Déclaration de M. Jean-Paul Delevoye, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'État et de l'aménagement du territoire, sur le service public, la réflexion sur la chaîne de commendement et la gestion des ressources humaines dans l'administration, Paris le 30 septembre 2003.

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Circonstance : "L'impact de la LOLF sur le pilotage des opérateurs de l'Etat (2003) - Les questions clés du pilotage stratégique des opérateurs de l'Etat" : colloque de l'ENA organisé par le Club des dirigeants d'établissements publics nationaux, 30 septembre 2003

Texte intégral

Je vais répondre à votre synthèse point par point. Nous ne devons pas nous complaire dans un débat de lois organiques ou de la réforme pour la réforme sous prétexte que nous estimons notre système inadapté au défi et que nous refusons le changement. Nous avons une grande capacité à nous complaire dans la sémantique pour éviter le changement.
Nous évoluons dans un monde d'incertitudes, dont l'ampleur est liée au déficit du politique à définir clairement les objectifs qu'il entend s'assigner. Le progrès et la science offrent à notre société d'étonnantes perspectives, mais paradoxalement, le travail devient une contrainte. La réforme des systèmes, qu'ils soient de nature économique, publique ou associative, ne pourra se concevoir que si l'agent, quel que soit son niveau de responsabilité, se sent directement concerné par la réforme.
Le politique se complaît à tenter un discours brillant sur un objectif pertinent, or ce qui importe aujourd'hui n'est pas le changement ni l'objectif du changement, le plus important est la conduite du changement. On met beaucoup d'intelligence dans la conception de la stratégie et peu dans la conduite du changement. La stratégie ne peut aboutir que si chacun s'y implique individuellement et collectivement, ce qui nécessite une évolution culturelle très importante, car il va falloir faire confiance aux hommes. . Nous avons assisté à un renforcement de ces structures par des contrôles de plus en plus pertinents tout en acceptant le désenchantement de celles et ceux qui vivent au sein de ces structures. Nous constatons, tant dans le public que dans le privé, une montée des symptômes liés au stress. Au moment où le progrès devrait permettre la démultiplication des forces physiques ou intellectuelles, jamais nous n'avons été aussi moralement stressés par des conditions de vie et de travail qui ne contribuent pas à l'épanouissement de l'individu, car le sentiment d'inutilité est extrêmement préjudiciable : la science ne répond pas à la question du sens de la vie.
Dans un monde de plus en plus rationnel où la science prend une importance croissante, nos concitoyens sont désenchantés par la disparition des idéaux politiques et religieux. Paradoxalement, la science, qui prétend tout expliquer, laisse échapper le sens de la vie. Il est donc absolument nécessaire de redonner du bonheur dans la gestion du travail et dans la gestion du quotidien, ce qui nécessite un énorme investissement dans la gestion des ressources humaines, auquel nous ne sommes pas préparés. Il s'agit d'une inversion de la culture, puisque la nouvelle stratégie consiste à définir des objectifs pertinents et non à défendre des structures. La gestion des ressources humaines c'est l'adhésion à la pertinence des objectifs qui ne veulent pas dire la permanence des structures. Or dans notre pays nous demandons souvent aux problèmes de s'adapter aux structures et non aux structures de s'adapter aux problèmes, et plus la structure est inutile, plus on mettra d'intelligence à défendre la structure.
Au nom de la défense du service public, nous sommes en train de devenir de façon complice les fossoyeurs du service public, car nos concitoyens n'ont plus sur le service public le regard du citoyen, ils ont le regard du consommateur. La défense du service public passe par l'amélioration de la qualité du service public. Ceux qui se servent de la structure pour leur confort personnel au détriment de la réussite collective détruisent le service public : c'est indéfendable.
Or au moment où la mondialisation fait tomber les frontières, les outils de régulation et le service public sont plus importants que jamais. La performance d'un système marchand passera par la qualité du service public. Aujourd'hui la productivité du secteur marchand français est l'une des plus élevées au monde car il existe en France un service public de qualité qui est un facteur très important d'attractivité et de productivité.
Nos enfants disposent de moins en moins d'outils de socialisation positive et nos peuples vivent d'émotion plus que de conviction. L'école et l'espace public sont devenus des lieux d'agressivité. Nos stratégies politiques, si nous n'y prenons garde, seront totalement balayées par des vagues émotionnelles, par le populisme et la démagogie que nous sommes en train d'alimenter par la division en deux catégories politiques : les gestionnaires qui ne pensent qu'au budget et les réactionnaires qui ont réponse à tout et refusent tout changement.
Nous sentons bien que l'adaptation de l'offre de santé, de l'offre éducative ne peut plus se concevoir par la présence de structures intangibles et immobiles. Notre économie est une économie en réseau, notre administration doit être une administration en réseau. Ce qui importe dans l'offre de santé hospitalière est la complémentarité des hôpitaux qui se mettent en place et non les intérêts particuliers de ceux qui veulent conserver leur statut. Le véritable débat sera entre ceux qui défendront leur carrière et ceux qui géreront le service public.
Nous devons donc avoir une formidable capacité d'évaluation et une formidable capacité de mobilisation. Nous sommes des cartésiens hypocrites, car nous utilisons notre raison pour défendre les structures, jamais pour poser les problèmes tels qu'ils sont. Un problème bien posé est un problème à moitié résolu. Nous commençons toujours par débattre sur les moyens, non sur les objectifs. Or un débat sur les objectifs implique la suppression des structures existantes et la première réaction par rapport au changement est la peur du changement.
Aujourd'hui la vraie responsabilité politique et administrative consiste à identifier les défis et à s'interroger sur les évolutions nécessaires, d'où la définition de stratégies et d'objectifs. Ceci doit inévitablement passer par une respiration démocratique : pédagogie des enjeux, organisation du débat, choix politique, adhésion au choix politique. Comme nous évoluons dans un monde de plus en plus réactif, nous avons le défaut majeur de négliger les deux premières étapes de cette respiration : on décide et on applique. Or si l'opinion et les agents ne comprennent pas la raison de ce choix, ils se réapproprient le débat, mais un faux débat qui n'est pas assis sur la pédagogie des enjeux.
Il est nécessaire de faire émerger des directeurs des ressources humaines. Aucun système politique ne pourra se construire sur la détresse des gens et je pense que nous n'accordons pas assez d'importance à la dimension humaine et à la gestion des ressources humaines. C'est une véritable révolution pour l'administration et nous devons réfléchir à l'encadrement intermédiaire, à la gestion des carrières et éviter que la hiérarchie ne brise toute initiative et tout prise de risque. Nous devons introduire dans nos formations, à commencer par l'ENA, des modules de management des ressources humaines, car l'incapacité à gérer des hommes est un facteur d'affaiblissement de l'efficacité de la puissance administrative. Nous devons accepter le principe de la sanction et instaurer la transparence et le respect des fonctionnaires dans la gestion des ressources humaines. Il est inadmissible que la confection d'un bulletin de paye puisse prendre trois mois, ce qui ne serait jamais accepté dans le privé.
Nous devons réfléchir à la chaîne de commandement qui impose une responsabilité au politique. Le politique ne peut pas se servir de l'administration comme d'un parapluie. Si la chaîne de commandement est en prise directe avec le politique, le Ministre est totalement responsable. Lorsque l'on est patron d'une équipe, on ne se défausse pas de ses responsabilités sur son équipe. Le patron et son équipe doivent définir ensemble la stratégie et les moyens, accepter ensemble la sanction de l'échec ou de la réussite. Chacun doit jouer le jeu : on est là pour juger sur les résultats et non sur les discours. Dans ces conditions, la hiérarchie supérieure doit être immédiatement reliée à des hiérarchies intermédiaires. Le vrai déficit est au niveau de l'encadrement moyen sur lequel nous ne pouvons pas démultiplier.
Il convient de définir clairement les responsabilités, le profil de mission, les contrats d'objectifs, l'évaluation, et d'introduire le droit à l'échec et le droit au risque, qui n'existent pas dans notre administration française. Aucune structure ne fonctionne sans responsable désigné, sans équipe, sans projet clairement identifié et sans évaluation, ce qui implique l'acceptation de l'échec ou du succès. Le problème n'est pas d'être de droite ou de gauche, mais d'être lent ou rapide, réactif ou pas. C'est dans ces conditions que nous serons capables de développer la performance publique et privée du pays, c'est un des éléments qui nous permettra de donner du crédit à la politique. Cela ne se fera pas par un " grand soir " mais administration par administration en mettant en place des contrats d'objectifs.
Si les hommes se déchirent sur des ambitions, ils se rassemblent sur des projets. Face au problème de la verticalité de la déclinaison de la politique et de l'horizontalité de sa mise en uvre au niveau préfectoral, c'est la culture de projet qui doit l'emporter. Il est nécessaire qu'une personne soit clairement identifiée pour porter ce projet, ce qui n'implique pas nécessairement un partage du pouvoir. Il est possible de conjuguer la mise en uvre d'un projet collectif et des exécutions verticales et individualisées.
Aujourd'hui ce sont les objectifs et les résultats qui doivent guider notre réflexion et l'adaptation des structures à ces exigences. La gestion du pilotage par la tutelle est fondamentale. L'administration centrale doit être dotée d'une stratégie, et il convient de distinguer l'espace de projet et l'espace d'exécution, car leur confusion peut aboutir à des conflits d'intérêt.
Il faut mettre ou remettre le politique aux commandes, ce qui signifie que le politique doit accepter de s'investir dans le management des ressources humaines, le respect de son administration, qui ne doit pas être un instrument au service de sa stratégie politique. Il est clair que le dialogue avec les partenaires sociaux n'implique pas un partage du pouvoir. Le pouvoir ne se partage pas, mais l'élaboration de la prise de décision doit être collective, la pédagogie des enjeux et la consultation doivent toucher un large public, mais le pouvoir ne se partage pas au niveau politique et au niveau des responsables de l'administration. Il est nécessaire d'identifier le patron responsable d'un projet, d'un objectif, d'une équipe et d'une évaluation. Aucun système ne peut fonctionner s'il n'a pour moteur la responsabilisation et la capacité d'appropriation des objectifs par ses salariés ou ses fonctionnaires. Si nous demandions aux agents de la fonction publique de nous transmettre leurs propositions sur l'amélioration les procédures administratives, elles seraient nombreuses et pertinentes pour la plupart, mais l'administration centrale a la sensation de conforter son pouvoir en refusant d'accorder sa confiance au terrain.
Nous sentons que le développement de nos économies est un miracle qui ne repose pas seulement sur le travail, ni sur le capital, mais sur un tiers acteur, la culture, l'éducation et la motivation des hommes, qui dépendent du rôle des managers.
Le politique doit cesser d'entretenir des relations hypocrites avec son administration. Aujourd'hui nos concitoyens refusent le pouvoir de séduction et les discours d'élus. Ils réclament des discours de franchise, des débats, des choix politiques et ils sanctionneront les résultats. Le politique doit apprendre à faire confiance à son administration.
La pédagogie de la contrainte budgétaire est-elle assez forte ? Je vous livre un proverbe chinois : " L'inconfort mène à la vie, le confort mène à la mort. ". Lorsque j'ai dû gérer les fonds structurels européens, nous avons découvert que le poids des procédures françaises était tellement important que le contrôle tuait toute initiative, nous avons accepté de mettre le Trésor en concurrence avec la Caisse des dépôts, et le Trésor a relevé le défi. Si, aujourd'hui, nous faisons confiance à notre capacité d'imagination et à notre administration, nous avons tout intérêt à nous mettre en situation inconfortable.
Concernant la responsabilité du politique sur les résultats, les échecs ou l'appropriation, je ne partage pas votre point de vue. Pour réussir ensemble, nous avons besoin d'un contrat de confiance et de loyauté avec une sanction qui doit frapper l'administratif comme le politique. Le patron de Mercedes m'a donné une grande leçon de gestion des ressources humaines au moment de l'accident de la classe A. Il existe trois types de collaborateurs : ceux qui sont performants et respectent totalement l'éthique et les valeurs de l'entreprise : ceux-là permettent d'améliorer la productivité. Ceux qui respectent totalement les valeurs de l'entreprise et ne sont pas performants : ceux-ci doivent changer de fonction, il s'agit d'une erreur de management. En revanche il faut se séparer des salariés très performants, mais qui ne respectent pas les valeurs de l'entreprise car il peut y avoir divergence sur la stratégie.
Le management public doit pouvoir offrir une mobilité et une seconde carrière aux agents démotivés, comme les enseignants qui n'ont plus les tripes pour faire face à une classe. Nous voyons des fonctionnaires et des compétences cassés par le système. La dimension humaine et familiale doit être prise en considération dans la gestion des ressources humaines. Enfin nous devons considérer les partenaires sociaux comme des acteurs du changement. Cette révolution culturelle est la clé du changement et le politique doit totalement s'y engager.
Nous devons aujourd'hui rapprocher le Parlement de la gestion administrative pour définir des stratégies et réfléchir avec lui à la modernisation de nos structures. De nombreuses structures sont redondantes et de nombreux fonctionnaires sont affectés à des postes inadaptés à leurs compétences.
Le monde va subir des mutations extrêmement rapides sur le plan démographique. Les nouvelles technologies vont introduire de nouvelles pratiques. C'est pourquoi l'investissement sur la formation continue est un élément très important dans la gestion des ressources humaines. Pour accéder à des postes de responsabilité, on devra passer des examens pour justifier de l'adaptation à la responsabilité. Pour la première fois, nous vous demandons de vous libérer du poids des structures et de remettre la dimension humaine au centre de la réforme dans laquelle nous nous engageons.
N'oublions pas que la réforme comporte également certains coûts pour l'administration. Le directeur d'une administration va devoir consacrer 80 % de son temps à la gestion des ressources humaines, qui sera l'un des facteurs de la performance de nos administrations. C'est une culture qui ne nous est absolument pas familière. Notre administration risque de voir ses meilleures compétences s'évader vers d'autres secteurs et si nous souhaitons en améliorer la qualité, nous avons un véritable défi à relever, qui consiste, au nom de la performance du service public, à faire en sorte que nos agents, grâce au management, prennent plaisir à servir l'administration.
(source http://www.ena.fr, le 19 février 2004)