Interview de M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture et de la communication à Europe 1 le 11 juillet 2005, sur l'accès à la culture par les populations les plus défavorisées, l'intégration par la culture des jeunes et le budget 2006 pour la politique culturelle.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- Juillet, c'est la saison des festivals et des initiatives pour la culture, c'est la saison de la musique, de l'opéra, de la danse, du théâtre. A condition d'aimer ça et d'avoir les moyens ?
R- Eh bien oui, c'est la raison pour laquelle aujourd'hui, 10.000 jeunes de la grande Ile-de-France, qui ne partent pas en vacances, vont avoir accès au château de Fontainebleau, non pas pour découvrir de manière triste une réalité qu'il faut modifier, c'est-à-dire un château qui mérite d'être encore mieux restauré qu'il ne l'est, mais un parcours sportif, artistique, ludique. Et je souhaite une rencontre fructueuse entre ce patrimoine le plus emblématique de la tradition française et la vie sociale actuelle et ces jeunes confrontés, dans leur identité, à beaucoup de difficultés.
Q- D'où viennent-ils ?
R- Ils viennent de centres de loisirs, qui s'occupent d'eux avec beaucoup de talent, de dévouement et de générosité. Et je leur ai offert ce lieu pour qu'il soit mis à leur disposition. C'est, d'une certaine manière, une répétition générale. Et si cela marche, l'année prochaine, dans chaque département, un lieu historique, un monument sera mis à la disposition de ce parcours de la découverte artistique, ludique, de leur pays. C'est leurs propres racines, à eux aussi, pour qu'ils aient cette confrontation.
Q- Vous utilisez les uvres d'art pour favoriser l'intégration ? Contre le communautarisme, le monument, le château ?
R- Oui, d'une certaine manière, on peut le résumer comme cela. On peut dire tout simplement qu'il faut s'occuper de chacun. Et je souhaite que ceux qui ne pensent qu'à la beauté de la Renaissance, du moyen-âge ou du XVIIIème siècle, qui découvrent les formes de création contemporaines, et que ceux qui n'imaginent qu'il n'y a que le futur et les formes les plus extrêmes de la création, qu'elles s'inscrivent dans une histoire, dans une tradition. Vendredi soir, dans la cour d'honneur du Palais de Papes, au fond, c'était de cela dont il s'agissait...
Q- On va y venir, ne mélangeons pas tout ! On est en train d'essayer de démontrer que la culture est inégalitaire, qu'elle n'est pas donnée à tous également...
R- C'est pour cela que je suis ministre de la Culture et de la Communication. Cela veut dire que ce que vous faites à travers l'information, à travers l'image, à travers le son, pour donner le goût d'un spectacle, le goût d'un lieu, est essentiel. Il faut que chacun de nos concitoyens se disent qu'il n'y a pas de lieu interdit. Il faut que personne ne se dise que "ça, ce n'est pas pour moi". Ce patrimoine que nous avons entre les mains, c'est l'attractivité de notre pays, c'est notre fierté. Quels sont les pays dans le monde qui ont cette possibilité d'un tel patrimoine et d'une telle création ? Donc, au moment où l'on doute de tout, on se dit qu'il n'y a que des délocalisations, une perte de substance, une perte de confiance, je dis qu'au fond, à travers le patrimoine, à travers la création, il y a la possibilité de la paix civile, de faire en sorte que l'on sorte de la violence, des affrontements, des haines, du racisme, des discriminations et que l'on se resitue dans cette histoire de France.
Q- Vous parlez du patrimoine. Prêtez-vous ou louez-vous Versailles, Rambouillet, le Louvres, pour tourner des films pour le cinéma, pour la fiction télévision ?
R- Je loue. Mais pour moi, c'est une grande fierté, là aussi, parce que les portes sont ouvertes, parce que le personnel de ces lieux, de ces monuments historiques, de ces châteaux, les conservateurs, ont compris que c'était une nécessité tout simplement de faire en sorte que les images de ce patrimoine circulent dans le monde entier. Cela donne le goût de la France. Si l'on veut que notre pays reste la première destination touristique mondiale, il faut que l'on ouvre nos portes. J'étais l'autre soir au Louvres, j'étais il y a quelques semaines à Versailles, j'étais à Pierrefonds il y a deux mois et demi : à chaque fois, il y avait des tournages. Cela veut dire de l'emploi pour les artistes et les techniciens et cette fierté, ce goût de la France, qui va circuler ensuite. Je suis très volontaire...
Q- Vous voyez que c'est une manière d'éviter les délocalisations en matière culturelle et qu'il peut y avoir, à travers la culture, peut-être un moyen de relocaliser les tournages. C'est important et vous savez que les producteurs vous le demandent...
R- Avec humour et gratitude, je remercie le Premier ministre et les ministres des Finances, qui ont créé le crédit d'impôts pour le cinéma et l'audiovisuel. Cela veut dire tout simplement que l'on gomme les différences de coûts et que les tournages se passent de nouveau en France. Bonjour l'emploi !
Q- Le ministre lui-même a-t-il les moyens de ses belles ambitions culturelles ? Par exemple, combien allez-vous perdre - ou gagner, ce qui serait improbable - dans le budget 2006 ?
R- Très sérieusement, le ministre de la Culture et de la Communication, par définition, est un éternel mendiant. Je suis donc un mendiant et j'ai besoin de bons arbitrages. Je remercie J.-P. Raffarin et je remercie D. de Villepin pour les arbitrages rendus ou à rendre...
Q- Ils vont être contents que vous soyez venu ce matin !
R- Il y aura une novation dans la structure de mon budget. C'est que le ministre des Finances a accepté qu'une partie du produit des actifs vendus de l'Etat, des privatisations, d'une certaine manière, soit mise à la disposition du ministre de la Culture, et notamment du capital. Au moment où l'on met sur le marché des éléments du capital public, j'en reprends un bout pour le patrimoine dont j'ai la charge...
Q- Un "bout" ou un "petit bout" ?
R- Soyons clairs : le budget de la Culture, en 2006, augmentera. C'est un capital d'avenir. Quand on parle de l'avenir, il ne faut pas parler uniquement d'éducation et de recherche, mais aussi de culture, parce que je crois que c'est absolument essentiel comme attractivité pour notre pays. Je ne suis pas "Monsieur Supplément d'âme", je ne suis pas la cerise sur le gâteau, je ne suis pas, au sens amusé du terme, le "ministre des vieilles pierres et des troubadours", mais celui de l'influence, du rayonnement et de l'attractivité de notre pays.
Q- Est-ce que vous pourrez continuer à aider les artistes, les créateurs, les festivals, les compagnies, qui ont besoin d'argent pour vivre, et pour défendre ce que l'on appelle encore "l'exception française" ?
R- Je vais la défendre avec passion, d'abord sur le plan des principes, pour dire haut et fort que la culture n'est pas une marchandise comme une autre. Nous sommes en train de gagner cette bataille, sur le plan international et mondial, à l'Unesco. Là aussi, que l'on ne s'excuse pas en permanence de tout. Je suis l'apôtre de la plus difficile des réalités, c'est-à-dire que je ne veux pas la récuser. Vous ne me soutirerez pas un élément d'autosatisfaction prématurée, parce que l'autosatisfaction prématurée, c'est le "tarif Jospin". Et pour autant, il y a des choses qui marchent. La bataille sur la diversité culturelle, ça marche ! ITER, en France, ça marche. Les Jeux olympiques, ça n'a pas marché, voilà. Pour les monuments historiques, on a encore beaucoup de travail...
Q- Mais qu'est-ce qui vous énerve comme cela ? Est-ce que c'est F. Fillon, N. Sarkozy qui dit qu'il faut un "examen critique" ? Vous vous énervez tout seul, peut-être pour répondre à qui ?
R- Je ne m'énerve pas. J'ai un peu de passion, parce que je crois que l'on est dans une période très difficile, que nos concitoyens doutent, qu'il y a de l'électricité dans l'air, qu'il y a parfois de la désespérance, et que donc il nous appartient, ministres, élus, ensemble des Français, avec la même acuité, de dire voilà ce qui marche et voilà ce qui ne marche pas. C'est très important.
Q- Vous avez parlé de l'exception française. N'a-t-elle pas pris un mauvais coup auprès des autres, en l'Europe et dans le monde ? N'est-elle pas, comme le modèle social français, grandiloquente et trouée de toutes parts ?
R- Non, elle n'est pas "trouée de toutes parts", parce qu'elle est parfois enviée de toutes parts ! En tout cas, dans mon domaine culturel, je peux vous dire que les aides au cinéma, par exemple, ce n'est pas troué de toutes parts, c'est envié par un certain nombre de pays. La conjoncture nous importe et nous impose maintenant de bâtir un nouveau projet politique européen. Après ce qui s'est passé avec l'ouverture du couvercle, avec les peuples qui se sont exprimés et qui ont montré au fond leurs insatisfactions, leurs craintes, leurs appréhensions, l'Europe doit apparaître protectrice. Dans cet univers qui craint la mondialisation, au sens de l'uniformité et de la marchandisation, l'Europe doit apparaître comme protectrice des valeurs. Arrêtons de surfer sur le populisme. Il y a certaines personnalités qui se sont exprimées, je pense à L. Fabius : je ne serais pas fier à sa place, parce que vive la démocratie, vive la liberté d'expression, mais pour autant, on ne peut pas, dans cette période de rétraction, de forme d'identitarisme un peu agressif, renoncer à ce qui est notre vocation, c'est-à-dire un vrai projet politique pour l'Europe, qui passe notamment par la culture.
Q- Le "non" peut être annonciateur d'un "oui", mais alors, on ne sait pas quand ?
R- Mais attendez, de toute façon, heureusement qu'il faut toujours garder de l'énergie, la volonté. Le vote du Luxembourg est magnifique et j'ai envie de dire au Premier ministre du Luxembourg, que c'est un immense homme d'Etat européen, que c'est quelqu'un dont la flamme et l'énergie me remplissent et d'admiration et de conviction. Il était venu à la Comédie française dans les rencontres que j'avais organisées pour l'Europe de la Culture. Il avait créé le silence, le respect et une énergie fantastique.
Q- Vous voulez dire que d'autres auraient pu dire, eux aussi, avant le vote du référendum du 29 mai et d'autres référendums : "Si vous dites non, je m'en vais", comme il l'a dit, lui Monsieur Juncker ?
R- Non, je pense qu'il ne faut pas, dans un pays où on a du mal à installer la tradition du référendum en France, vouloir en faire un plébiscite. Voilà, c'est tout. On pose une question, on écoute le vote des Français, et ensuite, on en tient compte. Mais qu'on ne confonde pas les échéances et les hypothèses.
Q- Monsieur le ministre de la Culture et de la Communication, R. Donnedieu de Vabres, vous deviez annoncer cet été qui allait préparer l'organisation et créer la bibliothèque numérique pour faire face au Google américain ? Il y a du retard.
R- Il n'y a pas du tout du retard. Mercredi, j'installe comité de pilotage. C'est un projet fantastique : c'est de faire en sorte que toutes les uvres artistiques et littéraires, en l'occurrence les livres, soient numérisées, qu'elles puissent circuler, et que nous jouions justement la bagarre positive, c'est-à-dire le parcours de nos talents, de nos uvres, de nos artistes, de la langue française, de toutes les langues européennes, à travers la numérisation des uvres.
Q- Qui est dans le comité de pilotage ?
R- Il y a toute une série de personnalités, surtout toutes les professions. Il y a les bibliothèques, il y a les éditeurs, il y a les libraires, il y a tout le monde de la littérature, de la lecture, du livre, et c'est très important. Le projet avance. Des pays européens nous ont déjà donné leur accord. Le président de la Bibliothèque nationale de France a obtenu l'accord d'un certain nombre de bibliothèques des pays européens. Donc, il y a un vrai attelage qui se constitue. Ce n'est pas l'agression par rapport au monde américain, c'est l'équilibre. Vive l'identité de chacun.
Q- L'été, le travail sérieux, je pense aussi agréable, d'un ministre de la Culture et de la Communication, c'est de rendre visite à chaque festival et à sa ville. Apparemment, les alter mondialistes prennent plaisir à vous accompagner. Ils ne vous lâchent plus. Vous qui aimez le dialogue physique, est-ce que vous trouvez ce chahut estival créatif et utile ?
R- Moi j'entends tout. Donc, j'ai entendu le cri me disant : "Dehors, le ministre".
Q- [C'était à] A Avignon. Pendant un quart d'heure, vous êtes resté imperturbable. Comment vous faites dans ces cas-là ? C'est une question d'habitude ?
R- Non, ce n'est pas ça. Je pense d'abord, sérieusement, si vous voulez, que les gens attendent un engagement de l'Etat. Je suis là pour garantir l'indépendance artistique. C'est très important, c'est-à-dire la liberté de création de chacun, et de faire en sorte que Etat, Régions, Départements, Villes, partenaires privés, que je tiens à saluer lorsqu'ils sont mécènes, eh bien, nous devons donner les moyens de ce rayonnement culturel et artistique. Maintenant, ce sont des moments très particuliers. Ce que j'ai craint au moment de l'incident, au début de la soirée d'Avignon, c'est qu'il y ait un affrontement à l'intérieur du public, entre les manifestants et le public. Si cet affrontement avait démarré de la moindre manière, je serais intervenu pour m'exprimer et pour essayer de rétablir le calme et qu'il y a à la fois le respect de l'emploi des artistes et des techniciens - mais respecter l'emploi, ce n'est pas uniquement respecter les dispositions sociales, c'est respecter aussi un spectacle, une création ; Voilà. Donc, il y a une perturbation. Vive la démocratie française.
Q- Heureusement, il y a eu les pleurs des danseurs, transformés en bébés, dans le spectacle de Y. Fabre, le chorégraphe et peintre flamand, qui a été critiqué. C'est vrai qu'à Avignon, depuis Jean Vilar, qui avait ouvert la salle à Maurice Béjart, la priorité est au théâtre, au texte. Cette fois, la danse : le corps pour les mots. Mais est-ce que la place d'Avignon et surtout de la cour d'honneur de la Cité des Papes, ce n'est pas le théâtre, les acteurs ou alors les deux, l'un après l'autre ?
R- Je pense que c'était un très beau coup de tonnerre, c'était un très beau spectacle. Avignon reste la capitale mondiale du théâtre. Et je souhaite, en règle générale, dans la vie qu'il y ait toujours le souci de la largeur du spectre, c'est-à-dire que toutes les formes d'expression artistique doivent avoir droit de cité, toutes les époques. Je crois que l'intelligence européenne actuelle et les nécessités politiques, ce n'est pas d'opposer radicalement un mode d'expression à un autre, c'est de tisser des liens.
Q- La culture pour rendre le moral à tous les Français : pourquoi vous ne conseillez pas à J. Chirac, lui aussi, d'aller peut-être assister à des spectacles ?
R- C'est un grand défenseur de la culture et du rayonnement français. Je puis vous dire qu'il m'appelle régulièrement pour me dire : "Tu en es où sur tel projet ?" Et, à chaque fois, de temps en temps, avec un peu d'humour, je dis : "Monsieur le Président, ça avance, ça avance, mais aidez-moi pour les moyens." Je dis ça avec beaucoup de respect et beaucoup d'humour."
Q- Dans trois jours [...] c'est le 14-juillet. Le président de la République intervient au pire moment pour le pays et pour lui-même. F. Fillon disait : "Il faut un sursaut gaullien". Beaucoup disent : "On n'attend plus rien". Vous, qu'est-ce que vous attendez de lui ?
R- Qu'il parle de la réalité, qu'il parle de l'action et qu'il exige de nous des résultats. Voilà. Moi, je ne suis pas pour décerner des palmes d'or de la désespérance...
Q- Et de lui, des résultats aussi ?
R- Il est là pour créer le cap, donner des instructions, des impulsions, C qu'il fait, pour dire exactement où on se situe. Il y a des réussites mondiales. Qui a mobilisé les esprits, comme lui, sur l'environnement, sur le protocole de Kyoto, sur un certain nombre de réalités nouvelles dans le monde actuel, sur cette dimension internationale ? Si les artistes, aujourd'hui, ont cette reconnaissance de la France, c'est aussi à cause de notre politique étrangère et de notre diplomatie. Donc, oui, il y a des difficultés, oui il y a de l'électricité dans l'air, mais ras le bol aussi de l'expression permanente de tous les dysfonctionnements français. Je souhaite que le Président, avec la même intensité, dénonce évidemment ce qui est perfectible, mais donne un peu confiance aussi en montrant le résultat du travail des Français.
Q- C'est-à-dire même si c'est un moment difficile, vous ne pouvez pas le nier...
R- Mais bien sûr que c'est difficile.
Q- Vous croyez qu'on est injuste avec J. Chirac ?
R- Bien sûr. Je pense tout simplement que l'amiral est parfaitement à la passerelle, et je trouve que les impulsions qu'il donne sont utiles, nécessaires, et parfois elles mettent du temps à être comprises, parce qu'il est à l'avant-garde.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 11 juillet 2005)