Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur l'euro en tant qu'étape de la construction européenne et sur la nécessité de réformer les institutions préalablement à l'élargissement de l'Union, Paris le 2 juillet 1998.

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Circonstance : Colloque : "L'euro : plus rien comme avant ? Les dimensions politiques et culturelles d'un choix historique", à Paris, le 2 juillet 1998

Texte intégral

Pour commencer, je voudrais remercier ceux qui ont conçu et organisé ce colloque, l'association "Europartenaires", bien sûr, mais aussi le club Témoin et la Fondation Friedrich Ebert. Je salue leurs responsables, Jean-Noël Jeanneney, Jean-Pierre Mignard et Ernst Stetter, ainsi, naturellement, que le président de l'Assemblée nationale, Laurent Fabius, qui a ouvert, ce matin, les travaux et qui nous accueille ici.
Que ce colloque, centré sur les dimensions politiques et culturelles de l'euro, soit le fruit d'une coopération franco-allemande vient, opportunément, rappeler que la monnaie unique, comme toutes les réalisations majeures de la Communauté, trouve son origine dans l'entente entre nos deux pays, dans cette volonté partagée de construire ensemble notre avenir, dans cette passion commune de la paix, qui est le fondement de la réconciliation franco-allemande, mais qui est, aussi, notre commune et égale responsabilité pour la paix en Europe.
C'est, également, l'occasion de réaffirmer que l'euro, avant d'être un instrument monétaire et économique, est un projet politique pour l'Europe et pour la paix. C'est à cette aune, aussi, que l'on doit mesurer le sens de l'abandon des souverainetés monétaires, ou plutôt de leur partage, librement consenti. En guise d'illustration, vous me permettrez de citer l'argument de François Mitterrand en faveur de l'Union économique et monétaire, en septembre 1991. Il était alors à Berlin, et s'adressait à un public allemand, avec le président Von Weizsäcker, qui l'avait invité.
"Certains s'interrogent. Ne devrait-on pas attendre avant de se lancer dans l'aventure ? (...) Mais l'Histoire, elle, s'impatiente. (...) C'est déjà le moment de vérité. Que chaque pays d'Europe reprenne le pli des vieilles influences, des rapports d'influence, des alliances anciennes mais présentes dans les mémoires et l'ombre noire des siècles passés recouvrira nos espérances. Il faut donc, nous y sommes condamnés, inventer. Condamnés à inventer ! Ce n'est pas si facile mais, après tout, c'est une tâche noble !"
L'euro va se faire. Et, en même temps, il reste à faire. La période qui s'ouvre est décisive. Les débats idéologiques sont, désormais, derrière nous. Nous devons, maintenant, répondre aux questions pratiques et à des problèmes politiques nouveaux. Nous le ferons en concrétisant le processus inauguré par le Conseil européen extraordinaire de Luxembourg sur l'emploi, en confirmant le rééquilibrage de la construction européenne que nous avons engagé, en faisant fonctionner l'euro-11.
La période qui s'ouvre est décisive, aussi, parce qu'elle nous fait entrer véritablement dans une phase historique de la construction européenne. A cet égard le choix de votre colloque, consacré aux dimensions politiques et culturelles de la monnaie unique, et organisé en trois tables rondes -"Identité commune et conscience collective", "Les institutions : l'euro, ultime ressort ?" et "L'Europe, puissance mondiale"- est au coeur de la cible.
Il ne s'agit pas, pour moi, de donner une conclusion à ces thèmes majeurs, comme vous m'y avez invité, d'abord, parce que je n'ai pas pu assister à vos travaux -et je le regrette vraiment, je le dis sans flagornerie- mais surtout, parce que nous n'en sommes pas encore là de nos réflexions. Le débat doit s'ouvrir. Je souhaite, avec vous, y contribuer.
Il est clair, en effet, que le passage à la monnaie unique pose et impose le débat sur l'Europe politique en termes nouveaux, d'autant que nous sommes, au même moment, confrontés à un autre défi historique, celui de l'élargissement. D'un côté l'Europe, avec la décision sur la monnaie unique, a accompli un geste d'une portée considérable : onze pays qui renoncent à leur souveraineté monétaire, c'est un acte sans précédent. De l'autre côté, nous avons lancé le processus qui conduira, dans quelques années, l'Europe, avec vingt-cinq ou trente pays, à être pour la première fois établie -rétablie- dans sa géographie.
Il y a, dans ce double mouvement, même pour les plus blasés, une dimension historique majeure. Ils pourraient nous dire, avec raison, que ces projets sont l'écho de vieilles obsessions européennes, françaises pour être plus précis. Après tout Henri IV, avec Sully, avait au même moment conçu le premier projet de banque centrale et inventé l'idée d'un "corps politique de tous les Etats d'Europe qui pût produire entre ses membres une paix inaltérable et un commerce perpétuel". La différence, c'est qu'aujourd'hui l'Histoire est au rendez-vous. L'Europe politique est à naître. Les conditions objectives sont réunies pour franchir le pas. C'est notre responsabilité de montrer la voie.
Je suis convaincu, je veux le croire, que le passage à la monnaie unique va recentrer les énergies et relancer la construction européenne. Ce projet est porteur d'une dynamique considérable, à condition que nous soyons capables de la maîtriser et de répondre aux défis qu'elle révèle. Je crois, en même temps, que l'euro ne doit pas occulter les déficits de l'Europe politique. Je me limiterai, ce soir, à trois points, qui recoupent partiellement les thèmes de vos tables rondes.
I - D'abord l'existence de l'euro sur la scène internationale devrait manifester, pour tous nos partenaires extérieurs, l'Europe comme puissance mondiale.
II - Ensuite, l'euro constitue une expérience inédite, une sorte de laboratoire pour la construction de l'Europe future.
III - Enfin, les innovations institutionnelles, que constituent l'euro-11 et surtout la Banque centrale européenne, rendent plus urgent, pour l'Europe, le renforcement de la démocratie.
I - Avec l'introduction de l'euro sur la scène internationale, l'Europe peut devenir une puissance monétaire mondiale. Je n'ai pas de doute sur ce point. Le défi sera d'être aussi une puissance tout court.
La monnaie unique constitue l'événement le plus important de l'histoire du Système monétaire international, depuis l'abandon des changes fixes en 1971. L'euro s'imposera rapidement comme une des principales monnaies de réserve à l'échelle internationale. Même si le dollar reste, pour longtemps encore, la première monnaie de facturation, l'euro jouera un rôle de plus en plus important, au-delà des seuls échanges intra-européens.
Dans tous les cas de figure, arithmétiquement, l'euro sera après son lancement, le 1er janvier 1999, la deuxième monnaie de réserve, avec une part dans les réserves des banques centrales qui devrait atteindre, tout de suite, près de 20 % du total, avant de se développer considérablement. Mais, nous n'avons pas besoin de penser l'euro comme une alternative au dollar, ou en termes de rivalité, pour constater que la situation antérieure est révolue et que nous entrons dans une nouvelle dynamique.
La force de la monnaie unique est de pouvoir contribuer à créer l'environnement monétaire et financier plus stable dont l'économie mondiale a besoin. Mais l'Europe est-elle prête à s'engager dans la bataille et à assumer ses responsabilités ?
Le paradoxe est bien là. L'Europe dispose avec l'euro d'un moyen décisif pour agir sur l'ordre du monde. Mais, même sur le terrain monétaire international, l'Europe ne pèsera que si elle a la volonté d'exister politiquement. Si elle s'y refusait, elle n'aurait guère plus de rôle demain qu'hier.
Il nous reste, en effet, à bâtir l'Europe politique. Faire que l'Europe ait une ambition et une volonté. Pour être entendue sur la scène internationale, ne faut-il pas qu'enfin elle parle d'une seule voix ? Ne faut-il pas très vite adapter le fonctionnement du G7, par exemple, à la naissance de l'euro ? De même dans le domaine diplomatique, à quoi sert l'outil que constitue la politique étrangère et de sécurité commune s'il n'est pas au service d'une ambition ? A l'inverse, en l'absence d'une ambition internationale, comment imaginer adapter et réformer le modeste instrument dont nous disposons ?
Je me garde donc bien de conclure que l'euro, en lui-même, fera automatiquement de l'Europe une authentique puissance mondiale, réglant ainsi la lancinante question de la volonté politique de ses membres. Mais, je suis convaincu que la monnaie unique, dans son prolongement international notamment, impose désormais cette question, l'inscrit, d'autorité, à notre ordre du jour.
Je crois, d'ailleurs, que l'élargissement à venir agit dans le même sens.
II - Une Europe à vingt-cinq ou trente, c'est-à-dire plus diverse, plus hétérogène, ne peut pas se construire selon les mêmes modalités qu'une Communauté à six. Or la monnaie unique constitue la première expérience d'une coopération renforcée au sein même de l'Union. A ce titre, elle mérite d'être examinée en ce qu'elle est aussi une sorte de laboratoire de la construction de l'Europe future.
De la capacité du Conseil de l'euro, de l'euro-11, à s'affirmer et à progresser dans la voie de la coordination effective des politiques économiques, des politiques budgétaires, des politiques fiscales des pays de la zone euro, de sa capacité à être le pendant politique de la banque centrale européenne, de sa capacité à vivre aux côtés et en symbiose avec le Conseil Ecofin, dépendra en effet largement l'avenir de l'euro et de l'Union. Mais au-delà de ses missions propres, cette institution informelle représente une expérience dont le succès constituera un exemple vital pour poursuivre, demain, la construction européenne.
Nous avons aujourd'hui le territoire de la monnaie, l'Euroland, comme on le dit parfois. Il importe de voir, sur ce test en vraie grandeur, comment ce territoire se constitue, comment il s'articule avec celui de l'Union, comment, enfin, il s'étend puisque tous les Etats membres ont vocation à de rejoindre le train de l'euro.
Ecartons cependant les malentendus que la notion de "coopérations renforcées", prévue par le Traité d'Amsterdam, aurait pu susciter. Il ne s'agit ni de faire une "Europe à la carte" où chacun prend ce qu'il veut, ni de construire un "noyau dur", qui reléguerait ceux qui n'en sont pas dans les lointaines banlieues de l'Europe. L'idée part d'un constat simple: dans une Europe de plus en plus vaste, de plus en plus diverse, de plus en plus complexe, il faut permettre à ceux qui sont prêts à aller de l'avant de le faire. Demain, dans une Europe à vingt-cinq ou trente, ce sera une question de survie. Le traité d'Amsterdam a généralisé la formule inventée à Maastricht. Je suis convaincu qu'il s'agit là d'un concept d'un grand avenir.
Si je ne retiens, donc, ni la thèse d'un "noyau dur", ni celle d'une "Europe à la carte", je crois en revanche, en la possibilité d'une superposition d'espaces de coopérations privilégiées, qui ne se recouvriraient pas totalement. C'est, me semble-t-il, une méthode de construction efficace et réaliste, d'ores et déjà testée, d'une certaine manière, avec "l'espace Schengen".
Mais dans une construction qui articulerait ainsi des territoires, des espaces politiques différenciés, on peut légitimement se demander quels seraient les fondations communes de l'Europe. Je crois que le socle de cette construction sera l'Europe de la paix et de la sécurité. Si nous voulons penser globalement l'Europe future, je suis convaincu que nous devons remettre au coeur de cet espace la paix et la sécurité, à la fois comme objectifs et comme valeurs. C'est une exigence qui permettra aussi de traiter une autre grande question, sur laquelle je ne m'étendrai pas aujourd'hui, mais à laquelle je suis très attentif, celle des limites géographiques de l'Europe, au-delà même de l'élargissement qui se prépare.
III - Que le débat porte sur les modalités de la construction de l'Europe future, sur l'affirmation de l'Europe comme puissance mondiale, ou sur la nécessité de bâtir l'Europe politique, nous ne pouvons pas esquiver le problème de la légitimité démocratique de l'Union. Nous savons, là aussi avec certitude, que nous ne pourrons pas aller de l'avant sans renforcer la démocratie en Europe.
Ici encore, l'euro ne modifie pas radicalement le débat de fond: il rend simplement plus urgente la nécessité d'y répondre.
De ce point de vue, il ne faut pas s'attendre à ce que les innovations institutionnelles, que le passage à la monnaie unique a nécessitées, désarment les critiques.
Qui pourrait sérieusement imaginer répondre à ceux qui dénoncent "le déficit démocratique" de l'Union, qu'un progrès considérable a été accompli avec la mise en place de la banque centrale européenne et de l'euro-11 ? Si je souligne le caractère intégré et européen, c'est à dire proprement fédéral, de la BCE, ne peut-on pas me reprocher immédiatement de trancher le débat sur l'organisation du pouvoir en Europe ? Quand nous disons que le couple "BCE-euro-11", c'est un peu comme Greenspan-Clinton, ou Tietmeyer-Kohl, on ne peut être que saisi par les différences. L'Europe est-elle condamnée à se désincarner au fil de sa construction ?
En même temps, il y a l'euro. En 2002, chacun l'aura dans sa poche, sur ses comptes, sur ses factures, sur sa feuille de paye, dans sa vie quotidienne. La monnaie, parce qu'elle est à la fois privée et publique, diffuse et centralisée, provoquant, ainsi, en permanence des tensions entre ces deux pôles, doit d'abord être un pacte de confiance. L'euro n'échappe pas à la règle. Du coup, toutes les questions que nous connaissons déjà - Qui dirige l'Union ? Comment s'exerce le contrôle démocratique ? Qui est responsable devant qui ? - toutes ces questions deviennent, par le fait même de la monnaie unique, plus aiguës. L'exigence citoyenne de proximité, de lisibilité, d'intelligibilité, qui est au coeur de la construction de tout espace démocratique, s'en trouve renforcée.
Je n'ai pas de réponse toute prête. Je sais, au moins, que nous pouvons éviter la démagogie et ne pas demander à l'Europe des vertus que nous n'exigeons de personne. Je sais aussi qu'il n'y a pas de raccourci parce qu'en fin de compte la construction européenne demeure l'articulation de Nations, légitimement attachés à leur identité, et d'un espace politique en devenir, constitué de vastes domaines de souverainetés partagées.
Il est possible cependant d'ébaucher quelques pistes. J'ai eu l'occasion de le faire, ici même lors du colloque sur "l'élargissement et les réformes institutionnelles", le 4 juin dernier.
1- La première concerne la réforme des institutions européennes. Je ne vais pas développer des positions, qui sont aujourd'hui bien connues. L'objectif est de redonner aux institutions, dont le fonctionnement est aujourd'hui enlisé, leur efficacité. Mais je voudrais souligner en quoi cette préoccupation n'est pas purement technique. Faire en sorte que la Commission retrouve son rôle, que le Conseil soit en mesure de décider, que les relations avec le Parlement soient simplifiées, c'est en même temps rendre plus lisible, plus compréhensible la mécanique communautaire, et, à ce titre, c'est une visée proprement démocratique. L'opacité du processus de décision, qui conduit bien souvent à la paralysie, favorise ce qu'à Byzance on appelait "la symphonie des pouvoirs", c'est à dire une forme de confusion. A l'inverse, notre Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen enseigne qu'une société ne se "constitue" pas "sans séparation déterminée des pouvoirs". Si remettre l'Union en ordre de marche impose que chaque Institution retrouve sa place et son rôle, n'est-ce pas aussi un impératif démocratique ?
2 - Je suis également attaché à l'idée de retremper le "pacte fondateur" entre l'Union et les différents peuples qui la constituent, par l'adoption d'une Déclaration des droits politiques et sociaux du citoyen européen, dans laquelle chacun pourrait se reconnaître et à laquelle chacun pourrait se référer. Pourquoi ne pas imaginer que le prochain Parlement européen s'attache à élaborer une déclaration solennelle de ce type ? Ses éléments existent déjà, sous une forme éparse, dans les textes constitutifs de l'Union, comme dans le Traité d'Amsterdam. On pourrait me rétorquer que cela relève de l'ordre du symbole. Mais rassembler dans un document unique ces droits, cela permet de les expliciter, de les rendre lisibles, d'en faire, en fin de compte, un instrument de mobilisation démocratique. La symbolique a toute sa part dans la constitution de sociétés humaines et de formes politiques. Qu'on se rappelle la Déclaration française de 1789 ou de la Déclaration américaine des droits de 1791.
3 - Avant de conclure, je souhaite dire un mot de commentaire sur la proposition originale formulée par la fondation "Notre Europe", présidée par Jacques Delors, selon laquelle chaque grande formation politique pourrait désigner un candidat à la présidence de la Commission lors des élections au Parlement européen. Je vois les objections - sérieuses - qu'elle peut susciter et qui doivent être examinées. Mais cette proposition constitue une piste éventuelle pour répondre au déficit d'expression populaire, comme au manque d'identification du pouvoir en Europe. Il me semble qu'on ne peut à la fois plaider pour une Europe politique et écarter d'un revers de main cette suggestion. Le grand mérite de cette proposition est, en tout cas, d'inviter les organisations politiques à ouvrir le débat, à mettre un peu d'attrait dans des élections dont le citoyen se désintéresse. J'espère qu'elles sauront s'en saisir.
Je souhaiterais, pour conclure, m'attarder, un instant, sur le précepte d'un grand banquier et essayiste du siècle dernier, Walter Bagehot : "Money will not manage itself".
Il ne s'agit pas pour moi de mettre en cause l'indépendance de la banque centrale. C'est un acquis. La gestion au jour le jour de la politique monétaire revient à la BCE. La batterie d'instruments à la disposition du banquier central et les discussions incessantes sur leurs mérites comparés ne sont pas mon propos. Ils n'agitent, finalement, qu'un petit monde.
Mais je veux souligner que la monnaie, c'est du politique et du social concentrés. C'est une évidence, que je crois trop souvent oubliée. En effet, les phénomènes monétaires n'épargnent personne. La monnaie diffuse intimement dans nos relations sociales, jusque dans notre vie la plus privée, sans cesser pourtant d'être un signe public et politique. En raison de cette dualité qui s'attache à toute monnaie, l'euro est la décision politique, depuis qu'a commencé l'histoire de la construction européenne, qui aura le plus d'effets personnels et quotidiens sur chacun des citoyens européens.
L'euro, faut-il le rappeler, n'est pas le résultat du libre jeu des forces du marché. C'est une décision politique, approuvée, en France, sous la forme la plus solennelle, celle du référendum. L'idée n'est pas de faire une Venise aux dimensions de l'Europe, je parle de celle du Marchand de Venise, dans laquelle l'argent et la chair humaine sont toujours interchangeables, et pas seulement pour Shylock. Non, la monnaie unique est le couronnement de la méthode inaugurée par les pères fondateurs. Il faut leur en rendre justice parce qu'elle a, jusqu'à ce jour, permis à l'Europe de progresser, en dépit des insatisfactions qu'elle continue d'alimenter. Cette Europe est pour l'essentiel celle des échanges, celle des rapports marchands, diront les sceptiques. Marchands certes, mais pacifiques, qui engagent, parce qu'ils sont soumis à des règles, à des lois, la responsabilité de chacun. En ce sens, ils réalisent l'imbrication des sociétés civiles. La monnaie unique est de ce point de vue un accomplissement décisif.
L'euro va renforcer un sentiment d'appartenance, non en raison de quelques mystères psychologiques, mais parce qu'avoir l'euro en poche, c'est d'abord un phénomène social. Côté pile, la Nation, et côté face, l'Europe.
Dans nos sociétés ouvertes, dans lesquelles l'essentiel des revenus, pour l'immense majorité, sont les revenus du travail, la monnaie unique va engendrer un formidable réseau d'échanges sur l'ensemble de la zone euro. Je pense bien sûr aux échanges monétaires et aux échanges marchands, mais aussi aux échanges humains. Ces derniers vont être rendus possibles par la monnaie unique et l'harmonisation des normes sociales qu'elle entraînera - il nous faudra naturellement veiller et nous mobiliser pour qu'elle se fasse, vers le haut, au bénéfice du plus grand nombre. Ce processus, de longue durée, va donner une incroyable densité au territoire de l'euro et provoquera un sentiment d'appartenance nouveau à un espace commun. Il fera naître, au bénéfice de l'Europe, ce que vous avez appelé une conscience collective, sans détruire ni se substituer, j'en suis convaincu, aux identités antérieures, et d'abord aux identités nationales.
L'euro n'est donc pas simplement la monnaie de l'Europe. Il amène l'Union aux frontières de son expérience communautaire. Accomplissement de la méthode des pères fondateurs, il ouvre l'ère de l'Europe politique, même si, comme je n'ai cessé de le dire il n'y a dans cette dynamique rien d'automatique. Le prochain passage à l'euro donne aux Européens la possibilité d'expérimenter, chaque jour, l'Europe, possibilité sans laquelle le chantier ouvert, il y a cinquante ans, aurait été depuis longtemps abandonné. Il montre aux Européens que l'Europe n'est pas une utopie -une de plus dans ce siècle qui en a tant fourni de lugubres et de tragiques- mais un lieu où s'inscrivent nos efforts concrets pour vivre ensemble: mieux et, d'abord, en paix!
Rappeler qu'au-delà des nécessaires expertises, la monnaie est d'abord une affaire de société, une affaire politique, me paraît salubre. Il nous reste à réussir la mutation de l'Europe.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 octobre 2001)