Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur les valeurs et les intérêts communs entre l'Europe et les Etats-Unis, notamment en matière de politique étrangère, New York le 2 mars 2004.

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Circonstance : Voyage aux Etats-Unis, du 26 février au 2 mars 2004 : allocution devant la Fondation franco-américaine

Texte intégral

(Traduit de l'anglais)
"Les Etats-Unis et une Europe en cours d'unification :
Défis à relever et chances à saisir"
A l'aube du XXIème siècle, notre monde est très différent de ce qu'il était il y a encore vingt ans. L'effondrement du communisme a mis fin à la division du monde en deux blocs, mais les conflits locaux meurtriers se multiplient. Parallèlement, l'Europe poursuit son processus d'intégration, atteignant des territoires vierges, avec vingt-cinq Etats membres à compter du 1er mai et une volonté d'intégration constante qui nous pousse à renforcer toujours plus la coopération, par exemple dans le domaine de la sécurité intérieure comme extérieure. Mais à côté de ces mutations, les mauvaises nouvelles ne manquent pas : de terribles menaces pèsent désormais sur nos espoirs défunts d'un nouvel ordre mondial fondé sur le droit, la démocratie et la coopération. Je sais combien cette ville a ressenti dans sa chair les effets de ces nouvelles menaces, un certain 11 septembre. Le lendemain, je peux vous assurer que chaque Européen se sentait américain. Je pense au terrorisme, à la prolifération des armes de destruction massive, à la criminalité organisée, aux idéologies fondamentalistes. Nos vieilles nations d'Europe et les nations plus récentes de l'Amérique doivent faire face ensemble à cette nouvelle réalité. La solidité de notre relation transatlantique, malgré des désaccords occasionnels, est un élément d'espoir. Notre alliance est restée le seul élément constant entre le monde d'hier et celui d'aujourd'hui.
Pour ouvrir le débat, je voudrais m'intéresser à trois questions qui illustrent notre "relation irremplaçable". Avons-nous toujours des valeurs communes ? Avons-nous un intérêt commun ? Comment, dans ce monde nouveau, pouvons-nous consolider et approfondir notre dialogue transatlantique dans la confiance ?
Avons-nous des valeurs communes ?
Il ne suffit pas de répondre "oui" ou "non". Les exemples de différends entre nous sont pléthore. Personne ne saurait nier nos divergences de vues sur la peine de mort ou notre approche du risque - le principe de précaution par exemple. La querelle sur la décision très consensuelle en France d'interdire les signes religieux ostensibles dans les écoles publiques - et seulement dans les écoles publiques - en est un autre exemple. L'objectif de cette décision ne prêtait pas à controverse parce que nous entendions réaffirmer le principe de la laïcité dans les écoles publiques et protéger le droit à l'éducation des jeunes filles qui sont soumises aujourd'hui aux pressions d'un Islam militant. Je comprends, en lisant le premier amendement de votre Constitution, les questions que notre décision peut susciter aux Etats-Unis même si je note également qu'aux Etats-Unis non plus, les écoles publiques ne peuvent pas être confessionnelles.
En fait, la relation transatlantique présente le caractère passionné des relations entre deux personnes qui sont très proches, en particulier culturellement, mais qui ne partagent pas la même histoire et dont les traditions politiques sont divergentes. Notre proximité crée des sentiments très forts tandis que nos traditions divergentes sont parfois la source de malentendus. Lorsque ces deux personnes se heurtent, les choses semblent pires qu'elles ne le sont en réalité.
Parce qu'au plus profond de nos coeurs, nos valeurs fondamentales, celles de la démocratie libérale sont, pour simplifier, plus claires qu'auparavant - après avoir résisté au défi intellectuel du marxisme -, mais aussi parce qu'elles ont tendance à se généraliser. Et que nous sommes les seuls à pouvoir et à vouloir les défendre sur la scène internationale. Je crois par exemple que nous pourrions contribuer utilement à la lutte mondiale contre le racisme et l'antisémitisme. A cette fin, nous, Français, venons de lancer une initiative de lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur Internet, dans le cadre de l'OSCE. J'espère vivement que les États-Unis adhéreront à cette initiative le printemps prochain lors de nos conférences de Berlin et de Paris où je représenterai la France.
Avons-nous des intérêts communs ?
L'intérêt fondamental de l'Union européenne est énoncé dans notre nouvelle doctrine de sécurité, la première de notre histoire, adoptée en décembre dernier. C'est un document très important dont l'objectif est "un monde plus équitable, plus sûr et plus uni". N'est-ce pas là également l'intérêt fondamental des Etats-Unis ? Nous pouvons avoir des opinions divergentes sur des questions spécifiques mais de manière fondamentale, nous avons un intérêt commun à nous organiser et à enrayer la montée des nouvelles menaces qui pèsent sur le monde et sur notre sécurité.
L'organisation du monde a été un sujet de discussions entre nous. Parce qu'en Europe, nous avons fait l'expérience de l'importance des négociations multilatérales permanentes et que nous savons que le résultat final peut être positif, même si nous comprenons que cela peut parfois être frustrant. Assurer la paix et la stabilité pendant cinquante ans sur notre continent a été pour nous quelque chose de positif et, plus concrètement, cela influence au quotidien toute une série de questions. C'est pourquoi nous avons confiance en l'OMC et dans son mécanisme de règlement. Nous pouvons avoir des intérêts divergents ici ou là - même s'ils ne concernent que 5 % de l'ensemble du commerce entre nous - tout en ayant l'objectif commun de préserver un système commercial international fonctionnant bien afin de consolider le commerce international lui-même. Nous y veillons tout particulièrement même si je sais que pour d'autres formes de coopération, telles que le Protocole de Kyoto, il nous est difficile de vous convaincre. Il n'en demeure pas moins que la coopération internationale est nécessaire pour réduire le sous-développement, pour mobiliser les forces de la mondialisation afin d'éviter de déstabiliser des sociétés entières ou de marginaliser des continents entiers. C'est là un objectif commun fondamental que nous avons, même si nous sommes en désaccord sur des questions particulières telles que les OGM. Trouver le meilleur moyen possible de réglementer la mondialisation est un domaine très prometteur de la coopération transatlantique.
Un autre aspect est la montée des menaces auxquelles nous sommes confrontés. Les meilleurs exemples de coopération aujourd'hui concernent la lutte contre le terrorisme - où, ensemble, nous sauvons certainement des vies - et la prolifération des armes de destruction massive, ou encore sur le terrain dans les Balkans ou en Afghanistan. Même en ce qui concerne l'Irak, nos positions se rapprochent. Je citerai quelques exemples au-delà notre forte coopération concernant Haïti ces derniers jours. Tout d'abord, la décision que nous avons prise récemment en Europe de subordonner l'ensemble de nos partenariats internationaux à l'engagement de lutter contre la prolifération des armes de destruction massive n'est qu'un aspect des méthodes de travail que nous avons adoptées entre nous et dont je sais qu'elles sont très productives. Nous devons faire davantage ensemble et c'est tout le sens de la mobilisation des forces européennes au sein d'une défense européenne et d'une politique étrangère européenne. Un autre exemple est le processus de Barcelone qui a multiplié les liens entre l'Europe et nos partenaires méditerranéens, organisé la fourniture d'une somme de près d'un milliard d'euros par an pour financer la réforme dans les pays du sud de la mer Méditerranée et favoriser le libre-échange entre le Nord et le Sud, mais aussi entre les partenaires du Sud. Ce processus est le seul forum au sein duquel Israël rencontre régulièrement ses voisins arabes.
Un autre domaine où des progrès sont réalisés est le processus de paix au Proche-Orient : pas à pas, une position européenne toujours plus précise a été définie sur la base de laquelle l'ensemble de l'Union européenne est en mesure de s'engager. Tout cela a contribué à la création du Quartet, organe-clé qui représente la communauté internationale dans la recherche de la paix, sur la base de la Feuille de route agréée - et qui contribue au règlement de crises comme il y a deux ans, lors de la prise d'otages dans l'église de la Nativité. Ce sera utile lorsque nous discuterons de l'initiative sur le Grand Moyen-Orient dont nous partageons les objectifs et qui, à notre avis, devrait compléter les mesures européennes déjà prises.
Tel est aussi le sens de la défense européenne. Après des années et des années de discussions sur le "partage du fardeau", qui peut regretter que l'Europe prenne la défense au sérieux ? En particulier si l'Europe est ainsi en mesure d'apporter une contribution positive à la stabilisation des Balkans - dans le cas de la Bosnie, libérant l'OTAN pour d'autres missions. Qui peut critiquer l'Union européenne lorsqu'elle déploie des soldats à l'appui d'opérations de maintien de la paix, comme l'été dernier en République démocratique du Congo, au coeur de l'Afrique ?
C'est tout d'abord une question de moyens, et notre effort en termes de capacités est important. L'Europe a en effet le devoir d'assurer sa stabilité et sa sécurité. D'où la création de notre première agence dans le domaine de l'armement pour promouvoir le renforcement des capacités et chercher ensemble des méthodes de travail efficaces. La France et le Royaume-Uni ont anticipé en s'engageant dans une étroite coopération pour construire ensemble trois porte-avions.
C'est aussi une question d'organisation. Dans ce domaine où les questions théoriques complexes ne manquent pas, notre objectif est d'être aussi souples que possible. Des mesures importantes ont été prises récemment : la création d'une cellule opérationnelle au siège de l'Union européenne ; la création d'une cellule de l'Union européenne au SHAPE, siège de l'OTAN ; la rédaction d'un chapitre ambitieux sur la défense dans la Constitution européenne. Tout cela est parfaitement compatible avec l'Alliance atlantique et complémentaire de son action. L'objectif est de pouvoir organiser des opérations de l'OTAN - cela ne nous pose aucun problème d'employer l'Eurocorps, force européenne s'il en est, dans une opération de l'OTAN en Afghanistan -, des opérations de l'Union européenne avec des moyens de l'OTAN en appui, et des opérations autonomes de l'Union européenne. Des instruments différents pour des missions différentes parce que nous ne savons pas quels défis nous attendent. Quand je dis nous, je veux dire l'Europe et les Etats-Unis parce que l'objectif est ici de nous tenir côte à côte pour affronter les crises et l'instabilité du monde de demain.
Comment construire une relation profonde dans la confiance ?
D'une certaine manière, il est étonnant de devoir poser cette question. Notre relation est demeurée celle d'une alliance forte au cours des dernières décennies alors que le reste du monde connaissait de profondes mutations. Comme je l'ai démontré, nos valeurs et nos intérêts restent identiques dans une large mesure. Que se passe-t-il donc ? Je crois que dans le monde nouveau, en particulier depuis le 11 septembre, ces réalités constantes ne sont pas perçues de la même manière qu'auparavant. Certains jeunes Européens, qui regrettent parfois une trop grande prudence face à la tâche qui reste à accomplir, ont tendance à oublier le Plan Marshall et le soutien résolu de l'intégration européenne par les Etats-Unis. Comment l'Amérique peut-elle réellement penser que nous construirions l'Europe contre elle ? D'un autre côté, les Américains sont froissés par ce qu'ils perçoivent comme la disparition d'une gratitude bien méritée pour avoir libéré l'Europe occidentale du nazisme et l'Europe orientale du communisme.
Mais dans ce monde plein de dangers, nous ne devons pas laisser ces perceptions influencer notre relation. Comme l'a dit un jour Benjamin Franklin : "Si nous ne restons pas ensemble, nous périrons séparément". C'est pourquoi nous devons trouver le moyen d'entretenir un échange privilégié, constant, étroit, et en même temps, veiller à ce que cet échange ne soit pas perçu comme une alliance de l'Occident contre le reste du monde. D'où la nécessité de placer ce dialogue dans le cadre des Nations unies, garant incontournable de la légitimité internationale. Mais aussi de revitaliser l'ensemble de nos relations transatlantiques : les institutions du partenariat transatlantique - en particulier notre sommet annuel -, l'OTAN - nous aurons l'occasion de le faire à Istanbul -, l'OSCE que j'ai évoquée plus tôt et qui contribue à l'organisation d'élections et au règlement des problèmes des minorités et des questions de frontières, et l'OCDE.
Certes, les mots sont importants, mais ils ne remplaceront jamais la confiance, qui se construit au quotidien. En conclusion, je vous demande instamment, à vous, Américains, et je nous demande à nous, Européens, de considérer avec confiance les motifs qui guident notre action. Car comme le disait ce grand Américain qu'était Ralph Waldo Emerson : "La seule récompense de la vertu est la vertu ; le seul moyen d'avoir un ami, c'est d'en être un''.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2004)