Déclaration à la presse de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur la position du Conseil de Sécurité condamnant la reprise des essais nucléaires en Inde et au Pakistan et sur la nécessité d'appliquer le Traité de non-prolifération nucléaire et de poursuivre le désarmement, Genève le 4 juin 1998.

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Circonstance : Réunion des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU à Genève (Suisse) le 4 juin 1998 après les essais nucléaires en Inde et au Pakistan

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Merci d'être venus à ce petit rendez-vous suivant la déclaration du ministre chinois. Cette réunion était indispensable, elle était urgente, et elle s'est tenue dans la bonne formation, je veux dire par là que les cinq membres permanents sont la bonne configuration pour traiter ce sujet au mieux et essayer d'agir sur cette situation de crise si brusquement renforcée ou révélée en Asie du Sud. Cette réunion avait été très bien préparée par des experts qui ont mis au point le communiqué que nous avons discuté à partir de nos directives et qui est, je crois, extrêmement clair. Il traite deux sujets. Il rappelle les responsabilités particulières des cinq pays réunis à Genève, membres permanents et le rôle qu'ils ont à jouer en ce qui concerne la non-prolifération.
Le premier sujet est de savoir comment on peut agir sur la tension dans cette région du monde pour la calmer, pour arrêter l'escalade, pour entamer une désescalade, si possible un dialogue et l'instauration de mesures de confiance, notamment par la transparence.
Le deuxième point, qui est beaucoup plus global que simplement la situation dans cette région du monde, c'est comme l'ont doit, comme l'on peut, confirmer, consolider, reproclamer la légitimité et la nécessité du régime de non-prolifération.
A partir de là, nous avons débattu, et ce communiqué rassemble les déclarations, les prises de position, les condamnations, les appels, les demandes extrêmement claires, extrêmement fermes qui consistent à dire à l'Inde et au Pakistan, "n'allez pas plus loin". Cela porte naturellement sur d'éventuels nouveaux essais : il ne faut pas qu'il y ait de nouveaux essais. Cela porte sur le déploiement des missiles : il ne faut pas qu'il y ait ce déploiement. Cela porte sur les déclarations elles-mêmes, la tonalité verbale, le ton qui est employé de part et d'autre pour parler de ce problème. Cela porte sur les armements conventionnels : il ne faut pas les oublier, aussi bien en ce qui concerne le Cachemire qu'en ce qui concerne l'ensemble de la frontière entre ces deux pays ; mais il faut qu'il y ait aussi désescalade et ensuite, dès que possible, mesure de confiance pour engager un processus différent. Cela porte sur le Cachemire qui est le principal abcès de fixation des relations entre les deux pays. Cela dure depuis 50 ans, cela peut connaître une aggravation brusque. Et il y a l'autre objectif, qui est de ramener ces pays vers le régime de non-prolifération qui s'incarne dans différents traités TNP, CTBT et la négociation "cut-off" à propos de laquelle j'ai proposé qu'elle s'engage au plus tôt et que l'on dise à l'Inde et au Pakistan : "venez-y", puisqu'ils font des déclarations après ces essais consistant à dire qu'au fond, ils sont maintenant dans une situation qui leur permettrait peut-être, dans certaines conditions, de signer le CTBT, c'est une proposition précise pour les prendre au mot.
Voilà comment se sont organisés nos travaux. Comment peut-on réduire la tension dans cette région ? Comment peut-on préserver, consolider et renforcer sur le plan de la légitimité aussi bien que sur le plan de l'efficacité le régime mondial de non-prolifération. J'ai beaucoup insisté, et cela a rencontré un assentiment général, pour que le P5 demeure au centre de l'action mondiale et internationale à ce sujet. Il peut y avoir d'autres réunions, elles sont toujours utiles pour renforcer cet effort, mais il doit y avoir un noyau, une coordination politique et stratégique de l'action qu'il faut mener sur ce plan : ce sont les cinq membres permanents. Donc, nous avons décidé de rester saisis du problème, de rester étroitement en contact et de nous réunir à nouveau quand la situation l'exigera. Entre-temps, nous resterons en contact pour analyser les situations, en commençant par analyser la réaction des deux pays aux décisions, aux mesures et aux appels que nous rendons public cet après-midi. C'était une excellente réunion, extrêmement productive, dans un climat de travail constant. Mme Albright a même été jusqu'à dire que c'était la réunion la plus intéressante à laquelle elle ait participé depuis extrêmement longtemps, intéressante, productive, utile.
Q - Avez-vous évoqué les sanctions ?R - La question des sanctions n'a pas été débattue. En ce qui concerne mon pays, j'ai indiqué que ce n'était pas une bonne voie. Nous pensons que les sanctions, en ce qui concerne un pays, n'auraient pas d'effet et en ce qui concerne l'autre pays, auraient trop d'effet, et que dans les deux cas, cela ne pourrait que renforcer les évolutions que nous voulons arrêter. Ceci dit, vous connaissez le scepticisme plus général de la France, en ce qui concerne les politiques de sanctions, étayées par de multiples démonstrations du fait que, soit cela ne sert à rien, soit cela aboutit au résultat inverse. Dans quelques rares cas, cela s'impose, mais quand on ne peut pas faire autrement. Là, ce n'est pas le cas, à notre avis. Cette question n'est pas spécialement revenue dans la discussion.
Q - Il y a un article dans le Herald Tribune qui fait état des inquiétudes de l'Inde vis-à-vis de la Chine et de la France pour le point de vue indien. Ne pensez-vous pas que le point de vue indien n'est pas suffisamment pris en compte ?
R - Je pense que vous devriez aller poser cette question au ministre chinois. Je vous réponds que je ne pense pas qu'il ait pu avoir ce sentiment.
Q - L'article cite des sources diplomatiques françaises.
R - Je crois qu'il y a une confusion entre la situation en Asie du Sud et une politique constante de la France à propos de la coopération en matière de nucléaire civil. La France se singularise, se distingue d'autres pays dans le monde, dans la mesure où elle a une grande industrie nucléaire civile, qui a un niveau de sécurité exceptionnellement élevé. La France ne s'est jamais cachée de dire que cela lui semblait être un domaine dans lequel on peut coopérer et, lorsqu'on est dans des débats à propos d'environnement, de climat, d'effet de serre, la France n'hésite jamais à rappeler que l'énergie la moins dangereuse à ce sujet est l'énergie nucléaire, à condition qu'elle soit traitée au plus haut niveau de technicité et de sûreté du contrôle. Il ne faudrait pas mélanger cette position générale de la France avec le cas particulier et en déduire des attitudes, des complaisances qui n'existent pas, en tout cas en ce qui concerne cette réunion. La très grande convergence de vues qui aboutit à ce communiqué très clair, très substantiel, s'est marquée pendant tous les travaux, y compris entre le ministre chinois et moi-même et cela a été le cas au niveau des préparatifs en ce qui concerne les experts chinois et les experts français. Je ne crois pas que la question se pose.
Q - (Sur l'élargissement du Conseil de sécurité)
R - Il y a au sein des Nations unies un débat sur l'élargissement du Conseil de sécurité, c'est-à-dire l'adaptation du Conseil de sécurité aux réalités d'aujourd'hui, débat que nous soutenons parce que nous pensons que c'est une bonne chose ; évidemment c'est compliqué, la solution n'a pas encore été trouvée. Le Conseil de sécurité a été composé à un moment où aucun de ces pays n'avait l'arme nucléaire. La confusion que l'on établit entre les deux est donc rétrospective en quelque sorte. Je veux dire par là qu'il ne faut pas les accuser d'une position particulière qui serait biaisée du fait de cette double qualité. Au départ, c'est une situation géopolitique classique. Ce n'est pas une situation liée à l'arme nucléaire. Aujourd'hui vous avez donc cinq pays. Parmi les cinq pays, il y a deux pays qui ont un arsenal nucléaire particulièrement développé, qui ont engagé il n'y a pas très longtemps des négociations stratégiques pour la limitation, puis ensuite pour la réduction des armements stratégiques. Et ils ont entamé assez sérieusement ce processus qui devrait dans quelques années les amener à réduire de façon considérable leurs arsenaux. Les autres pays qui ne sont pas du tout dans cette situation, compte tenu de la disproportion considérable d'arsenaux, de missiles, de têtes, ont indiqué qu'ils s'estimeraient concernés par ce processus le jour où cette disproportion immense aura été substantiellement corrigée.
C'est une position constante, mais le processus existe, il y a des accords SALT, des accords START. Il s'agit maintenant de les faire avancer, qu'ils soient ratifiés. C'est une question qui concerne au premier chef la Russie et les Etats-Unis. Je voudrais ajouter que, bien que la France ne soit obligée à rien dans ce processus, compte tenu de cette immense disproportion, cela ne l'a pas empêché ces dernières années de procéder à toute une série de décisions purement françaises, unilatérales, allant dans ce sens : non pas dans le sens de la contestation de la nécessité de la dissuasion pour assurer la sécurité à la française, la dissuasion minimale, concept que vous connaissez certainement. Il y a eu beaucoup de décisions allant dans ce sens, depuis l'arrêt des missiles Pluton : le démantèlement des missiles Hadès, le démantèlement des missiles du plateau d'Albion, l'arrêt des essais, le démantèlement du site de Mururoa, mais cela ne découlait pas d'obligations. Il faut bien noter que ces pays qui sont membres permanents, qui se trouvent par ailleurs être des pays nucléaires, font preuve d'une certaine bonne volonté. Sans parler du Traité CTBT, sans parler des négociations "cut-off", sans parler du TNP.
Q - Dans le conflit indo-pakistanais, quel rôle peut jouer un pays comme la Chine ?
R - Les autres participants vous diront tous que la Chine s'est comportée d'une façon parfaitement équitable et qu'ils se retrouvent dans ce texte. Donc il faut juger la Chine comme étant engagée par le texte qui, je crois, est un texte fort et clair et en même temps équilibré. Tous les problèmes sont reliés sur la planète, mais si on raisonne comme cela, on baisse les bras, on ne peut pas saisir un problème particulier à un moment donné. Quoi que pense l'Inde, c'est tout à fait logique de s'adresser à elle, pour lui expliquer aujourd'hui que la voie dans laquelle elle s'est engagée, à notre avis, ne renforce pas sa sécurité, ne renforce pas son statut, n'est pas la solution des problèmes qu'elle pense avoir et nous lui adressons ce message. En même temps, il n'est pas question de couper le dialogue avec ce pays. Un émissaire indien important a été reçu à Paris il y a quelques jours. Il a été reçu par le président de la République et par moi-même. Nous avions reçu juste avant un émissaire pakistanais et nous allons poursuivre ce dialogue, avec l'Inde et avec le Pakistan. Donc, il y a une analyse indienne de la situation, une analyse pakistanaise, une analyse chinoise, cela fait partie des données du problème. Cela ne nous empêche pas de nous exprimer comme nous l'avons fait. Ce n'est pas incompatible, dès lors que l'on continue à rechercher la solution sur les deux plans dont j'ai parlé : la sécurité régionale et le régime de non-prolifération mondiale.
Q - Qu'est-ce qui vous permet de penser que l'Inde et le Pakistan vont aller dans le sens du communiqué commun. Quels moyens avez-vous pour les inciter ?
R - Nous vivons dans un monde global où les pays, même quand ils sont des pays très importants, sont malgré tout interdépendants. C'est donc difficile, même pour les pays considérables de poursuivre dans une voie qui serait unanimement réprouvée. Nous respectons ces pays, mais nous pensons qu'ils se trompent, nous pensons qu'ils ont pris une mauvaise voie qui est à contre-courant. Peut-être pensent-ils qu'ils sont en train d'accroître leur sécurité, mais ce n'est pas notre analyse. Donc, nous leur disons qu'ils ne peuvent pas s'abstraire complètement de ce que pensent les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et de nombreux autres pays puisque l'on verra dans les semaines qui viennent toutes sortes d'autres groupes dans d'autres configurations se réunir pour exprimer les mêmes points de vues. Ils ne peuvent pas s'en abstraire complètement. Ce sont des pays fiers qui se veulent indépendants et qui veulent se développer. Et se développer veut dire échanger en grande partie. Ils veulent s'inscrire dans un schéma général. Ils veulent avoir dans ce monde une place qui leur paraît correspondre à ce qu'ils sont. Ils ne vivent pas sur la planète Mars. Ils sont obligés de tenir de tenir compte de tout cela. Vont-ils en tenir compte tout de suite ? Les arguments que nous avons mis en avant dans ce communiqué sont-ils de nature à contrecarrer les passions ? Je ne peux pas vous dire cela naturellement. Mais la mobilisation du Conseil de sécurité ne s'arrête pas là. Ils vont rester vigilants, concernés, saisis du problème, et en contact. Ils se réuniront de nouveau et apprécieront la situation. Nous sommes le 4 juin. Nous verrons ensuite comment les choses évoluent. Mais nos signaux sont très clairs : vous vous trompez de voie, il faut arrêter l'escalade et aller dans le sens inverse : désescalade, mesures de confiance sur tous les plans, au Cachemire, aussi bien sur le plan conventionnel que sur le plan nucléaire naturellement. J'ai dit tout à l'heure : pas de nouveaux essais, pas de déploiement. Sur le Cachemire naturellement, négociation et pour le reste nous les prenons au mot en disant : vous prétendez avoir des vues différentes sur un certain nombre d'instruments de lutte contre la prolifération, venez au CTBT à la négociation "cut-off" dont j'ai parlé. Je crois que cela forme un ensemble fort à ce stade, et encore une fois nous n'allons pas en rester là.
Q - Pourquoi ces essais ne contribuent pas à renforcer la sécurité de chaque pays ?
R - Chaque pays a le droit d'analyser les conditions de sa sécurité, et à ce problème de sécurité, on peut apporter des réponses convaincantes ou pas. Le problème fondamental de la sécurité de ces pays, c'est un désaccord sur le Cachemire. C'est cela l'abcès de la relation. Il y a peut-être une mésentente plus profonde. Dans le cas d'espèce, je ne vois pas ce que cela apporte à l'Inde ou au Pakistan dans la capacité à dialoguer pour trouver finalement une solution dans ce problème compliqué du Cachemire. Manifestement rien.
Q - Comment pourrait-on rétablir la confiance entre tous ces pays ? Quelle est votre analyse sur les nouvelles mosaïques géopolitiques ?
R - L'analyse mondiale n'est pas modifiée par cela, le monde n'a pas renoncé pour autant à maintenir, à renforcer, à perfectionner un régime de non-prolifération. Il s'agit de deux pays sur 185 qui font fausse route. Je ne parle pas des pays qui ont signé les accords, je parle de l'ensemble des pays du monde. Je ne pense pas que cela modifie la façon de penser de l'ensemble des autres. Cela peut porter atteinte mais notre analyse est que c'est plutôt eux qui se trompent que les autres. Nous allons montrer que la conviction des autres pays est toujours là . Quand j'ai insisté sur la négociation "cut-off" c'est parce qu'il ne faut pas simplement se contenter de dire "il y a un traité de non-prolifération, il y a un traité sur l'interdiction des essais. Ce sont des traités qui existent (...), ils sont là, nous les défendons" Mais la France pense que cela ne suffit pas et qu'il doit avoir une vision plus dynamique. Si j'ai insisté sur la négociation "cut-off" en suggérant qu'on les invite à s'y joindre le plus tôt possible, c'est pour montrer que tout cela continue à se perfectionner et que cet ensemble d'instruments, de contrôle de la prolifération et donc de contrôle des équilibres stratégiques qui garantissent la stabilité et la paix, est quelque chose qui n'est pas terminé. Nous sommes encore à l'oeuvre. Je crois que c'est la meilleure façon de rétablir la confiance, s'il le fallait, ou en tout cas de la consolider.
Q - (Sur la négociation sur le Cachemire)R - La renégociation sur le Cachemire est autre chose. C'est très important aussi et j'ai même distingué depuis le début ce qu'il faut faire pour maintenir la non-prolifération et d'autre part, ce qu'il faut tenter de faire pour réduire la tension dans la région. La négociation sur le Cachemire est l'aboutissement (...). Il ne faut jamais se décourager. On n'a pas le droit de se décourager. On sait très bien que tout cela est difficile mais c'est notre devoir de tout essayer (...). Le problème de l'Inde et du Pakistan n'est pas un problème qui a surgi et modifié la carte du monde il y a trois jours (...).
En ce qui me concerne, je pense que plus tard, à un moment à définir, qui n'est pas encore maintenant, cela pourrait être utile, voire décisif, qu'il y ait un contact entre les cinq membres permanents et l'Inde, entre les cinq membres permanents et le Pakistan. C'est un objectif, une perspective. Pour le moment, ce n'est pas plus./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 septembre 2001)