Conférence de presse conjointe de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, et de Mme Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes, sur l'encadrement des négociations et les conditions d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et sur la définition du projet européen, Luxembourg le 3 octobre 2005.

Prononcé le

Circonstance : Réunion du Conseil Affaires générales et Relations extérieures à Luxembourg le 3 octobre 2005

Texte intégral

Le ministre
Mesdames
Messieurs
Merci d'être venu écouter Catherine Colonna et moi-même. Sur la base du Conseil européen des 16 et 17 décembre 2004, l'Union européenne a estimé que les conditions de l'ouverture des négociations avec la Turquie étaient remplies. Nous voudrions vous dire que cette étape a été préparée de manière très rigoureuse depuis plusieurs semaines pour définir ce cadre de négociations. Le résultat de la négociation n'est pas connu d'avance et l'issue est parfaitement ouverte.
La France a souhaité respecter deux choses : d'une part, ses engagements et, d'autre part, elle a voulu prendre en compte les préoccupations des Français qui ont donc été entendues.
Trois choses : d'abord, il s'agit d'une négociation d'Etat à Etat et, à tout moment, un Etat peut être amené à arrêter le processus de négociations, s'il le souhaite. Cette négociation d'Etat à Etat obéit au principe de l'unanimité. C'est un premier élément que je veux souligner.
Ensuite, c'est l'Union européenne qui fixe les conditions précises pour l'ouverture et la clôture des négociations, domaine par domaine. Et c'est l'Union européenne qui va vérifier que la Turquie se conforme bien aux normes et aux valeurs de l'Union européenne. Par exemple dans le cadre des réformes politiques, notamment en cas d'atteinte aux Droits de l'Homme ou aux libertés fondamentales, les négociations pourront être immédiatement stoppées.
C'est vrai aussi pour Chypre. La France a souhaité que l'Union européenne fasse une déclaration pour répondre aux déclarations unilatérales de la Turquie sur Chypre. L'Union européenne a dit très clairement que la Turquie devait mettre pleinement en oeuvre et le plus rapidement possible le protocole d'union douanière vis-à-vis des vingt-cinq pays de l'Union européenne et donc de Chypre.
La normalisation des relations entre la Turquie et Chypre doit se faire le plus vite possible. Pour nous, il est inconcevable que la Turquie adhère à l'Union européenne si elle ne reconnaît pas un des Etats membres et donc si elle ne reconnaît pas Chypre. D'ailleurs, le Conseil européen sera amené durant l'année 2006 à observer l'état d'avancement des mesures à ce sujet. Voilà la deuxième raison pour laquelle ce cadre de négociation nous convient.
La troisième chose est que la France a souhaité écouter les préoccupations des Français. La France a souhaité que soit écrit très clairement, dans ce cadre de négociations, le fait que l'Union européenne soit en capacité d'absorber un pays. Il me paraît important de dire que, d'un côté, la Turquie doit reconnaître les droits et les valeurs de l'Union européenne mais que, de l'autre côté, l'Union européenne soit capable d'absorber la Turquie, ou d'autres pays d'ailleurs, soumis à un processus d'élargissement.
Ceci est d'autant plus important qu'à la sortie, il y a deux solutions. S'il s'avère que la Turquie n'adhère pas, c'est soit parce qu'elle n'a pas pu réaliser toutes les réformes qui lui sont demandées pour respecter les normes et les valeurs de l'Union européenne, soit parce que l'Union européenne estime qu'elle n'est pas en capacité d'absorber ce pays.
Le cadre des négociations est très clair. L'Union européenne se doit de tout faire pour qu'il y ait le lien le plus fort entre l'Union européenne et la Turquie. Ce cadre des négociations permet toutes les ouvertures. Bien sûr il y a l'adhésion dans dix, quinze ans. Mais si ce n'est pas l'adhésion, ce peut être autre chose : le lien le plus fort tel qu'il a été évoqué lors des discussions en particulier avec l'Autriche depuis vingt-quatre heures. Deuxième solution : l'Union européenne accepte que la Turquie adhère, au terme de dix ou quinze ans de négociation. Dans ce cas-là, le président de la République, Jacques Chirac, a souhaité que ce soit le peuple français qui, in fine, donne son avis sur cette adhésion. Nous sommes tout à fait en phase avec ce cadre de négociations. Nous avons beaucoup travaillé et en même temps nous voyons que le résultat de ces négociations n'est absolument pas garanti. L'issue est ouverte et nous souhaitons maintenant que l'Union européenne puisse ouvrir les négociations le plus vite possible avec un pays comme la Turquie et que ce pays fasse des efforts dans tous les domaines que sont la démocratie, les Droits de l'Homme, les libertés fondamentales, la liberté religieuse, l'égalité entre les femmes et les hommes, la liberté des minorités, le droit des minorités, etc, etc...
La ministre déléguée - Pour résumer, nous avons obtenu les garanties que nous souhaitions, c'est-à-dire les garanties qui étaient nécessaires et normales pour conduire une négociation de ce type. Philippe Douste-Blazy vous a précisé les choses. Le processus de négociation sera donc un processus contrôlé politiquement. C'était notre objectif dans la définition du cadre de négociations et pour le reste, l'objectif est une Turquie démocratique et moderne ayant rejoint nos valeurs, remplissant les conditions de l'adhésion, dans l'intérêt même de l'Europe.
Q - Monsieur le Ministre, comment allez-vous accueillir tout à l'heure M. Abdullah Gülh ? Votre homologue Jacques Straw parlait du plaisir d'ouvrir ces négociations, de la joie qu'il avait à les ouvrir. Et vous paradoxalement, vous semblez plus "british", c'est-à-dire un peu plus réservé.
R - Le ministre - Pas du tout. Que ce soit clair, nous avons lancé depuis longtemps le sujet de l'ouverture à la Turquie, adhésion ou pas adhésion. Depuis 1963 le débat est ouvert. Je fais partie de ceux qui pensent qu'il faut avoir, comme d'ailleurs nous l'a montré le président Jacques Chirac depuis longtemps, une vision géopolitique de l'Union européenne. Il faut aussi avoir un projet pour l'Union européenne. Je me suis déjà exprimé là-dessus. Sur la vision géopolitique, il est évident qu'il vaut mieux que ce pays, qui est à nos portes aujourd'hui, puisse regarder vers la démocratie, vers les Droits de l'Homme, vers les libertés fondamentales plutôt que tourner les yeux vers l'intégrisme ou les fondamentalismes. C'est un sujet majeur pour nous. C'est un sujet qui dépasse de très loin les égoïsmes des uns ou des autres, les petits calculs. C'est un dossier excessivement important pour l'avenir même de l'Union européenne.
L'Union européenne concrétise trois projets. C'est avant tout un projet de paix, de stabilité et de démocratie. Alors évidemment, le fait que la Turquie s'arrime à l'Union européenne en adhérant, c'est évidemment plus de démocratie, plus de Droits de l'Homme et plus de liberté en Turquie.
Le deuxième point, c'est évidemment que l'Union européenne, c'est aussi une économie. Il manque à l'Union européenne aujourd'hui 1,5 % de croissance. On s'en rend compte en particulier par rapport aux Etats-Unis. Il est donc important de développer aussi cela.
Et enfin, l'Union européenne, c'est une manière de voir le monde, c'est un pôle. Il y a aujourd'hui l'Inde, la Chine, le Brésil qui sont des pôles qui, avec les Etats-Unis, commencent à compter. Il y a une masse critique à avoir, il est normal d'avoir aussi une taille critique. Tout cela fait que ce cadre de négociations, parce qu'il n'est pas aujourd'hui clos, permet que la Turquie fasse les efforts nécessaires pour entrer dans l'Union européenne. Deux solutions : ou elle les fait et elle entrera ou elle ne les fait pas et elle n'entrera pas.
Je pense qu'il faut expliquer à l'opinion publique les enjeux. Je pense que nous manquons de pédagogie. Il faut expliquer aux opinions publiques deux choses. La première, c'est ce que je viens de dire sur la paix et la stabilité. Quel est le citoyen européen qui peut penser qu'il vaut mieux une Turquie, et en particulier une Turquie où la religion musulmane est majoritaire, qui regarde vers les fondamentalismes et les intégrismes plutôt qu'une Turquie qui regarde vers les Droits de l'Homme, vers la démocratie, le dialogue des cultures, le dialogue des religions ? J'espère qu'il n'y a pas une personne qui préfère la première solution. Cela il faut l'expliquer. Et peut-être ne l'avons-nous pas suffisamment fait. La deuxième chose est oui, en effet, la Turquie aujourd'hui ne respecte pas les acquis de l'Union européenne en termes de démocratie, de Droits de l'Homme, de liberté de religion, d'égalité homme-femme, de droits des minorités. Si elle le fait, c'est une bonne nouvelle, pour l'Union européenne, pour la Turquie et pour l'humanité.
Q - Pensez-vous qu'au moment où l'Europe cherche un projet, a du mal à établir les règles du jeu, pensez-vous qu'un nouvel élargissement soit une bonne idée ?
R - Cela est un grand sujet. En effet, depuis le 29 mai, les choses ne sont pas comme avant. On voit bien que nous devons aujourd'hui définir un projet européen. Ce projet européen doit être à la fois géopolitique et politique. Géopolitique, nous en avons parlé et je crois que nous sommes au cur du sujet, faisons en sorte qu'il y ait une zone de paix, de démocratie, la plus large possible.
Il faut aussi avoir un projet politique. Ce projet politique reprend l'idée de faire en sorte que, sur des projets concrets - ce peut être un projet économique, ce peut être aussi un projet de recherche, sur les nanotechnologies par exemple - il y ait une sorte d'avant-garde sachant que tout pays peut y rentrer ; il ne s'agit pas de créer un cercle fermé, exhaustif, mais il s'agit de dire à ceux qui veulent aller plus loin qu'ils le peuvent. Je fais partie des Européens convaincus, qui pensent qu'une intégration avec certains pays permettra à l'Union européenne d'avoir une vision politique comparable en tant que force avec les Etats-Unis, l'Inde ou la Chine. Je crois donc que votre question est majeure. Il y a d'un côté la géopolitique, l'élargissement et en même temps la nécessité, avec certains pays qui le voudront, et personne n'est exclu au départ, d'approfondir sur un certain nombre de sujets concrets.
C'est vrai que l'élargissement que nous avons réalisé, en particulier à l'Est, était un rendez-vous moral, historique, politique auquel nous devions nous rendre. Beaucoup auraient pensé approfondir avant l'élargissement. Nous n'avons pas pu le faire. La Constitution était là pour cela. Mais ce n'est pas parce qu'il y a eu un échec, à la fois aux Pays-Bas et en France, sur la Constitution, que nous ne devons pas repartir. Nous ne pouvons pas donner de leçon, nous en France, à cause du "non" mais nous pouvons avoir des idées et j'espère que, dans les mois à venir, nous pourrons lancer des idées comme celles-là, notamment sur des sujets politiques.
Q - (A propos de la Turquie)
R - Je pense que le président de la République s'est parfaitement exprimé à plusieurs reprises là-dessus. La Turquie veut entrer dans l'Union européenne, c'est un choix. L'opinion publique est favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Faut-il que l'Union européenne lui réponde "non" ? De quel droit ? Il est important que l'on se pose la question. Et nous répondons : "si vous voulez entrer dans l'Union européenne, il faut mettre en oeuvre les réformes qui mettent votre législation en adéquation avec nos normes et valeurs européennes". Nous allons nous-mêmes, nous, Union européenne, décider de l'ouverture et de la clôture des négociations, domaine par domaine. Et nous nous réservons la possibilité, tous les vingt-cinq pays, de dire "non" quand il le faudra et de dire "oui" quand il le faudra. Il n'y a donc aucun a priori ici, car ce serait la pire chose que d'en avoir. Si la Turquie réalise ces réformes-là, au point de pouvoir adhérer, c'est quelque chose qui est positif pour la Turquie et pour l'Union européenne. Cela n'empêche pas d'avoir un projet politique plus intelligent.
Q - (A propos des opinions négatives à l'encontre de l'élargissement à la Turquie)
R - De nombreux pays acceptent cette idée. Il n'y a que certains pays où les opinions publiques sont plutôt contre comme en France, on le voit dans les sondages. Le rôle d'un homme d'Etat est d'expliquer où sont les enjeux. Le rôle d'un homme d'Etat est de dire : "voyons les conditions, elles seront dures mais elles devront être respectées." L'autre question est : "est-ce qu'il a fallu avoir un débat géopolitique ?" Mais ce n'est qu'un débat géopolitique ! J'étais il y a trois jours en Egypte où j'ai rencontré le cheikh Tantawi, qui estime que le terrorisme est un crime, qu'aucune religion ne peut accepter l'idée de tuer quelqu'un. Il prône ce dialogue des cultures, des religions, des civilisations. Je pense qu'il est extrêmement important, dans ce cas précis, de pouvoir prôner la même chose. C'est en effet de la géopolitique mais au-delà c'est aussi une manière de refuser... et c'est une manière de partager les valeurs des libertés fondamentales, de la démocratie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 octobre 2005)