril 2005, sur la politique gouvernementale, ses relations avec Dominique de Villepin, les arguments pour convaincre l'opinion de voter "oui" au référendum sur le traité constitutionnel européen.

Prononcé le

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

QUESTION : Bonjour Jean-Pierre RAFFARIN. Le Gouvernement que vous dirigez est en crise. Dominique de VILLEPIN, ministre de l'Intérieur, souhaitait dimanche que, quel que soit le résultat du référendum le 29 mai, soit menée après cette date - je le cite- "une politique encore plus volontariste, encore plus audacieuse, encore plus solidaire". Jamais le ministre de VILLEPIN n'avait dit de manière aussi claire son désir de vous remplacer à Matignon après le référendum. Etes-vous, ce matin, Jean-Pierre RAFFARIN, un Premier ministre en sursis ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Ecoutez, vous exagérez : il n'y a pas de crise, il y a eu une tension et une mise au point. Au fond, dans cette question là, il y a les questions de fond et les questions de forme. Sur le fond, nous sommes d'accord. Je l'ai toujours dit : après une période de réformes intenses et difficiles, il faudra, en effet, une impulsion du Gouvernement pour une politique plus harmonieuse avec la société. C'est vrai que c'était dur, les réformes. C'est vrai que toutes les réformes sont dures. C'est vrai que, aujourd'hui, nous entendons les Français et, après le référendum, nous passerons à une autre étape de notre action de réforme et nous devrons veiller à ce que toute notre action soit en harmonie avec la société. Ça, c'est la forme. Sur le fond...
QUESTION : Une question, Jean-Pierre RAFFARIN : pouvez-vous être l'homme de cette nouvelle étape ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Cela dépendra du président de la République.
QUESTION : La question est ouverte ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Je vais vous dire une vérité : j'ai vérifié hier que la relation de confiance qui me lie au président de la République est telle qu'elle ne saurait passer par un intermédiaire. Je prononce cette phrase ce matin, sur RTL, en accord avec le Président. Les choses sont claires. Sur le fond, avec Dominique de VILLEPIN, nous sommes en accord. Sur la forme, il a dérapé. Cela arrive souvent quand on veut aller trop vite. Et donc, moi, je suis Premier ministre, responsable de l'union et je l'ai donc recadré. Point final. Pour moi, l'incident est clos. Au travail. Ce qui compte, c'est la place de la France en Europe, c'est le choix des Français pour l'Europe et donc, que tous soient engagés dans l'action. C'est cela, la mission du chef du Gouvernement.
QUESTION : L'incident est clos, Jean-Pierre RAFFARIN. Mais deux questions pour que les choses soient très claires. Quand Dominique de VILLEPIN suggère qu'ayant eu le président de la République le matin, il dit ce qu'il dit avec son accord, de votre point de vue, vérification faite, ce n'est pas vrai, Dominique de VILLEPIN n'a pas agi, dimanche, sur commande ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Il est évident que j'ai la confiance du président de la République. Je n'ai pas à vous en dire plus. Mais si vraiment on veut faire de l'humour, en ce qui concerne les commandes, c'est moi qui les passe et j'ai passé récemment une commande à Dominique de VILLEPIN pour une politique de l'immigration. J'attends son rapport pour le début du mois de mai. Que les choses soient claires. Tout le monde au travail.
QUESTION : Dominique de VILLEPIN, c'est votre ministre ; il travaille sous votre autorité. Vous, Jean-Pierre RAFFARIN, avez-vous encore envie de travailler avec lui ? Vous êtes vous senti humilié dimanche soir ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Je ne me sens pas humilié, je n'ai pas l'ego hypertrophié ; je suis un homme normal, figurez-vous. J'ai mes caractéristiques, mes défauts. Je suis un homme loyal, je suis un homme d'union. Je n'attaque jamais. Je fais en sorte que tout le monde travaille ensemble, le parti, le Gouvernement, le Parlement. Tout à l'heure, je vais déjeuner avec Nicolas SARKOZY, comme je le fais tous les quinze jours, pour coordonner nos actions. J'essaie que tout marche ensemble. Et quand j'en vois un qui dérape, je le lui dis clairement, les yeux dans les yeux. Carré. Je suis comme cela. Donc, il faut avancer. Aujourd'hui, le pays doit faire un choix très important pour l'Europe. C'est cela, la question qui est posée aux Françaises et aux Français. Le rôle des membres du Gouvernement, le rôle des hommes et des femmes politiques responsables est d'éclairer le choix des Français.
QUESTION : On va donc en venir au choix. Mais vous dites, ce matin, Jean-Pierre RAFFARIN, qu'après le 29 mai, c'est une nouvelle étape de l'action gouvernementale qui va s'ouvrir. Donc, Dominique de VILLEPIN avait un peu raison.
Jean-Pierre RAFFARIN : Je dis "une nouvelle impulsion". Mais bien sûr qu'il faut une nouvelle impulsion. Nous venons de terminer une réforme importante qui est celle de la Sécurité sociale, qui est celle de la retraite, qui est l'ensemble de notre modèle social, le Plan de cohésion sociale. Nous venons de faire, je dirais, un pas considérable dans ce que sont la construction des outils, aujourd'hui, pour cette politique de cohésion sociale. J'attends des résultats très importants pour les mois qui viennent. Il faudra donner une impulsion nouvelle, notamment pour lutter contre les délocalisations. Les problèmes des Français sont plus graves aujourd'hui que les humeurs des ministres. Moi, je veux m'occuper des problèmes des Français. Comme ils sont graves, il faudra une impulsion nouvelle. Pour ça, je suis bien partisan de cette action. Nous avons engagé des réformes. Maintenant, il faut tirer profit de ces réformes. Je pense que le moment est venu pour que le pays tire profit des réformes que nous avons engagées ? Donc, sur le fond, il n'y a pas de désaccord avec Dominique de VILLEPIN.
QUESTION : Et vous vous sentez assez fort, Jean-Pierre RAFFARIN, pour donner cette impulsion nouvelle ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Je trouve que je résiste pas mal, au fond. Au total, je prends beaucoup de coups, j'encaisse, mais je me concentre, je concentre mes forces sur l'essentiel : être actif pour le choix européen de la France, être attentif aux inquiétudes des Français.
QUESTION : Sondage Ipsos : 55 % des intentions de vote, soit une hausse de deux points, toujours pour le "non". C'est le dix-huitième sondage consécutif qui donne le "non" vainqueur. L'intervention du président de la République, jeudi soir, n'a pas servi à grand-chose, en fait.
Jean-Pierre RAFFARIN : Je crois qu'elle était très utile. C'est très important. C'était la première fois qu'un chef de l'Etat parlait directement avec les jeunes des problèmes des jeunes. On avait dit que ce débat serait pipé, que tout ceci était organisé. On a vu une démocratie franche et on a vu le Président expliquer un certain nombre d'enjeux essentiels. Et notamment, je crois, cette émission fait maintenant, dans tout le pays, réfléchir. Mais il faut aller pus loin. Nous avons encore plus de cinquante jours pour cette campagne. Il nous faut expliquer les enjeux. Et chacun devra être sur le terrain et j'attends de mes ministres, aujourd'hui, qu'ils participent à ce travail d'explication. L'Europe, aujourd'hui, a besoin de la France. L'Europe a besoin de la France pour être forte, pour être plus puissante, plus populaire, plus démocratique. Nous avons un Traité qui nous est proposé, des nouvelles règles du jeu, pour une Europe qui sera plus démocratique, dans laquelle le citoyen comptera davantage. On aura moins de bureaucratie parce que plus de démocratie. Il y aura un Président responsable, pas un président qui tourne tous les six mois, qui n'a pas le temps de connaître tout le monde qu'il faut déjà qu'il parte. On aura un président stable. S'il y a tant de bureaucratie aujourd'hui en Europe, c'est parce que l'administration est stable et que le politique est instable. Si le politique est stable, il sera plus puissant que la bureaucratie.
QUESTION : Ça, ce sont les raisons, selon vous, pour voter "oui" ? Mais on attendait, jeudi, de l'intervention du président de la République qu'elle fasse bouger quelque chose dans l'opinion. Or, les sondages se succèdent et il semble qu'il n'en est rien.
Jean-Pierre RAFFARIN : Nous verrons bien le moment venu. Pour le moment, il y a encore beaucoup de Français qui ne se prononcent pas. Le président de la République a posé les grands enjeux. Quand il dit que "l'union fait la force", quand il dit que le monde d'aujourd'hui est déséquilibré, quand on voit le terrorisme qui se développe de manière parallèle avec la pauvreté, on voit bien que les valeurs de l'Europe, les droits de l'homme, les valeurs de paix, sont aujourd'hui nécessaires à l'équilibre du monde. On voit bien cette grande force continentale avec les Etats-Unis, on voit bien cette grande force continentale avec l'Asie. Au milieu, s'il n'y a pas une grande force continentale pour les idées, pour les projets des Européens, mais aussi pour les idées et pour les projets des Français, nous ne pourrons pas défendre notre modèle. Je pars en Chine demain : je vais vendre des Airbus, en accord avec les Allemands ; nous travaillons ensemble. L'Europe, aujourd'hui, est le premier fournisseur de la Chine. La Chine a connu une croissance exceptionnelle. Il faut aller chercher de la croissance en Chine, il faut aller se battre sur tous les marchés pour l'emploi en Europe. On a besoin de la force européenne pour le modèle français. La France a besoin de l'Europe, notre agriculture a besoin de l'Europe. Que ferait-on sans la PAC ? Et pour cela, on a un système de nouvelles règles constitutionnelles, qui nous permet de garder ce qui marche bien en Europe. Qu'est-ce qui marche bien ? Par exemple Airbus. Ce qui marche bien, nous pouvons le garder ; ce qui marche mal, nous pourrons le changer, avec cette nouvelle Constitution. La nouvelle Europe sera donc meilleure, elle donnera plus de place aux citoyens.
QUESTION : Comment expliquez-vous que l'opinion publique française semble rétive à ce type d'argumentaire ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Parce que je crois que le monde politique, dans lequel je me mets, depuis de très nombreuses années, n'a pas expliqué l'Europe. Il faut aussi battre notre coulpe. Nous avons des responsabilités, nous n'avons pas expliqué ce qu'était l'Europe. On n'a pas expliqué que l'Europe était née de l'horreur, que l'Europe était née de la guerre, que l'Europe signifie, dans le monde, la paix. Une génération s'est levée pour dire : "plus jamais ça". Une génération s'est levée pour dire que, entre la France et l'Allemagne, il n'y aura plus de guerre. Eh bien, la génération de nos parents a fait l'Europe pour la paix à l'intérieur de nos frontières. Ma génération, notre génération, aujourd'hui, doit conforter l'Europe pour faire la paix dans le monde. Sans la France dans une Europe puissante, on ne résoudra pas le conflit israélo-palestinien, on ne luttera pas contre le terrorisme. On a besoin de l'Europe pour nous protéger.
QUESTION : Certains pensent que, dans cette campagne du référendum, l'obstacle, la difficulté, c'est vous, c'est votre politique, ce sont les problèmes de politique intérieure. D'où d'ailleurs ce qu'a pu dire ou suggérer Dominique de VILLEPIN dimanche... Qu'est-ce que vous leur répondez ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Je pense que ce n'est pas regarder suffisamment tout ce qui se passe en Europe. Je vois les difficultés en Allemagne, je vois les difficultés en Italie, je vois les difficultés partout, je vois la cote de popularité de M. Blair. Je vois bien que nous avons des difficultés, parce que, aujourd'hui, l'économie mondiale est dominée par des puissances qui ne sont pas les puissances européennes. Il faut que l'Europe se renforce, car nous serons dominés. Vous savez, il y a un vrai mensonge. On entend quelquefois, chez ceux qui proposent le "non", ce mensonge qui est de dire que l'isolement, c'est la liberté. L'Histoire nous a appris que l'isolement, c'était la dépendance. Si on veut que les jeunes Français, la petite fille qui a dix ans, le petit garçon qui a dix ans aujourd'hui, c'est pour eux que l'on va voter, parce qu'ils auront leur majorité quand notre traité viendra à maturité. C'est pour cet avenir-là, pour leur liberté, qu'ils ne soient pas dépendants, ni d'un monde qui viendrait de l'Est, ni d'un monde qui viendrait de l'Ouest, mais de leur monde, avec leurs valeurs, ce monde construit par des générations et des générations.
QUESTION : Ce "non" qui s'installe vous inquiète-t-il ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Il me préoccupe. Dans les campagnes électorales, je ne fais pas partie des gens "inquiets". J'ai du sang froid, j'ai de la sérénité. Il faut avancer. On a de fortes convictions. Je suis Européen de toujours, je fais des réunions pratiquement tous les jours, je suis mobilisé, j'ai des convictions, j'essaie de les faire partager. Je crois que tout le monde, aujourd'hui, doit réfléchir. L'intérêt de la situation, c'est que le pronostic est incertain. Et puisque le pronostic est incertain, tous les votes vont compter, le vôtre, le mien, ceux de vos auditeurs. On n'est pas là face à un pronostic en disant "et ma voix, à quoi va-t-elle servir ?". Non, la voix de chacun va compter, pour l'avenir de notre pays, pour l'avenir des enfants de notre pays, l'avenir comptera.
QUESTION : Le pronostic est peut-être incertain, mais la marge du "non" paraît aujourd'hui de plus en plus importante... Dix points, selon les derniers sondages.
Jean-Pierre RAFFARIN : Dix points parmi ceux qui s'expriment. Il y a encore une majorité de Français qui ne s'expriment pas, qui n'ont pas fait leur choix. Tout est donc ouvert, et vous le savez comme moi : les campagnes électorales, les grands débats démocratiques se décident dans les dernières semaines, dans les derniers jours. Il y a donc évidemment pour le "oui". C'est un choix historique. Pensons que la paix est née des relations franco-allemandes. Que deviennent les relations franco-allemandes si l'Allemagne a une frontière à l'Ouest, qui ne parle pas allemand et qui dit "non", et une frontière à l'Est, qui parle allemand et qui dit "oui" ? Je crois que les rapports franco-allemands sont essentiels. Et le référendum, c'est aussi cela : c'est conforter cette alliance franco-allemande qui donne de la force à la France dans l'Europe.
QUESTION : Tout le monde est-il sur le pont, selon vous ? On dit quelques fois que Nicolas SARKOZY n'en fait peut-être pas assez, qu'on ne l'entend pas l'UMP... Comment vivez-vous cette situation ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Je pense que l'UMP, son président, ses députés, tout le monde est mobilisé. Et aujourd'hui, franchement, on a des choses plus utiles à faire qu'à chercher à se quereller ! Tout le monde au travail ! C'est le mot d'ordre du chef du Gouvernement.
QUESTION : C'est dur, la politique ?
Jean-Pierre RAFFARIN : C'est dur, mais c'est aussi passionnant, surtout quand il s'agit de l'avenir de la France.
QUESTION : Jean-Pierre RAFFARIN, qui est venu ce matin avec la confiance du président de la République, c'est ce que vous nous avez dit ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Confirmée !
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 20 avril 2005)