Interview de M. Jean-Louis Borloo, ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement, à Europe 1 le 20 juillet 2005, sur la mise en oeuvre du plan de cohésion sociale, notamment la partie emploi et l'apprentissage, les contrats de professionnalisation et le logement, le rapprochement Assedic ANPE et les maisons de l'emploi.

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Média : Europe 1

Texte intégral


Q- Il est une agence pour l'emploi à lui tout seul, une usine à gaz selon les uns, un avion de roulage dont on attend l'envol selon les autres et l'un des ministres dont dépend de toute façon l'avenir du gouvernement Villepin ; est-ce que cela vous va comme entrée en matière ?
R- C'est pas mal. Un avion qui roule, cela prend de la vitesse avant de décoller. Le plan de cohésion sociale dans la version logement a décollé à près de 40 % d'augmentation ; sur la partie emploi, il y a huit ou dix réacteurs, les contrats d'avenir, l'apprentissage, les contrats de professionnalisation, une grosse de demande sur le logement - c'est le point précédent -, des maisons de l'emploi, le rapprochement Assedic-ANPE. Enfin bref, tout cela a démarré et, comme prévu, donnera ses pleins effets en 2006.
Q- C'est bien beau de décoller, mais il faut aussi que les gens s'aperçoivent que l'avion a décollé et prend de l'altitude.
R- Il y a toujours, si on est vraiment sérieux, dans le domaine politique, de politique économique, un temps qu'il faut réduire, mais toujours un temps entre l'action que vous décidez, que vous imaginez et que vous décidez, que vous faites voter et le résultat sur le terrain. Je vous donne un exemple que l'on a appelé "le plan Marshall des banlieues", "le plan Borloo", peu importe comment. C'est un truc absolument gigantesque, près de 25 milliards d'euros à dépenser pour refaire 250 quartiers qui étaient en déshérence complète, en aider 300 autres. Il a fallu deux années de mise au point entre l'ensemble des dossiers, les partenariats, puis ensuite, les premiers démarrages et là, on a fêté la signature des 15 milliards d'euros. D'ailleurs, dans la discrétion la plus totale, comme vous avez pu le remarquer.
Q- Je ne sais pas si on peut le dire, mais la prise de contact avec D. de Villepin n'a forcément été très facile. Il ne trouvait pas votre action suffisamment lisible. Dans quel langage avez-vous traduit pour cela soit clair maintenant pour Matignon.
R- Je ne l'ai pas entendu dire cela, mais en tous les cas, s'il le pensait, il a raison. Quand vous faites vingt programmes, dont dix pour l'emploi, quand vous faites les contrats d'apprentissage par exemple, vous savez qu'il faut aller signer avec les régions, avec les branches professionnelles, il faut persuader les familles, il faut faire des campagnes. Il y a d'ailleurs des campagnes sur votre antenne ce matin, pour expliquer que l'apprentissage, c'est une voie d'excellence. Tout cela prend du temps, se fait dans la discrétion parce que techniquement, c'est d'une grande complexité. La société française est complexe, la société française a des tas de pouvoirs émiettés : pouvoirs régional, départemental, local, les fédérations, les branches professionnelles, les collecteurs des taxes d'apprentissage, par exemple. Pour le logement, quand vous regardez un sondage, où l'on vous demande qui est responsable du logement en France, on vous répond l'Etat à 60 %. En réalité, C sont les SA d'HLM qui construisent, ce sont les offices, les collectivités locales qui donnent le permis. Ce sont les entreprises qui contribuent au 1 % logement. Donc, pour avoir une action efficace, il faut fédérer. Cela prend un peu de temps, et vous n'êtes pas forcément en explication permanente de ce que vous faites.
Q- On vous a parfois taxé de lenteur, cela vous a piqué au vif, j'ai l'impression.
R- Cela me pique à peu près autant que l'impression que cela me donne ce matin à votre antenne, parce que faire un plan aussi lourd... parce qu'il faut savoir de quoi on parle : ou l'on commente les commentaires ou l'on parle des choses. Un plan de 25 milliards, il faut quand même le lancer dans des quartiers qui vont mal. Prétendre qu'on va transformer le RMI en contrat d'avenir pour tous nos compatriotes, ce n'est pas une affaire de rien du tout, prétendre que les gens qui sont à l'ASS vont pouvoir avoir un contrat de travail avec une formation complémentaire, c'est une révolution ! Faire en sorte qu'il n'y ait pas d'un côté l'ANPE, de l'autre l'Assedic, qu'on reçoive le demandeur d'emploi qu'une fois tous les six mois, qu'il fasse un dossier à l'un, un dossier à l'autre, qu'ils doivent ensuite aller à la région pour voir s'ils peuvent avoir une formation, sans savoir, dans trois ans, quels seront les besoins dans le bassin... Mais c'est une révolution ! Les Anglais ont mis sept ans pour monter l'équivalent de leur Job center. Là, on six mois, on a commencé à rapprocher les Maisons de l'emploi.
Q- Combien y a-t-il de maisons de l'emploi ?
R- Soixante actuellement.
Q- Il y en aura combien ?
R- Au total, sur cinq ans, on a prévu 300, et en trois mois, on en a fait 60. Excusez du peu, ils travaillent les gars sur le terrain ! Le dossier unique, par exemple, du demandeur d'emploi, ce n'est pas seulement une simplicité administrative, c'est pour mieux aider les demandeurs d'emploi. On en a ouvert deux, à Tours et à Nancy. Au bout d'un mois, vous connaissez les résultats ? A Tours, après le premier mois d'expérimentation, 31 % ont retrouvé une activité dans le mois, alors que le taux moyen était à 11 %. Donc, tout cela, c'est énorme ! Vous vous rendez compte qu'il faut rendre l'informatique compatible entre l'ANPE et l'Assedic ? J'ai d'ailleurs déclenché un audit de compatibilité entre les réseaux. Nous sommes le seul pays au monde qui a encore des réseaux séparés. C'était inacceptable ! Tout cela ne se fait pas en claquant des doigts.
Q- On va essayer de ne pas faire de langue de bois : n'est-il pas hallucinant qu'un président de la République, en poste depuis dix ans, élu sur la fracture sociale, puis sur la priorité nationale à l'emploi, dise le 14 Juillet qu'il y a encore des gisements d'emplois qu'on n'a pas cherché à exploiter ?
R- Imaginez-vous que la société est en mutation permanente et que cette phrase sera encore vraie dans dix ans. C'est-à-dire que tant que l'on ne sera pas au plein emploi, on ne pourra pas considérer que l'on est bien. Je suis convaincu que l'on a trois points de chômage qui sont strictement liés à notre organisation - qui ne sont pas liés au dollar, au prix de pétrole - à notre organisation. On était dans un système d'allocation, il faut que l'on rentre dans un système de gestion des ressources humaines. Tous les pays qui l'ont fait, sur un modèle libéral, ou sur un modèle social-démocrate, ils ont un point en commun, c'est qu'ils ont tous une maison commune et que considèrent que le demandeur est quelqu'un qui est entre deux jobs - on vit dans une société qui a une mutation raide -, entre deux activités professionnelles, c'est un moment particulier, on se requalifie, on se reforme, et on s'inscrit vers l'avenir. Une autre expérimentation que l'on fait en ce moment, c'est une forme de sécurisation des parcours professionnels. On l'a mis en place depuis le 16 juin, cela fait beaucoup de révolutions en même temps. Au lieu de partir ou de pointer au chômage, si vous êtes licencié économique, vous signez une convention de reclassement personnalisée, vous ne touchez plus 57 % mais 80 % de votre rémunération, vous avez une qualification pendant ce temps-là, le tout pendant huit mois. Tout cela, c'est vrai qu'on n'en parle pas parce que très franchement, de vous à moi, puisque vous me parlez de langue de bois, la presse, il n'y a que les trains qui n'arrivent pas à l'heure qui l'intéressent !
Q- Mais cela dix ans que l'on parle de l'emploi et que les politiques disent qu'ils s'y attaquent, que c'est leur priorité, qu'ils vont faire ça dans les mois qui viennent !
R- Vous voyez que cela peut impliquer tout le monde. Hier, on a signé une convention de contrat d'avenir avec une association formidable, qui s'appelle l'ADMR, une fédération d'associations qui s'occupe d'emplois de services à la personne.
Q- C'est pareil, on le découvre, alors que l'on en parle depuis dix ans !
R- Oui, mais c'est fait. On en a signé pour 15.000 hier, avec cette bonne présidente de l'ADMR. Ce sont 15.000 personnes qui retrouvent du boulot, ce n'est pas tout à fait rien ! Eh bien, je vais vous faire un aveu : il n'y avait personne !
Q- Après le contrat d'avenir, le contrat d'apprentissage, voilà maintenant le contrat "nouvelles embauches", qui organise l'emploi précaire, disent les syndicats. Que leur répondez-vous ?
R- Qu'en matière de TPE, très petites entreprises, 72 % des recrutements se font en CDD, avec en plus un peu d'intérim dans tout cela. L'idée était donc d'éviter que l'on démarre par des CDD, que l'on essaie d'aller tout de suite à un CDI, en rendant l'embauche - et des conditions, s'il y avait risques (sic) - moins anxiogène ou moins angoissante, pour celui qui prend la responsabilité d'embaucher. Pour le salarié, en revanche, qui commence à avoir des droits, non pas au bout de 180 jours mais plus tôt, s'il y a une rupture de contrat... Deuxièmement, qu'il y ait un droit à la formation, ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent. Troisièmement, par rapport à un CDI traditionnel, qu'il ait des indemnités de licenciement, en cas de rupture, plus importantes.
Q- Et dans le droit français, une rupture de contrat doit être motivée...
R- Quatrièmement, qu'il bénéficie d'un congé de reclassement personnalisé, ce qui n'était pas le cas pour l'instant. Le contrat de droit français continuera à être motivé, bien entendu, mais pas pendant la période deux ans, qui est la période de démarrage.
Q- Les salariés de la Samaritaine attendent de savoir comment on va les traiter...
R- Et ils ont bien raison !
Q- Cela donne à l'avocat ministre l'envie de plaider ?
R- Nous avons des engagements du PDG de la Samaritaine, pour que non seulement les salariés soient bien traités - c'est la moindre des choses -, mais également les 600 salariés qui sont dans des entreprises extérieures mais qui travaillaient sur le site ou qui étaient des démonstrateurs. Il y a d'ailleurs une réunion du comité central le 22 juillet. Croyez-moi, on sera très attentifs. J'avais demandé à G. Larcher de recevoir le PDG, il y a quatre ou cinq semaines, qui avait pris les plus formels engagements dans ce domaine. Croyez-moi, on sera vigilants.
Q- Un autre dossier génère pas mal d'inquiétude : celui de Danone. C'est, selon l'expression consacrée, l'un des fleurons de l'industrie française. Faut-il se mobiliser pour empêcher une OPA ? Et si oui, comment ?
R- D'abord, c'est plus qu'un des fleurons. Vous savez, il y a des entreprises qui sont particulières. Danone, c'est particulier, parce que cela procède aussi de l'équilibre de notre production agricole. C'est aussi un facteur structurant des PME françaises et européennes qui travaillent pour Danone. C'est donc une entreprise qui est très importante pour l'équilibre de notre pays, pour l'emploi, pour l'aménagement du territoire, pour la santé et pour l'art de vivre. C'est donc une entreprise particulière. Il est clair que nous n'avons pas de moyens d'action immédiatement directs. Mais d'abord, je ne suis pas là pour confirmer ce qui n'est qu'une rumeur, ni pour inquiéter ou pour affoler. Mais en tout état de cause, je peux vous garantir que nous regardons ce sujet avec des moyens extérieurs ou avec des moyens qui peuvent nous être propres, pour tout faire pour tenter de nous opposer à une OPA qui serait hostile.
Q- Trouvez-vous à propos les déclarations de votre collègue, M. Dutreil, qui rappelle que Danone a délocalisé, qu'il s'est donc inscrit dans la mondialisation et qu'il ne faut pas surestimer "la capacité de Danone à privilégier les intérêts nationaux" ?
R- S'il a voulu dire qu'il était fier que Danone soit installé en Chine, avec 30.000 salariés, et que cela prouve que l'entreprise française peut être mondiale, je suis d'accord avec lui ! Si cela veut dire que l'actionnariat dominant, le management ou le quartier général est sans influence sur les stratégies des entreprises, évidemment, je ne partagerais pas cet avis.
Q- Le lundi de Pentecôte comme Journée de solidarité semble avoir vécu, on va en revoir les modalités. L'intention reste-t-elle bonne, approuvez-vous les conclusions ? Est-ce un enterrement ou est-ce mieux que ça ?
R- Le rapport de J. Leonetti est un rapport de bon sens, d'ailleurs assez partagé, qui consiste à dire qu'il a été demandé sept heures par an et qu'il faut s'organiser le mieux du monde. D'ailleurs, j'ai une commande du Premier ministre, pour regarder, de mon côté, comment rédiger des textes sur ce point, ainsi que mon collègue de l'Education nationale.
Q- Des voix se font entendre dans la majorité pour que l'impôt de solidarité sur la fortune soit réformé. De quelle école êtes-vous ? Celle de Matignon et du président de la République, qui ne veut pas que l'on y touche ? Ou celle de T. Breton, qui veut précisément que l'on réforme cet impôt ?
R- Ce qui est regardé actuellement, ce sont les points de blocage sur des risques de délocalisation ou l'extension au titre du logement. Je n'ai franchement pas le sentiment que l'on aille vers une révolution dans ce domaine ! Mais enfin, on aura la fin de l'expertise en décembre.
Q- Vous étiez, il n'y a pas longtemps, au congrès du Parti radical. "Il n'y a pas que Sarkozy à droite", aviez-vous dit il y a un an ? Que dites-vous aujourd'hui ? Qu'il n'y a pas que Sarkozy mais qu'il y a de Villepin ?
R- Oui, de même qu'à gauche, il n'y a pas que deux têtes...
Q- Mais je vous parle de la droite !
R- C'est pour vous dire que c'est évidemment vrai. Il y a des personnalités. Il y a D. de Villepin, évidemment. Il y a le président de la République. Et il y a F. Bayrou et il y en aura d'autres...
Q- C'est un peu langue de bois, quand même !
R- C'est une question, au petit matin, comme ça, qui est un petit peu...
Q- Pourquoi êtes-vous allé au Parti radical ? Vous êtes Clémenceau, vous êtes E. Faure, vous Servan-Schreiber ?
R- Et pourquoi pas Chaban-Delmas ?!
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 21 juillet 2005)