Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, dans "Le Monde" du 5 août 2005, sur le nucléaire iranien et le préalable de la reconnaissance de Chypre par la Turquie pour des négociations d'adhésion avec l'Union européenne.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Vous avez parlé de risque de crise internationale majeure, si l'Iran relance la conversion de l'uranium. Est-ce qu'il faut vraiment dramatiser ?
R - Personne ne doit pratiquer la politique du fait accompli. L'ultimatum est inacceptable. Le Conseil de sécurité de l'ONU dans sa résolution 1540 l'a dit clairement : la prolifération des armes de destruction massives et de leurs vecteurs est une menace pour la paix et la sécurité internationales. Il est légitime que chaque pays veuille assurer sa sécurité, mais vouloir le faire en favorisant la prolifération nucléaire ferait plus peser une menace sur la sécurité du monde qu'elle ne la garantirait.
Les Européens reconnaissent le droit de l'Iran aux usages pacifiques de l'énergie nucléaire. Mais ce droit doit s'exercer en conformité avec les autres obligations du Traité de non prolifération nucléaire (TNP) dont l'Iran est signataire. L'Iran n'a aucun besoin civil identifiable qui justifie le développement des activités de production de matière fissile, en particulier l'enrichissement de l'uranium.
Q - Mais les Iraniens ont dit qu'ils allaient reprendre la conversion et non l'enrichissement.
R - Nous avons un accord (conclu à Paris en novembre 2004), librement consenti : les Iraniens se sont engagés à suspendre toute activité sensible, c'est-à-dire la conversion, l'enrichissement, le retraitement, et les Européens à faire des propositions généreuses politiques, économiques, commerciales, technologiques ainsi que sur la sécurité et le nucléaire civil. Si, de manière unilatérale, les Iraniens dérogent à cet accord, c'est là qu'il y aura un risque de crise internationale majeure.
Q - Les Iraniens disent que vous n'avez pas présenté vos propositions dans les délais.
R - Je suis formel: nous avons tenu les délais. Lors de la réunion des trois ministres (français, allemand et britannique) et de M. Solana avec M. Rohani (négociateur en chef iranien) à Genève le 25 mai, les Européens s'étaient engagés à remettre à l'Iran fin juillet ou début août une offre globale ; puis, dans une lettre du 29 juillet, nous avons précisé que notre offre serait remise au plus tard le 7 août.
Q - Quand allez-vous les leur présenter et que prévoient-elles ?
R - Très prochainement et avant le 7 août. Nous réservons à l'Iran la primeur des détails, mais je peux vous dire que nos propositions visent à ouvrir un nouveau chapitre de la relation de l'Iran avec l'Union européenne et, au-delà, avec toute la communauté internationale.
Dans le domaine nucléaire, nous proposons de soutenir le développement en Iran d'un programme nucléaire civil sûr, économiquement viable et non proliférant, y compris l'accès au combustible nucléaire. Cela suppose que l'Iran fournisse à la communauté internationale les garanties objectives de la nature exclusivement pacifique de ses activités nucléaires.
L'offre des Européens contient aussi des idées pour faire progresser notre relation dans les domaines politique et de sécurité, notamment sur les questions régionales d'intérêt commun. Elle envisage sur ce volet les assurances de sécurité dont l'Iran pourrait bénéficier. Dans le domaine économique et technologique elle couvre un vaste champ de coopération possible, notamment dans le domaine énergétique. Elle prévoit également la perspective d'un accord de commerce et de coopération avec l'Union européenne.
Q - Les Iraniens sont extrêmement sensibles à la garantie de non-intervention, de non-agression.
R - Lorsqu'on parle de garanties de sécurité, il y a tout un champ qui va de la non-intervention à d'autres sujets qui seront étudiés dans les négociations. L'Iran est un grand pays, un grand peuple, qui joue un rôle très important, qui a droit à la sécurité. Nous sommes tout à fait en mesure de lui faire des propositions de garantie de sécurité. Mais négocions et voyons ce qui peut être fait.
Quand je parle de risque de crise internationale, je pense aussi à l'influence de l'Iran sur beaucoup de pays de la région, par exemple l'Irak ou le Liban. Il y a enfin le fait que l'Iran a signé le TNP. Il n'est pas pensable qu'un pays qui a signé le TNP, avec lequel nous parlons depuis maintenant deux ans, puisse en quelques heures sortir de manière unilatérale de l'accord de Paris. Si l'Iran se lançait dans des actions unilatérales, il nous obligerait à modifier nous aussi notre approche.
Q - Vous pensez au Conseil de sécurité de l'ONU ?
R - La position de l'Union européenne a toujours été claire. La suspension est indispensable. Si l'AIEA n'est pas en mesure d'apporter les assurances que le programme nucléaire iranien est exclusivement pacifique, la communauté internationale peut saisir le Conseil de sécurité. Mais cela n'est clairement pas l'option qui a notre faveur. La suspension des activités nucléaires sensibles est, depuis septembre 2003, une demande répétée de l'AIEA que l'Iran a finalement acceptée dans l'accord de Paris. C'est une mesure de confiance indispensable, compte tenu du comportement antérieur de l'Iran par rapport à ses engagements internationaux au titre des garanties de l'AIEA. Ce qui me paraît essentiel au moment où nous parlons, ce sont deux choses. La première est de bien montrer que nous souhaitons négocier. Ensuite, si les Iraniens persistent dans leur choix unilatéral, alors nous demanderons une réunion du Conseil des gouverneurs de l'AIEA, puis, si nécessaire, du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette négociation menée par les trois Européens est en effet l'affaire de toute la communauté internationale : c'est pourquoi nous avons toujours pris soin d'informer et de consulter les autres pays européens mais aussi les Etats-Unis, la Russie, le Japon ou la Chine.

Q - Dominique de Villepin vient d'exiger la reconnaissance de Chypre comme préalable au démarrage des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Pourquoi ce préalable, qui n'était pas posé jusqu'à présent ? Comment expliquer cette évolution de la position française ?
R - Parce qu'il y a un élément nouveau : la déclaration annexe que la Turquie a souhaité adjoindre à sa signature le 29 juillet de l'accord d'union douanière étendu aux dix nouveaux entrants de l'Union européenne, dont Chypre. Ankara y précise que cet accord douanier ne vaut pas reconnaissance de Chypre. C'est un geste unilatéral qui pose un problème sérieux.
Soyons clairs : la question ne porte pas aujourd'hui sur l'adhésion de la Turquie. Elle est de savoir si un Etat, quel qu'il soit, peut se porter candidat à l'adhésion de l'Union européenne tout en refusant de reconnaître l'ensemble des Etats membres. Ne pas vouloir reconnaître un pays de l'Union tout en voulant y entrer, ce n'est pas acceptable. Poser cette question, c'est du simple bon sens : on ne se prépare pas à entrer dans un groupe en déclarant d'abord qu'on récuse l'un de ses membres, en l'occurrence un Etat reconnu par la communauté internationale et disposant d'un siège à l'ONU. Nous souhaitons qu'il y ait au sein de l'Union européenne une discussion approfondie sur cette question. On ne peut pas faire comme si elle n'existait pas. Ce n'est pas un changement de pied, c'est une exigence de clarification.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 août 2005)