Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur l'importance du Code civil, Paris le 10 mars 2004.

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Circonstance : Colloque international du bicentenaire du Code civil, au grand amphithéâtre de la Sorbonne, organisé à Paris les 10 et 11 mars 2004

Texte intégral

Monsieur le Président de l'Assemblée nationale,
Monsieur le Garde des Sceaux,
Monsieur le Premier Président,
Mesdames et Messieurs les Hautes Personnalités,
Mesdames et Messieurs,
En novembre 1799, Cambacérès, alors Ministre de la Justice, présente à Bonaparte un rapport sur les trois projets de Code civil qu'il a déjà préparés depuis 1793. Il conclut en ces termes : " Ce monument durable de notre Révolution commandera l'amour et le respect des races futures... ".
Notre présence, si nombreuse aujourd'hui, à cette séance solennelle d'ouverture des célébrations du bicentenaire du Code civil, est la preuve la plus éclatante de la clairvoyance de cette pensée.
Mais qu'y a-t-il de si extraordinaire dans ce " petit livre rouge ", pour mériter un tel destin ?
Un destin qui ne se caractérise pas seulement par une longévité exceptionnelle en France, mais aussi par un rayonnement international tout aussi extraordinaire.
Ce rayonnement, en outre, n'est pas seulement le fait du passé. Après l'Europe et l'Amérique latine au 19ème siècle, le Code civil continue d'intéresser certains Etats d'Afrique, du Moyen-Orient, et même un pays d'Asie qui m'est cher, le Vietnam.
Je tiens à saluer très chaleureusement la présence parmi nous de nombreux Ministres de la Justice et de Chefs de Cours étrangers, affluence qui constitue certainement le plus bel hommage qui puisse être rendu au Code civil.
Alors qu'a-t-il de si extraordinaire ce code ? Et bien, tout simplement, je crois, d'être bien plus que ce qu'il paraît être de prime abord : ce n'est pas seulement en effet, un recueil des règles de droit applicables à la famille, aux personnes, aux contrats ou à la propriété.
C'est une uvre unique, d'une modernité à ce jour inégalée tant dans la forme que dans le fond, qui exprime de manière construite et cohérente une conception globale de la vie en société. Une conception qui réalise et réussit une formidable synthèse entre diverses influences juridiques et politiques qui vont du droit romain aux idées révolutionnaires, en passant par le droit de l'Ancien Régime, le droit naturel, l'Esprit des Lumières et le libéralisme.
Pour les autres États, le Code civil a été et est toujours un puissant vecteur des principes fondamentaux de la Révolution qui l'inspirent.
Pour la France, le Code civil est l'expression la plus complète et concrète d'un " vouloir vivre ensemble ", dans une société enfin pacifiée après de nombreuses années de chaos.
Le Code civil est en un mot, un carrefour idéologique et juridique, fondateur de la société française moderne.
Portalis, dans le dernier discours qu'il prononça sur le Code civil le 17 mars 1804, déclara : " L'ordre civil vient de cimenter l'ordre politique. Nous ne sommes plus Provençaux, Bretons, Alsaciens, mais Français. (...) La loi est la mère commune des citoyens, elle leur accorde une égale protection à tous ".
Ce rôle de ciment de la société joué par le Code civil a été tel au cours des décennies suivantes, que le regretté doyen Carbonnier a pu qualifier le code de " véritable Constitution de la France ". Il soulignait que sa solidité, contrastant avec l'instabilité des régimes politiques du 19ème et de la première moitié du 20ème siècles, avait donné à la société française des repères que le droit public ne lui offrait pas ou plus.
Il lui a apporté, dans le domaine du droit privé, une paix sociale qui manquait à l'Histoire politique.
Le Code civil est ainsi un élément substantiel de notre patrimoine intellectuel et sociologique, un élément consubstantiel de notre identité culturelle. C'est aussi un élément, au moins partiel, de l'identité juridique de dizaines d'États, dans le monde.
Dès lors, il n'y a rien d'étonnant à ce que deux cents ans après, le Code civil régisse toujours la société française. Il représente en outre toujours le droit, " mère " de tous les autres. Comme l'a écrit le doyen Carbonnier, le droit civil " garde... le trésor des notions fondamentales (...). C'est à lui que les autres secteurs du droit viennent demander leur outillage juridique. Son code est pour la communauté des juristes le livre de référence ".
Le code de 1804 a cependant beaucoup changé, surtout à partir des années 1960, au cours desquelles, par vagues successives, des pans entiers ont été modifiés, ce qui l'a considérablement " rajeuni ".
Mais, ces réformes n'ont jamais remis en cause le code en lui-même. C'est la méthode de la " greffe ", comme l'écrit le professeur Jean-Louis Halpérin (parmi nous aujourd'hui), qui a été utilisée avec succès depuis cette époque : changement du contenu et conservation de la structure. Grâce à la modernité de sa construction, le Code civil s'est ainsi remarquablement adapté à l'évolution de la société.
Chaque fois que ce mécanisme " d'adaptation " est à l'uvre, le Sénat prend toujours un soin extrême, à ne pas altérer, ou du moins à tenter de ne pas altérer, la cohérence, ni le génie du Code civil.
Il a toujours en mémoire le mot de Portalis recommandant de n'y toucher que " d'une main tremblante ".
C'est la raison pour laquelle par exemple, en 1999, le Sénat avait fait une proposition alternative à celle du PACS, consistant en la reconnaissance dans le Code civil, de l'existence du concubinage tant hétérosexuel qu'homosexuel, et en attachant à ce statut des droits spécifiques notamment en matière successorale et fiscale. Cette solution simple et efficace trouvait une place naturelle dans le Code, ce qui n'est pas le cas du PACS, objet juridique plus difficilement identifiable.
C'est aussi la raison pour laquelle le Sénat, au début de l'année 2002, a tempéré les volontés réformatrices du Gouvernement de l'époque qui, dans le domaine de la transmission du nom de famille et du divorce, voulait briser des édifices traditionnels qui au demeurant n'étaient nullement rejetés par le corps social.
Cette dernière observation me conduit à souligner une autre préoccupation du Sénat lorsqu'il modifie le Code civil : la recherche du consensus et du compromis, en son sein tout d'abord mais aussi avec l'Assemblée nationale.
Ce fut le cas en l'an 2000 au sujet de la réforme de la prestation compensatoire, qui avait été précédée de très riches travaux internes, et en 2002 de la réforme des droits du conjoint survivant.
La nature des matières traitées et la préservation de l'équilibre du Code civil justifient cette méthode de travail.
En dépit de cette adaptation réussie du Code civil à l'évolution de la société, force est de constater aujourd'hui, que certaines parties du code sont devenues vides, ou bien sont tombées en désuétude ou encore, que d'autres ont un peu perdu de leur cohérence.
En outre, de nombreux textes de droit civil se trouvent en dehors du code, comme le droit de la copropriété.
Enfin et surtout, et c'est certainement là le phénomène juridique le plus important depuis l'adoption du Code civil, la diversification, pour ne pas dire l'éclatement des sources de droit internes, mais davantage encore, des sources de droit internationales, est devenue tel que toute tentative de " recodification " paraît particulièrement périlleuse.
Je sais que vous aurez demain une journée consacrée presque entièrement à cette difficile question. Je laisse aux spécialistes qui la traiteront le soin d'esquisser des solutions.
Je voudrais simplement livrer quelques réflexions à propos d'une question qui est parfois présentée comme l'une d'elles : celle de la création d'un Code civil européen.
Je ne suis pas hostile à ce qu'un jour, à l'instar de Portalis, nous puissions dire : " Nous ne sommes plus Allemands, Espagnols, Polonais..., mais Européens ". Mais pour qu'une telle unification réussisse et soit acceptée il faudrait, comme en 1804, qu'elle soit précédée par un très long travail de rapprochement et de synthèse entre les droits européens existants, afin de faire progresser une sorte de " droit idéal ". Souvenons-nous que pour le Code civil, ce travail préalable a commencé dès le 16ème siècle.
Une " identité juridique " européenne, aujourd'hui très limitée, pourrait alors peut-être se développer.
L'Europe des peuples que j'appelle de mes vux mérite ce respect mais aussi ces précautions.
Je voudrais, pour terminer mon propos, évoquer une question qui me tient à cur et qui prend sa source dans le Code civil : c'est celle de la laïcité.
C'est un pilier essentiel de la citoyenneté, du vouloir vivre ensemble que j'évoquais tout à l'heure, et donc du pacte républicain.
Elle est consubstantielle de la République, d'une République conçue et vécue non pas comme une fédération de communautés, mais comme une communauté de citoyens.
C'est pourquoi je me réjouis de l'adoption définitive par le Sénat le 3 mars dernier d'une loi, expression de la volonté générale qui, je l'espère, donnera un coup d'arrêt, à l'école et dans tous les services publics, à la dérive communautariste, accélérée et exacerbée par la montée des intégrismes religieux.
Mais cette nécessaire riposte républicaine ne sera pas suffisante, à elle seule, pour contrecarrer la dérive communautariste.
Il nous faudra tarir la source du fanatisme religieux que constituent bien souvent l'humiliation, l'exclusion ou l'absence de perspectives.
Il nous faudra surtout remettre en marche l'ascenseur social et relancer la machine à intégrer.
Cette action, indispensable à la survie de notre modèle républicain, ne passe pas, à mon avis, par une politique de discriminations positives qui risquerait de faire prévaloir des considérations ethniques ou religieuses sur le mérite républicain.
Il faut lui préférer une politique ambitieuse de renforcement de l'égalité des chances fondée sur une refonte de notre système éducatif et, pour le reste, ciblée sur les quartiers difficiles ou sensibles.
C'est à ce prix que notre République pourra continuer à se concevoir comme une communauté de citoyens et à faire vivre ses valeurs " unificatrices " de liberté, d'égalité et de fraternité, que le Code civil , par sa législation uniforme et déchristianisée, a très largement contribué à enraciner dans notre pays.
Je vous remercie de votre attention.
(Source http://www.senat.fr, le 15 mars 2004)