Déclaration de M. François Hollande, premier secrétaire du PS, sur les raisons du dépôt d'une motion de censure par son parti, à savoir le "dévoiement" par le gouvernement de l'idée de décentralisation, les "manquements aux principes de solidarité" dans son action, et les projet à venir en matière de réforme de sécurité sociale ou de politique de l'emploi, Assemblée nationale le 2 mars 2004.

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Circonstance : Débat sur la motion de censure à l'Assemblée nationale le 2 mars 2004

Texte intégral

Monsieur le Président, Monsieur le Premier ministre, Chers Collègues,
Ce débat de censure est un exercice de vérité. Vérité sur votre projet de décentralisation. Vérité sur votre bilan depuis deux ans. Vérité sur vos intentions au lendemain des scrutins de mars.
Ce débat intervient en effet à la veille d'une consultation majeure pour l'avenir de nos territoires. Et c'est bien le rôle de l'Assemblée nationale que d'en éclairer l'enjeu, au moment même où nous discutons, ici, des compétences qui seront prochainement dévolues aux régions et aux départements.
C'est bien la vocation du Parlement que de porter jugement sur vos résultats et d'en saisir les Français. Et notre démocratie aurait tout à gagner à faire de la participation des citoyens aux scrutins de mi-mandat un objectif commun.
Or, plutôt que de revendiquer votre action, vous paraissez fuir la confrontation.
Vous niez, contre toute évidence la portée nationale du prochain scrutin, alors que 25 de vos ministres sont candidats et que les autres, et vous le premier, battent la campagne.
Vous semblez faire le pari de l'indifférence civique, alors que l'abstention, l'éparpillement et l'extrémisme continuent de menacer les fondements mêmes de la représentation politique.
Si la gauche et la droite ne défendent plus leurs différences, si les gouvernements n'assument plus leur politique devant le peuple, à quoi bon voter ? A vouloir brider l'expression des citoyens, à leur dénier le droit de juger votre action, vous leur interdisez la possibilité d'infléchir le cours des choses. Redoutez alors qu'ils le fassent sous d'autres formes que le vote.
Le premier objet de notre motion de censure est donc d'alerter les Français sur le dévoiement de l'idée de décentralisation. Pour nous, elle était l'expression des libertés locales, pour vous c'est le choix du libéralisme local.
C'est-à-dire d'abord celui du désengagement de l'Etat. Je ne vous accuse pas, comme Jacques Chirac à Pierre Mauroy en 1982, de vouloir " défaire la République ", mais je vous reproche plus simplement de vouloir décentraliser vos déficits sur les collectivités locales.
Il est, à cet égard, symptomatique que vous ayez reporté le volet financier de votre projet après les élections et renvoyé ainsi à plus tard l'examen par le Parlement de la loi organique. Ainsi, vous chargez les Régions et les Départements de compétences nouvelles et ô combien coûteuses (11 milliards d'euros) sans leur garantir les ressources financières correspondantes.
Bien des élus de votre majorité partagent notre inquiétude, a fortiori depuis que le Président de la République a décidé, selon son bon plaisir, de supprimer la taxe professionnelle, principale rentrée financière des collectivités locales.
Votre projet va mettre les collectivités locales devant le choix impossible d'augmenter les impôts locaux ou de réduire le service rendu jusque-là par l'Etat. J'en veux pour preuve les amendements de votre majorité visant à instaurer des péages à l'entrée des villes et des routes nationales. Amendements vite retirés pour cause électorale. Qui peut, en effet, se réjouir du retour de l'octroi ? Mais, qui peut nier l'ampleur du besoin de financement qui va peser sur les collectivités ?
Ce transfert de déficits est d'autant plus grave qu'il s'accompagne de l'abandon des missions de solidarité et d'aménagement du territoire.
La dévolution du RMI et du RMA ainsi du fonds de solidarité pour le logement aux départements, la remise en cause des contrats de plan, le transfert contraint des personnels éducatifs, l'absence de péréquation financière vont creuser la fracture entre territoires riches et pauvres.
Enfin, là où il aurait fallu faire le choix de la clarté et de la simplification institutionnelle et conforter l'intercommunalité, vous avez préféré l'ampilement et de la confusion. Ne vous étonnez pas que la décentralisation devienne impopulaire, vous la défigurez.
Mais, votre projet de loi est une des illustrations des choix que vous avez faits depuis deux ans.
Loin de la société de confiance que vous promettiez ici de rétablir, votre plus grande faute est d'avoir manqué à tous les principes de solidarité qui fondent le pacte républicain.
Vous vous êtes montrés durs avec les plus fragiles et bienveillants à l'égard des plus privilégiés. Aux premiers, vous avez retiré une à une les protections qui confèrent le reste d'une dignité à ceux qui sont exclus.
Vous avez ainsi accepté, en ce début d'année, de rejeter de l'UNEDIC plus de 180 000 chômeurs ; vous avez réduit les droits des prestataires de l'allocation spécifique de solidarité ; vous avez diminué le nombre des contrats d'insertion ; vous avez refusé la revalorisation des barèmes des aides au logement ; vous avez relevé le forfait hospitalier ; vous avez restreint les conditions d'accès à l'Allocation Personnalisée à l'Autonomie et même à l'Aide Médicale d'Etat.
Et vous avez même poussé l'obstination jusqu'à baisser la rémunération du Livret A et de l'épargne populaire. La pauvreté et les inégalités se sont élargies, comme en attestent les statistiques officielles et les témoignages des associations humanitaires.
Ces sacrifices sont apparus d'autant plus insupportables que, dans le même temps, vous avez multiplié les cadeaux fiscaux aux plus aisés et à vos clientèles avec la réduction de l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur les grandes fortunes, avec les baisses de cotisations sociales sans contrepartie et la création de fonds de pension. Bref, vous avez ajouté l'injustice à l'insécurité sociale.
Le drame est que cette dureté sociale s'est traduite par une mollesse économique.
Depuis deux ans, vous annoncez désespérément une croissance qui ne surgit jamais et apercevez avec optimisme une reprise dont vous étouffez par ailleurs tous les feux. Ainsi, la croissance aura été nulle en 2003, et vous n'avez insufflé aucun regain de confiance si l'on en juge par l'hésitation des entreprises à investir et l'atonie de la consommation, faut de pouvoir d'achat.
Depuis deux ans, le chômage a retrouvé des niveaux records : plus de 200 000 chômeurs depuis votre arrivée, 26 % d'augmentation des plans sociaux et une progression sans équivalent du chômage des jeunes. Pour la première fois depuis 1993, la France a détruit plus d'emplois qu'elle n'en a créés.
Vous évoquez une conjoncture difficile. En fait, vous avez agi sur l'emploi, comme sur le reste, avec aveuglement, retard et confusion.
Vous avez commencé par commettre l'irréparable en supprimant tous les dispositifs de soutien public au marché du travail (suppression des emplois jeunes). Il a fallu un an, et des plans de licenciements massifs, pour que vous découvriez votre erreur et que vous décrétiez une "mobilisation nationale".
Mais, cette mobilisation -sans argent et sans volonté- s'est réduite à la nomination d'un "Monsieur plans sociaux" dont on a perdu la trace et à l'annonce d'une loi dont vous vous efforcez à dissimuler le contenu et dont on peut craindre qu'elle généralise la précarité. Votre Ministre des Finances en résume en effet, avec sa candeur habituelle, l'esprit en affirmant "qu'il faut cesser de rire des petits boulots".
Il n'y a pas de quoi rire en effet. Vous dites vouloir réhabiliter le travail. En réalité, vous le déréglementez, vous le déqualifiez, vous le dévalorisez. Vous créez des travailleurs pauvres avec des pauvres droits.
Une société qui vit dans l'insécurité sociale a le même réflexe que les victimes de l'insécurité publique. Elle se replie, elle se fragmente, elle ne prend plus de risque.
La politique que nous proposons est à rebours de la vôtre. Elle vise à la stabilité, à la formation, à la préparation de l'avenir à travers l'invention d'une Sécurité sociale professionnelle où les salariés auront des droits continus à la qualification, au reclassement tout au long de leur carrière ; c'est notre grande ambition pour demain.
C'est la seule façon de briser le fatalisme. La machine à exclure a pris trop d'avance. Le projet de réintégration sociale est l'engagement solennel que je prends au nom des socialistes. Tous les groupes de citoyens qui vivent la précarité et les discriminations doivent savoir qu'ils auront la priorité dans toutes nos politiques publiques (emplois tremplin, politique industrielle et de recherche, réforme fiscale).
Pour aujourd'hui, vous êtes condamné à attendre que le vent de la reprise américaine vienne jusqu'à nous et à transformer en communiqué de victoire une baisse du chômage au mois dernier, baisse qui n'est hélas que le fruit amer de la radiation de dizaines de milliers de chômeurs des statistiques de l'UNEDIC et de l'ANPE.
Mais, votre politique n'est pas seulement injuste et inefficace. Elle est aussi imprévoyante.
Vous avez laissé filer l'ensemble des déficits publics. Celui de l'Etat, du fait de vos cadeaux fiscaux et de vos erreurs de prévision de croissance. Il a dépassé 57 milliards d'euros en 2003, soit plus de 3 milliards de plus de ce qui était prévu.
Et, c'est aujourd'hui EDF qui, par sa trésorerie, fait les fins de mois de l'Etat pour lui permettre de tenir -même artificiellement- nos engagements européens. La dette publique explose. En un an, elle a bondi à 1 000 milliards d'euros, 63 % du PIB.
Quant au déficit de la Sécurité Sociale, vous l'avez laissé filer au point de crever tous les plafonds des avances de trésorerie de la Caisse des dépôts et de cumuler un déficit de près de 50 milliards d'euros, au point que vos ministres finissent par admettre ce que vous refusiez hier : une augmentation de la CSG au lendemain des élections.
Votre imprévoyance, ce n'est pas seulement l'ignorance du présent, c'est également le sacrifice de l'avenir.
Tour à tour, l'Education, la Recherche, la Culture ont été soumises à une véritable vindicte budgétaire. Postes supprimés dans l'Education (avec plus de 40 % de recrutements en moins pour les concours des enseignants des collèges et des lycées), crédits gelés voire supprimés pour la Recherche, statuts ébranlés dans la Culture avec la mise au sec du régime des intermittents du spectacle.
Vous avez réussi le tour de force de liguer contre vous enseignants, chercheurs, artistes, médecins. Non dans un soulèvement hautain des détenteurs du savoir -comme vous voulez le faire accroire- mais dans un mouvement de solidarité en faveur de l'égalité des chances et de l'accès de tous au progrès et à la Culture.
Ce ne sont pas les quelques paroles apaisantes et de parcimonieux crédits électoraux qui calmeront le fracas de ceux qui, en défendant leurs laboratoires, leurs écoles ou leurs scènes théâtrales, entendent préserver un modèle de développement qui fait à juste raison figure d'exemple français.
Ces raisons justifieraient, à nos yeux, la censure de votre gouvernement. Mais, j'en ajouterai une autre qui correspond, elle aussi, à l'exigence de vérité à laquelle le pays a droit, à la veille d'une consultation électorale.
Chacun sait, en effet, que vous préparez de nouvelles décisions au lendemain des scrutins de mars. Je ne parle pas de vos projets de remaniement ni de vos intentions en matière de direction de l'UMP qui intéressent vos amis, y compris au plus haut niveau.
Non, je veux parler des préoccupations des Français dans trois domaines essentiels :
o D'abord, l'avenir de l'assurance maladie. Le diagnostic est connu, l'ampleur des déficits aussi. Votre concertation n'est là que pour gagner encore du temps. En fait, votre projet est prêt et vous n'osez pas le révéler aux Français. Alors, je vais saisir ce débat pour vous poser des questions précises, en espérant des réponses susceptibles d'éclairer utilement les citoyens.
o Est-il vrai que vous vous apprêtez à relever la CSG sur les revenus de remplacement, c'est-à-dire des chômeurs et des retraités ?
o Est-il exact que vous prépariez une taxe d'un euro sur chaque boîte de médicament et chaque consultation ?
o Confirmez-vous que vous allez transférer la gestion du petit risque, comme le Président du groupe UMP l'a souhaité, sur les assurances et les mutuelles ? Entendez-vous procéder à une nouvelle vague de déremboursement des médicaments ? Provoquerez-vous un regroupement des structures hospitalières ?
Ces choix, pour l'essentiel, sont déjà faits. Ils correspondent à une conception de l'avenir de l'assurance maladie. Ce n'est pas la nôtre. Mais, elle a au moins le mérite d'une cohérence, vous pourriez donc la revendiquer. Le risque serait de dissimuler vos intentions et de prendre, durant l'été, par ordonnances, des mesures qui altèreraient profondément les principes mêmes de notre Sécurité Sociale. Je vous demande au moins de démentir aujourd'hui le recours à cette procédure.
o Sur l'emploi, vous avez annoncé une loi. Des rapports vous ont été remis. L'un d'entre eux prévoit la généralisation des contrats à durée déterminée, à travers l'introduction d'un contrat de mission ou contrat de projet tiré de l'expérience des contrats de chantiers dans le BTP.
Votre ministre du travail a vanté les mérites de cette formule avant de démentir son propos, de peur d'effrayer les salariés dans cette période pré-électorale. Mais, là encore, c'est un vaste toilettage du cadre du travail qui se prépare sous la pression du MEDEF, lequel ne vous laisse jamais insensible.
Alors, dites-nous vos intentions en cette matière qui inquiètent tous les Français. Quel est le contenu de votre projet de loi ? Quelles baisses de charges accorde-t-il à quelles catégories ? Quels financements prévoit-il ? Quelle précarité introduit-il encore ? Y compris pour la fonction publique ?
Là encore, vos silences seraient des confirmations. En démocratie, le jeu de dupes est la pire des pédagogies et, en croyant vous abriter, le temps d'un scrutin, vous vous exposeriez dangereusement. Au jeu de dupes, il n'y a que des perdants.
o Il en est de même sur l'avenir des services publics. Vous asséchez les réserves financières d'EDF, captez une soulte liée aux retraites pour remplir médiocrement votre caisse, mais alourdi le fardeau de l'endettement public. En fait, vous préparez sans le dire, non seulement un changement des statuts d'EDF et de GDF, mais leur privatisation. Votre besoin d'argent frais rejoint votre option idéologique.
Mais, pourquoi ne pas en avertir les citoyens et agir en catimini, comme vous le faites d'ailleurs sur la Poste, et plus généralement, sur les missions de l'Etat ?
Chacun sait, en effet, que quand bien même vos prévisions de croissance seraient confirmées, votre Ministre des finances prépare déjà un plan de gel de crédits qui mettra en charpie, dès le mois prochain, la loi de finances que nous venons de voter.
Vous confondez la navigation à vue avec la vitesse de croisière et vous érigez la dissimulation en méthode de gouvernement.
Le pays a le droit de connaître vos intentions. Et c'est le moment de les présenter. C'est, en effet, votre conception de l'action politique autant que ses résultats que nous mettons en cause.
Vous faites peu de cas pour le Parlement. Votre dialogue social a trouvé ses limites dans les blocages que vous rencontrez pour être, ces derniers mois, chaque fois passé en force. Vous installez méthodiquement un " Etat UMP " et votre volonté de contrôle va jusqu'à installer aux directions des agences de sécurité sanitaire des responsables qui vous sont proches.
Et que dire de la Justice qui subit vos pressions et voit la chaîne hiérarchique de la Chancellerie jusqu'aux procureurs se renforcer et, avec la Loi Perben, permet au Parquet de rendre la Justice, ce qui constitue une rupture dans l'organisation judiciaire.
Plus généralement, vous couvrez du beau mot de réforme des régressions majeures.
Non que notre pays n'ait pas besoin de changement, de modernisation, de mutations profondes, y compris au plan institutionnel ! Mais, ces évolutions ne sont possibles que dans la solidarité, les garanties collectives, les chances données à chacun. Quant au courage, Monsieur le Premier ministre, il n'est pas d'aligner sur le conformisme économique dominant, mais de défendre les fondements de notre modèle républicain.
Les systèmes sociaux, les services publics, les politiques industrielles, éducatives, culturelle, tout cela représente à vos yeux des charges, des contraintes, des vieilles lunes, des inadaptations désuètes. La mission que vous vous êtes assignée, sans l'avouer aux Français et dans le camouflage d'une communication confuse, est d'en finir avec la singularité française, de la convertir aux normes libérales. Ce à quoi elle s'est toujours refusée.
Rappeler ces évidences n'est pas se figer dans l'immobilisme. Notre modèle social a beaucoup évolué, il s'est toujours mis au rythme de la marche du monde. Les opposants à votre réforme des retraites avaient la même conscience que vous de la nécessité de s'adapter au vieillissement démographique. Ce qu'ils demandaient, c'est que l'effort soit équitablement réparti entre tous et prenne en compte l'inégalité devant l'espérance de vie.
La même vigilance s'exprime pour la Sécurité Sociale. L'incroyable déficit de la branche maladie que vous avez creusé oblige à une réforme en profondeur. Tous les Français en sont instruits. Ce qu'ils n'accepteront pas, c'est que vous leur fassiez acquitter la facture de votre imprévoyance et que vous confiez une part des remboursements aux assurances privées.
Ce passage de la solidarité universelle et collective à l'assurance individuelle signifierait la fin de la Sécurité Sociale.
Bref, il y a aujourd'hui une double exigence de vérité, de solidarité. Vous ne répondez ni à l'une ni à l'autre.
Le 5 mai 2002, les Français se sont levés massivement pour faire rempart à l'extrémisme. Ils ont confié au Chef de l'Etat et à votre gouvernement la mission de préserver les fondements de notre pacte républicain. Vous ne respectez pas ce mandat. Vous avivez la crise sociale et morale. Vous faites le pari de la démobilisation civique. Vous fondez vos espoirs électoraux sur l'indifférence et le fatalisme. Vous n'êtes pas le seul à droite à brouiller les enjeux.
Vos alliés de l'UDF annoncent que " le pays glisse de déception en déception et courent même vers l'abîme ". Et ils vont pourtant vous renouveler leur confiance et s'allier avec l'UMP au deuxième tour des élections prochaines. Ils seront donc solidaires jusqu'au bout de vos choix La mauvaise foi en plus.
Pour ce qui nous concerne, il nous importe, au nom même des droits du Parlement, d'alerter les Français et de vous interpeller sur les conséquences de votre politique. L'ampleur de votre majorité vous met à l'abri de la censure de cette Assemblée. Mais craignez, Monsieur le Premier ministre, que les Français ne se substituent à nous le 28 mars en votant la défiance envers votre gouvernement.
(source http://www.parti-socialiste.fr, le 3 mars 2004)
Q - Le groupe socialiste a décidé de déposer une motion de censure contre la politique du Gouvernement. Est-ce que ce texte, cette action, ne tombe pas un peu mal, au moment où on annonce de bons chiffres pour l'emploi ?
R - "D'abord, une motion de censure tombe opportunément, dès lors que nous sommes à la veille d'une échéance importante. Les Français doivent savoir ce que pensent leurs élus de la politique du Gouvernement."
Q - Vous voulez les réveiller ?
R - "Je pense qu'ils sont en train de se réveiller et, en tout cas, de souffrir. Et ce qu'ils attendent de leurs élus, c'est de comprendre la situation qui est vécue par eux. Et je vois dans cette campagne une somme de souffrances, de frustrations, d'inquiétudes surtout, d'angoisses par rapport à l'avenir, notamment par rapport à l'emploi et au chômage.
- Quand sont annoncés des chiffres, comme vous le disiez, mais qui ne sont finalement que des trompe-l'oeil - j'allais presque dire des trompe-l'oeil électoraux -, parce que cette fameuse baisse du chômage qui tient à l'ampleur des radiations, c'est-à-dire des chômeurs que l'on décourage, voire que l'on interdit de s'inscrire, et en aucune façon à des créations d'emplois.
- Ce qui serait rassurant et ce que je serais heureux de pouvoir commenter aujourd'hui, c'est qu'il y ait une baisse statistique du chômage qui révèle plus d'emplois et, finalement, des chômeurs qui ont retrouvé le chemin de l'activité. Mais qu'est-ce que je suis obligé de constater ? L'ampleur des radiations, le fait qu'il y ait eu des personnes qui ont été renvoyées de l'Unedic et de l'ASS.
- Si le Gouvernement utilisait ce chiffre à des fins électorales - il peut y être tenté -, ce serait à la fois navrant, quand on sait le résultat, et choquant sur le plan démocratique. Rien que pour cela, cela vaudrait finalement une motion de censure."
Q - Que voulez-vous montrer ? Réunifier la gauche ? Vous parlez de la "veille d'une échéance". L'échéance se passe dans les urnes, elle ne se passe pas à l'Assemblée...
R - "A l'évidence mais, je le disais, nous sommes aussi dans une période où nous discutons un texte à l'Assemblée, qui est la future loi qui va organiser ce que je n'appelle pas la "décentralisation", mais sans doute le désengagement de l'Etat dans de nombreuses régions et départements, par rapport à des fonctions aussi essentielles que l'action sociale, notamment, ou l'action par rapport aux personnages âgées ou par rapport aux handicapés, ou les routes...
- Il est quand même normal - c'est le rôle du Parlement -, alors que nous sommes en consultation électorale sur ces mêmes sujets, d'appeler l'attention de l'opinion, d'interpeller le Gouvernement et de faire en sorte que la campagne démocratique que nous avons soit assise, si je puis dire, sur les sujets qui intéressent véritablement le plus les Français.
- C'est notre rôle de le faire. Je suis même extrêmement surpris que le Gouvernement puisse s'interroger sur la procédure que nous mettons en oeuvre, parce qu'elle permet - et il n'a rien à craindre - cette confrontation démocratique..."
Q - C'est de bonne guerre, tout cela...
R - "S'il était très fier de sa politique, je pense qu'il l'expliquerait davantage."
Q - Les transferts financiers qui seront inscrits dans la Constitution, cela ne vous convainc pas ?
R - "Ce qui est dit dans la Constitution, c'est un principe..."
Q - C'est ce qui sera dit...
R - "Non, la Constitution a déjà été modifiée. C'est donc un principe : c'est que normalement, il faut que tout transfert de charges soit compensé. Mais par exemple, prenons le RMI : le RMI va être renvoyé sur les conseils généraux, les départements. Tout RMI supplémentaire - et il y a de quoi penser qu'il y en aura davantage, compte tenu de l'ampleur des radiations des inscrits, jusque-là, au chômage -, quand il y aura plus de RMIstes, la compensation ne jouera plus. Ce sera le conseil général, le département, le contribuable local qui devra prendre en charge le surplus, hélas, de personnes mises ainsi en RMI.
- De la même manière, pour ce que l'on appelle le RMA, c'est-à-dire cette façon de subventionner le travail dans un certain nombre d'entreprises ou de secteurs publics : chaque fois qu'il y aura un recrutement de plus que prévu, ce seront les collectivités locales qui paieront. Et je dois aussi parler des routes : chaque fois qu'il y a une route supplémentaire, ce sera le conseil général qui paiera..."
Q - Et les députés ayant refusé le péage pour les routes, ce seront effectivement les contribuables qui paieront. Mais vous-mêmes, vous avez proposé la création de 100.000 emplois tremplins ; ce seront donc bien des emplois à la charge des régions ?
R - "Que des régions et des départements s'engagent pour la création d'emplois dans les associations - et il y a besoin, aussi bien pour l'accompagnement des personnes âgées, que pour le soutien aux familles les plus en difficulté, que pour la culture, que pour le sport -, qu'il faille effectivement compenser toutes les diminutions et suppressions d'emplois-jeunes qui ont été engagées par l'actuel Gouvernement, oui, il faut le faire.
- Et c'est aux régions et aux départements, maintenant, de prendre leurs responsabilités. Je veux que les élections qui viennent, au mois de mars, soient des élections utiles. Je ne suis pas là simplement pour essayer de capter un malheur, une rancune à l'égard du Gouvernement.
- Je souhaite pour mon pays que les régions et les départements puissent utiliser toutes leurs compétences pour être utiles aux concitoyens, notamment sur l'emploi."
Q - Quand vous dites "utiles", ce sont des élections-sanction contre le Gouvernement ? "Utiles" pour vous aussi, pour la gauche qui doit se réveiller ?
R - "Non, utiles d'abord aux Français et aux citoyens. Il faut que ces élections qui concernent des collectivités, qui ont des moyens en termes de fonctionnement, mais surtout d'investissement, considérables, il faut que pour les lycées, pour la formation professionnelle, pour l'environnement, pour la politique de la ville, il y ait une amélioration. C'est possible dès 2004.
- Je pourrais dire aux citoyens : "Sanctionnez le Gouvernement, punissez-le, il y a matière". J'ai vu qu'il voulait même inventer un contrat à durée déterminée dans la fonction publique. On avait déjà la menace du contrat de mission dans le secteur privé, pour se substituer au contrat à durée indéterminée ; le Gouvernement nous a dit qu'il n'allait pas le faire. Et dans l'Etat, nous avons maintenant la preuve - et je vous le dis assez solennellement - qu'ils veulent mettre le contrat de mission, y compris dans la fonction publique. C'est-à-dire que maintenant, une partie des recrutements ne se ferait pas sous le statut de la fonction publique, mais avec des contrats à durée déterminée.
- Alors, à l'évidence, il y a des raisons d'être mécontent, mais en même temps, je souhaite que ces élections régionales soient l'occasion pour la gauche, non pas simplement d'obtenir un résultat sur la droite, mais de pouvoir agir dans les collectivités publiques, dans les collectivités locales, pour être utile aux Français."
Q - En somme, il ne faut pas trop nationaliser cette campagne ?
R - "Si, il faut la nationaliser, au sens où il y a une politique du Gouvernement à juger, à condamner, il y a des avertissements à lancer, il y a même des menaces à conjurer. J'évoquais le contrat à durée déterminée, et pour le secteur privé et pour le secteur public.
- Mais en même temps, il faut respecter l'enjeu : l'enjeu est aussi un enjeu territorial. Et nous pouvons agir à cette échelle-là, nous la gauche, si nous sommes majoritaires dans les régions, pour essayer de transformer la société, à la mesure des moyens et des compétences qui seront proposés."
Q - Il y a aussi un enjeu à l'intérieur du Parti socialiste, parce que tout le monde est en campagne. C'est un peu chacun pour soi dans cette campagne ? Vous jouez un peu votre leadership aussi, non ?
R - "Dans cette campagne, j'ai demandé à toutes les personnalités, à tous ceux qui font la force du Parti socialiste, de se mobiliser, parce que c'est une élection très importante..."
Q - Et tout le monde joue le jeu, pas perso ?
R - "Tout le monde joue le jeu... S'ils veulent le jouer perso, je ne pense pas qu'ils marqueront beaucoup de buts. C'est le jeu collectif qui l'emporte et je suis garant de ce collectif. Mais j'alerte aussi nos concitoyens : il n'y aura pas d'autres élections - certes, il y aura les élections européennes au mois de juin - avant 2007.
- J'ai bien compris que le Gouvernement voulait jouer la "brouille", c'est-à-dire l'abstention. Je pense que c'est la mobilisation et la participation qui renforceront notre démocratie."
Q - L'Assemblée va publier - il y a déjà eu beaucoup de fuites - le rapport de la commission d'enquête parlementaire sur la canicule. On parle de "dysfonctionnements", on pointe le ministère de la Santé, évidemment. Le groupe socialiste met en cause le Gouvernement tout entier. Cela veut dire qu'on ne veut pas désigner un ministre en particulier ?
R - "Il faut éviter, ce qui est souvent une tentation, notamment dans un gouvernement qui est difficulté, c'est-à-dire le bouc émissaire, en disant "c'est lui", voire, en l'occurrence, seulement son entourage, parce que tout est fait pour que l'on désigne simplement le cabinet de J.-F. Mattei.
- Ce serait quand même une procédure qui ne serait pas digne que de s'en prendre à des anonymes et à un entourage. Donc, nous disons qu'il y a des décisions qui n'ont pas été prises suffisamment tôt, il y a des informations qui n'ont pas été transmises, il y a une alerte qui n'a pas été prononcée, et puis il y avait les crédits qui n'avaient pas été mis suffisamment pour les personnes âgées, voire qui avaient été supprimés.
- C'est pourquoi nous parlons d'une responsabilité collective et d'une responsabilité politique."
Q - Et vous ne demanderez aucune démission ?
R - "C'est au Gouvernement, maintenant, aux vues de ce rapport, de prendre les décisions qui s'imposent. D'abord des décisions pour améliorer les plans de réaction par rapport à des événements climatiques, de faire en sorte que les informations circulent mieux et que les alertes soient davantage [inaud], que les personnes âgées soient davantage suivies.
- Mais compte tenu de la gravité des conclusions de la commission, c'est vrai qu'il y aurait normalement, de la part du Premier ministre, une espèce d'aveu de dysfonctionnements qui sont apparus et non pas d'évitement de sa propre responsabilité."
(source http://www.parti-socialiste.fr, le 2 mars 2004)