Déclaration de M. Claude Bartolone, ministe délégué à la ville, sur l'éducation des éléves aux technologies nouvelles, notamment par l'internet et l'implantation d'équipements informatiques dans les écoles et dans les villes et l'apprentissage aux techniques du multimédia, Paris le 23 mars 2000.

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Circonstance : Ouverture du salon multimédia "des souris et des profs" à Paris le 23 mars 2000

Texte intégral

On a déjà dû vous le dire, mais le nom peu conformiste et teinté d'humour - "Des souris et des profs" - que vous avez choisi pour votre salon du multimédia éducatif est une trouvaille.
L'esprit de sérieux, à la forte odeur de composants électroniques, que peut revêtir ce genre de manifestations ultra techniques, rebute parfois le non initié. Alors que ce mélange implicite entre un titre emprunté à la littérature, avec les sciences dites du futur, donne immédiatement envie de parcourir cet espace.
Si j'avais hésité à venir cela m'aurait définitivement aidé à faire mon choix. Mais ce n'est pas le cas, et j'ai tout de suite accepté avec beaucoup de plaisir votre invitation, Monsieur le recteur, dans une académie et un département dont chacun sait à quel point ils me sont chers.
L'entreprise que vous conduisez depuis de nombreuses années, car vous êtes pionniers dans ce domaine de la pédagogie des technologies de l'information, est on ne peut plus pertinente.
Ces technologies qu'on dit nouvelles, et qui ne le sont plus depuis déjà longtemps, doivent plus que jamais faire l'objet d'une très grande attention dans le monde de l'éducation.
La présence ici d'acteurs très divers, autour et avec les enseignants, qu'ils soient directeurs des services de l'éducation des villes, collectivités territoriales, éditeurs de logiciels pédagogiques, fournisseurs de matériel électronique ou associations de parents d'élèves, manifeste la nécessité de coordonner les efforts, car pour parvenir à une utilisation performante et à la démocratisation réelle d'outils aussi puissants, un renouvellement des pratiques est incontournable.
Je voudrais aujourd'hui vous dire mon souci de Ministre délégué à la ville préoccupé de l'éducation des enfants des quartiers populaires et qui craint qu'on ne les isole plus encore qu'ils ne le sont.
En effet, si nous avons réussi à atteindre certains objectifs en matière éducative, notamment un accueil plus large des enfants au sein de l'éducation et de non moins incontestables progrès dans l'élévation du niveau de la connaissance, ce n'est pas dans cette académie, dans ce département, vous en conviendrez avec moi, que nous pouvons afficher un air de contentement.
Des milliers d'enfants chaque année sont en échec scolaire, à 16 ans, au début de leur vie, l'horizon bouché, alors qu'ils entendent partout que l'économie redémarre, que les starts up fleurissent, que des jeunes comme eux gagnent beaucoup d'argent et font fructifier les investissements d'un savoir auquel eux ont eu la chance de pouvoir accéder.
Cette horrible expression d'échec scolaire devrait être bannie parce qu'elle est injuste, frappant toujours les mêmes, parce qu'elle génère une souffrance qu'on peut à peine imaginer, parce qu'elle conduit à la dépression silencieuse ou à la délinquance précoce, parce qu'enfin, en ce XXIème siècle qu'on a célébré joyeusement comme un élan vers un futur meilleur, cette expression n'est pas digne de la haute idée que nous nous faisons de l'avenir de nos enfants.
Les technologies de l'information et de la communication représentent en ce sens un espoir.
Grâce à internet, aux cédéroms, aux livres électroniques, grâce à tous ces nouveaux outils pour apprendre, la réussite pour tous est possible.
Je le crois, mais il y faut des conditions car pour prévenir l'exclusion, les machines, aussi ingénieuses soient-elles, ne suffisent pas.
Le siècle dernier fut celui de l'extension partout dans le monde et en tous domaines de l'invention de Gutenberg avec une révolution au moins aussi importante que celle que nous vivons. Elle a fait basculer les gens d'une tradition orale millénaire, vers une culture de l'écrit et il y eut des laissés pour compte.
Avant même que la révolution de l'écrit ne soit parachevée, c'est-à-dire que tous y ait accès et qu'elle ait entraîné dans son sillage tous les humains, une autre arrive à une vitesse vertigineuse.
Ces technologies de la communication mettent en réseaux des gens qui savent, qui parlent, qui communiquent déjà " naturellement ", qui ont des choses à dire, à apprendre, qui, d'une certaine manière, s'enrichissent encore plus qu'ils ne l'étaient.
Les enfants, les jeunes dont je parle, et que vous connaissez bien, ont des conditions de vie qui les entrave, des difficultés à apprendre, des problèmes pour s'exprimer. Ils manquent de confiance en eux, ils développent pour se protéger des logiques de vie séparées des milieux éducatifs et culturels, qui ne représentent pas à leurs yeux, puisqu'ils se sentent exclus, la clé de la réussite.
Pendant que des milliers d'enfants prennent un plaisir très grand à découvrir ces outils nouveaux, cherchent pour le plaisir, trouvent ce qu'ils cherchent, apprennent sans s'en rendre compte et passent des heures à se former avec l'appui de leurs familles, d'autres enfants, par milliers aussi hélas, tiennent les murs des halls d'immeuble, dépensent leur énergie à exister dans des conflits, ou bien cliquent, certes, mais sans en tirer aucun profit, car ils n'ont pas de projets, car ils ne savent pas qu'apprendre est leur richesse.
Nous devons donc nous mobiliser pour éviter absolument une culture d'élite qui priverait les enfants pauvres - pourquoi avoir peur des mots - de l'intelligence collective qui se met en uvre.
On dit que l'espace se rétrécit, que le monde est à la portée d'une "souris" et que des liens inimaginables auparavant se créent entre des hommes très éloignés.
C'est vrai. Le désenclavement géographique et culturel est possible, c'est vrai que notre "géographie mentale" se transforme et que les hommes acquièrent une mobilité nouvelle, comparable et aussi radicale à celle que leur a procurée les chemins de fer au XIXème siècle.
Mais pour les enfants des quartiers populaires, ceux qui n'ont pas chez eux d'ordinateurs, ceux à qui on ne prédit pas d'avance la réussite, l'espace rétréci n'a pas le même sens. C'est celui de leurs quartiers qui les maintient à distance et les tient séparés du dialogue du cyberespace.
Je ne marche pas dans le leurre organisé qui consiste à croire que l'internet est l'outil miracle de la démocratisation de l'éducation.
Le vaste réseau de citoyens tous connectés pour converser pacifiquement et échanger de l'information ne concerne qu'une infime partie de l'humanité, et le rêve du village planétaire risque de virer au cauchemar pour les plus faibles.
La " cyberbéatitude ", selon le mot de Jean-Claude Guillebaud dans son ouvrage la Refondation du monde, est dangereuse. Je ne suis pas du tout défaitiste, je suis vigilant.
Je tiens à ce que l'on soit en état d'alerte éducative et que l'on garde les yeux bien ouverts sur les risques d'oubli et d'exclusion.
Car les obstacles à la maîtrise des ordinateurs sont les mêmes que pour savoir lire, écrire et apprendre en général.
Les compétences nécessaires pour trouver une information sur internet ou dans une encyclopédie, si elles sont différentes, sont aussi difficiles à acquérir.
Le cyberespace est un univers de la vitesse, de la patience, de la dextérité mentale, du désir de communiquer, des stratégies personnelles de développement, de la curiosité, de la capacité de concentration, de la gestion du temps et de la mobilisation des connaissances déjà acquises.
Autrement dit, l'irruption de technologies nouvelles dans le monde de l'éducation ne doit pas nous dissimuler les problèmes.
Les mêmes questions pédagogiques se posent et avec peut-être encore plus d'acuité : comment permettre à tous la maîtrise de la langue, dont la nécessité n'échappe à personne, car avec l'ordinateur nous sommes dans le domaine de l'écrit et d'un écrit extraordinairement complexe.
Comment faire en sorte que ce ne soient pas les mêmes qui risquent de devenir encore meilleurs ?
Sans une volonté politique extrêmement forte, sans la mobilisation des éducateurs, des enseignants, des formateurs, des communes, il n'y a aucune espèce de raison que, par génération spontanée, des enfants jusqu'alors en échec se mettent à réussir.
On aurait tendance à penser des choses assez humiliantes d'ailleurs. Ces enfants sont des manuels - sous-entendus puisqu'ils ne sont pas capables d'autre chose -, l'ordinateur c'est de la technique, donc ils doivent pouvoir s'en servir. C'est une grave erreur.
Ces technologies sont non pas, techniciennes, mais intellectuelles.
Les opérations cognitives qu'elles mobilisent reposent sur des compétences très fines, auxquelles nous ne sommes pas formés. Par exemple, cette façon non linéaire de penser, ce mode de pensée analogique, moteur de la créativité, mais qu'on ne sait pas bien enseigner, parce que peu de recherches ont encore eu le temps de se mettre en place. Ce sont pourtant ces mêmes compétences qui font la différence !
Une mobilisation collective est donc nécessaire car c'est dans tous les lieux éducatifs, dans l'école et dans la ville, qu'il faut passer la vitesse supérieure.
Il faut des enseignants, des éducateurs passionnés pour entraîner les enfants vers la cyberculture.
Il faut des politiques locales ambitieuses, des élus convaincus de l'importance de leur rôle pour que les villes jouent à plein leur fonction éducatrice.
Le label " ville internet ", que j'ai eu l'occasion de remettre lors de la fête de l'internet, symbolise cette volonté de valoriser les villes qui investissent dans les technologies au service des habitants. Car l'école sans la ville, ou la ville sans l'école, c'est un peu comme un orchestre sans chef, ça manque d'harmonie !
Le dernier rapport de l'inspection générale sur le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication à l'école établit que 4 écoles primaires sur 5 sont équipées d'un ordinateur et que seulement une sur quatre est connectée à internet. Tous les établissements du second degré sont en principe équipés mais avec des conditions d'utilisation très disparates.
Quant aux pratiques elles sont encore largement inégales.
Nous devons donc réaliser des efforts d'équipements, favoriser partout l'accès et surtout encourager la formation et l'agilité pédagogique. Je fais confiance aux éducateurs pour faire preuve comme toujours d'esprit d'innovation, mais il faut les aider.
Leur rôle est capital dans l'éducation du futur.
On ne peut pas leur demander de se transformer, comme ce fut le cas aux premiers jours de l'informatique à l'école, en mécano-bricolo-techniciens. Ils doivent pouvoir disposer d'un matériel performant et de toutes les informations nécessaires afin de consacrer leur temps à la pédagogie.
Leur métier se transforme mais on a plus que jamais besoin d'eux.
Des actions sont menées par l'éducation nationale. Des aides sont apportées. Je pense par exemple au nouveau portail pour les enseignants mis en place par le Centre national de documentation pédagogique et qui permet la diffusion de logiciels utilisables en classe, ainsi qu'une base de données de cours en ligne.
Je pense aux programmes de formation des IUFM.
De nouvelles pratiques peuvent sûrement voir le jour grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. Elles permettent, par exemple, de déverrouiller le sacro saint " quatre en un " : une discipline, un professeur, une heure, une classe, et favorisent un mode de travail plus souple.
L'aide apportée par les éditeurs privés est également précieuse car on voit apparaître un nombre d'outils pédagogiques très inventifs.
Plus généralement, on peut constater que l'investissement du secteur privé est massif, avec les moyens que le capitalisme est capable de mobiliser quand il comprend combien le marché est porteur
Je vais prononcer une banalité, mais il s'agit d'enjeux de pouvoir considérables. Maîtriser les tuyaux et ce qu'il y a dans les tuyaux, est très tentant.
Mesdames et messieurs, il y a là comme un défi.
Le service public doit accélérer, le service public doit être le meilleur parce qu'il est porteur des valeurs d'égalité auxquelles nous tenons.
C'est une priorité pour la France, mais aussi pour toute l'Europe.
La commission européenne lance vous le savez l'initiative " e-learning " - " e-éducation " en français !- pour une cyber-europe.
Aujourd'hui même et demain, le sommet de Lisbonne, consacré à l'Europe de l'innovation et de la connaissance, se réunit pour favoriser le passage de tous à l'ère numérique. Car si la vigilance est de rigueur, les technologies de l'information sont indéniablement un formidable outil de développement. Les enfants aiment s'en servir, ce qui est un atout. Elles aideront à découvrir de nouveaux talents, favoriseront la créativité et donc de nouveaux progrès pour l'humanité.
En conclusion, je voulais vous dire que je vous remercie pour le dévouement avec lequel vous contribuez à faire passer les enfants, tous les enfants, dans une culture qui saura apprivoiser la technique, et dans laquelle nous aurons su conserver notre patrimoine culturel humaniste qui veut que ce ne soit pas la machine qui conduise l'homme, mais que ce soit l'homme qui maîtrise son destin.

(source http://www.ville.gouv.fr, le 29 mars 2000)