Texte intégral
Olivier Mazerolle : Bonsoir Monsieur Bayrou. Lionel Jospin l'a suffisamment laissé entendre et toutes les informations convergent, un remaniement du gouvernement est attendu pour bientôt, alors dans ce moment de difficultés que connaît le Premier ministre, la droite est-elle pour autant en situation de le contester, aux prises, elle-même, avec des dissensions qu'elle a du mal à dissimuler.
Nous allons parler de cela avec vous ce soir en compagnie de Pierre-Luc Séguillon et de Patrick Jarreau dans ce Grand Jury retransmis en direct sur RTL et LCI ; le Monde publiera dans son édition de demain l'essentiel de vos déclarations.
Alors Monsieur Bayrou, le remaniement annoncé va se produire bientôt au bout de près de trois ans de gouvernement, à mi-chemin de la législature, dans ces conditions peut-on parler d'affaiblissement de l'équipe Jospin ou plus simplement d'un acte normal au bout de 33 mois de pouvoir ?
François Bayrou : Attendez, c'est de la nature du remaniement qu'il s'agit et tout le monde le voit bien, c'est un remaniement contraint et forcé. Le Premier ministre n'a pas le choix parce que son gouvernement est déconsidéré, parce que des secteurs majeurs du gouvernement sont aujourd'hui en situation de déliquescence profonde, et donc c'est un remaniement contraint et forcé qui est un signe d'échec. Tout autre aurait pu être un remaniement du gouvernement décidé dans une période de hautes eaux où tout va bien et où, en effet, on peut reprendre une équipe pour lui donner un nouveau souffle ; mais ce n'est pas du tout la nature du remaniement auquel nous allons assister. C'est un remaniement contraint et forcé par l'échec d'un grand nombre de secteurs du gouvernement et c'est un signe de faiblesse et, à mon avis, de faiblesse durable du gouvernement de Monsieur Jospin et de Monsieur Jospin lui-même.
Pierre-Luc Séguillon : Mais est-ce que le fait que ce remaniement se fasse sous la contrainte condamne, à votre avis, les chances de ce gouvernement de rebondir ensuite du nouveau gouvernement ?
François Bayrou : Bon, il ne faut jamais prononcer des paroles définitives. Cela dit, l'expérience montre une chose : un remaniement fait sous la contrainte, ça ne règle jamais rien. Les observateurs ou les médias, qui souvent simplifient les choses, disent : "c'est la faute de Sautter qui ne sait pas faire, c'est la faute d'Allègre qui a les défauts nombreux que l'on sait". Mais qui a choisi Monsieur Allègre ? C'est Monsieur Jospin ! La politique qui a échoué à Bercy, j'imagine qu'elle n'a pas été faite à l'insu de Monsieur Jospin, ou alors ce serait grave ! les choix ou les non-choix sur les retraites, c'est Monsieur Jospin qui les a prononcés ! Et donc tous ces secteurs, qui sont des secteurs d'échec, portent la marque personnelle du Premier ministre. C'est Monsieur Jospin qui devrait se réformer lui-même et je doute qu'il le fasse.
Patrick Jarreau : Alors, quelle est votre analyse des causes de cet échec ?
François Bayrou : Vous voulez dire des échecs dans quels secteurs ?
Patrick Jarreau : De ceux que vous venez de citer. Vous dites celui qui est en échec, c'est Lionel Jospin, les secteurs ne sont pas les mêmes.
Olivier Mazerolle : Non mais sur Jospin, vous dites Lionel Jospin lui-même est en échec donc Patrick Jarreau dit pourquoi Jospin, à votre avis, est-il en situation d'échec ?
Patrick Jarreau : Merci Olivier Mazerolle de traduire ma question !
François Bayrou : Autosatisfaction, un esprit porté à voir sa propre gloire et non pas les problèmes du pays et non pas les problèmes qu'il rencontre, et une analyse assez fausse sur un grand nombre de secteurs.
Olivier Mazerolle : Vous n'avez pas le sentiment de charger un peu trop la barque, l'image de Lionel Jospin n'est pas aussi mauvaise...
François Bayrou : Son image non, mais sa réalité oui.
Pierre-Luc Séguillon : Alors comment expliquez-vous que pour Lionel Jospin qui, il y a encore quelques semaines était dans une situation politique confortable, tout d'un coup, les choses se sont à ce point retournées. Est-ce que, parce que, à votre avis, il a voulu faire des réformes et qu'à un moment donné il retire ces réformes, est-ce que c'est ça l'échec de Lionel Jospin ?
François Bayrou: Un retrait n'est jamais bon signe. On en a rencontré d'autres sous d'autres gouvernements mais je ne crois pas que ce soit exactement cela. Ce n'est pas qu'il ait voulu faire des réformes, c'est qu'il a voulu faire semblant d'en faire, c'est qu'il a conduit une politique qui n'est pas une politique dont on sache où elle va. Et lorsqu'il s'agit de prononcer de véritables choix, je pense aux retraites ou à la réforme de l'Etat, bien entendu, il ne le fait pas et sans jeu de mots, il bat en retraite au lieu de réformer les retraites. Je porte un regard assez sévère sur ce qui se passe. Alors vous me dites : "mais il y a quelques semaines encore, ça paraissait aller bien" ; c'est qu'il y a deux sortes de popularités : la popularité réelle et profonde de celui qui conduit une action à laquelle le pays adhère, et puis une autre popularité qui est une popularité de façade ou de l'instant, d'apparence, qui est celle que rencontre quelqu'un qui a choisi les apparences plutôt que la réalité du travail de gouvernement. Et je crois que Monsieur Jospin, depuis de longs mois, est dans cette situation-là.
Il a choisi, voilà, il évite, il fait semblant, il entretient hypocritement l'image de sa propre vertu et je pense que c'est cela que le pays....
Patrick Jarreau : est-ce que vous pourriez être plus précis sur tous ces points, parce que vous dites, par exemple que depuis 33 mois, il n'a rien changé ; il y a peu de temps, on vous entendait dire, il a fait les 35 heures, il fait le PACS, la couverture universelle ...
François Bayrou : Je critique les 35 heures, j'ai un jugement positif sur la parité - j'aurais toutefois préféré que l'on agisse autrement, que l'on passe par une autre manière de voir les choses - et quant à l'hypocrisie sur le cumul des mandats, il y a de quoi rire, s'il y avait matière.
Olivier Mazerolle : Et donc il s'est passé des choses quand même ?
François Bayrou : Il s'en est passé, mais il me semble que vous n'accordez pas aux Français un jugement profond sur les choses. Ils savent très bien que sur des dossiers essentiels, les choix ne sont pas faits. Quand Monsieur Jospin, je prends un exemple, à la fin de son interminable discours sur les retraites - 50 et quelques minutes - l'autre jour, finit sur cette phrase superbe "les Français peuvent être rassurés, les retraites sont sauvées", et que le lendemain Madame Notat dit "la seule chose que les Français doivent savoir c'est que les retraites ne sont pas sauvées", je trouve qu'il y a là un diagnostic exact, au scalpel, de la réalité du gouvernement de Monsieur Jospin et c'est cela qui a fini par le rattraper.
Pierre-Luc Séguillon : Mais attendez, vous dites, il faut qu'un Premier ministre, il faudrait qu'un Premier ministre ait la popularité de réforme auquel adhère l'opinion. Prenez l'exemple des retraites dont vous venez de parler, imaginez que Lionel Jospin ait dit : "je décrète ou je veux qu'à partir de maintenant la durée de cotisation des fonctionnaires soit allongée et alignée sur le privé" au lieu de dire "je souhaite qu'il y ait des négociations". Vous imaginez ce qui se serait passé le lendemain dans la rue. Alors autrement dit, je pose la question : quand vous regardez les Premiers ministres qui se sont succédé, est-ce qu'aujourd'hui il est encore possible de réformer un pays ?
François Bayrou : C'est un très grand sujet, je propose qu'on le reprenne dans une minute, mais un mot sur les retraites d'abord. On ne sait pas ce qui se serait passé si Lionel Jospin avait fait des propositions claires, mais c'est très loin d'être le seul sujet. Ce que nous avons reproché à Monsieur Jospin, ce n'est pas cette disposition particulière d'une proposition de dialogue une fois de plus, sur cette idée de mise à égalité des fonctionnaires avec les salariés du privé qui est une idée, qui est un des aspects de la réforme auxquels évidemment personne n'échappera
Patrick Jarreau : oui, les choses que le gouvernement auquel vous appartenez n'avait pas faites puisqu'il s'était contenté d'allonger la durée de cotisations du privé.
François Bayrou : Vous accorderez que le gouvernement Juppé a essayé et donc les choses n'étaient pas mûres, on s'y est mal pris, tout le monde peut échouer, mais la malhonnêteté ou l'hypocrisie qui consiste à éviter le principal d'un problème pour s'attacher seulement à ce qui est périphérique c'est quelque chose qui, à mon sens, condamne le jugement sur son auteur. Le problème des retraites, il me semble qu'il faut l'expliquer chaque fois qu'on le peut. Est-ce que le pouvoir d'achat des retraites peut être garanti uniquement en prélevant plus sur ceux qui travaillent, le système par répartition comme on dit ? les Français croient qu'ils cotisent pour des points de retraite, ce n'est pas vrai. Le système par répartition est un système dans lequel ceux qui travaillent paient chaque mois les retraites de ceux qui ne travaillent plus.
Pierre-Luc Séguillon : C'est ce qu'on appelle la solidarité entre les générations.
François Bayrou : Oui, mais c'est très bien et je l'approuve. C'est pour nous, forcément, un des deux grands piliers. Est-ce qu'il y a un scénario crédible, pour un avenir à horizon proche, est-ce qu'il y a un scénario crédible où l'on puisse garantir le pouvoir d'achat des retraites uniquement en augmentant la charge sur ceux qui travaillent ? Notre réponse à nous c'est non. La réponse de tous les experts indépendants, c'est non. Monsieur Jospin a soigneusement évité cette affaire. Tout le monde sait, tous les pays qui nous entourent sans exception savent que pour garantir le pouvoir d'achat des retraites il faut un deuxième moyen et que ce deuxième moyen, c'est l'épargne-retraite, ou les fonds de pension comme on voudra. Nous ne demandons pas quelque chose de révolutionnaire, cela existe en France, cela existe pour les fonctionnaires. Les fonctionnaires disposent d'un fonds d'épargne retraite qui s'appelle Préfon, il y en a peut-être même d'autres, d'un fonds d'épargne retraite auquel cotisent autour de 500.000 fonctionnaires, peut-être plus selon les chiffres, et chaque versement réalisé par un fonctionnaire pour l'épargne retraite est défiscalisé. Et bien écoutez, est-ce qu'il est juste que ce moyen indispensable pour sauvegarder le pouvoir d'achat des retraites soit garanti en France pour les fonctionnaires et interdit aux autres ? Au nom de quelle vision sociale peut-on prétendre que les fonctionnaires y ont droit et le privé non.
Olivier Mazerolle : La vision sociale est différente disent le gouvernement et le Premier ministre, tout simplement parce que lorsque l'Etat fait fonctionner un système comme la Préfon, on ne peut pas soupçonner l'état de vouloir privatiser la sécurité sociale. Dès lors qu'il y aurait une épargne salariale qui viendrait accompagner très fortement la garantie des retraites, alors il y aurait le risque de voir la solidarité être exclue au profit des assurances ?
François Bayrou : Moi je ne demande rien d'autres que l'ouverture aux salariés du privé du privilège qui est aujourd'hui réservé aux fonctionnaires et garanti à tous les salariés de tous les autres pays européens.
Olivier Mazerolle : Mais garanti comment, par quel système ?
François Bayrou : Attendez, j'y viens dans une seconde. La Préfon est gérée avec des syndicats qui sont à l'intérieur de la gestion, mais c'est surtout géré par la C.N.P. et assuré auprès de trois compagnies privées dont AXA et U.A.P. - qui sont les deux principales. Où voyez-vous dans cette affaire un risque de privatisation ? Le privé, les assurances privées interviennent pour garantir l'épargne que les fonctionnaires ont placée là. L'épargne de la Préfon a augmenté cette année, si ma mémoire est fidèle, de quelque chose comme 200 %.
Olivier Mazerolle : Pour le privé, ça fonctionnerait comment?
Patrick Jarreau : Si on décidait de généraliser, à supposer que ce que vous dites soit tout à fait exact sur l'existence d'une sorte de fonds de pension qui ne dirait pas son nom, on peut vous dire qu'il existe aussi des assurances vie, qu'il existe des fonds de placement dans les entreprises, etc... Mais est-ce qu'on pourrait généraliser ce système, tout en maintenant les obligations de cotisations qui existent aujourd'hui ?
François Bayrou : Bien sûr !
Patrick Jarreau : Est-ce qu'on peut demander aux gens à la fois de rendre obligatoires leurs cotisations à un régime de retraite principal, à des régimes de retraites complémentaires, tout en leur disant en réalité vos retraites vont dépendre de ce que vous allez mettre de côté sur un fonds de pension.
François Bayrou : Il suffit de faire que ces versements continuent à cotiser aux cotisations de retraite.
Patrick Jarreau : C'est la même chose. Quand on crée un fonds de réserve en général, on fait la même chose.
François Bayrou : Non, parce que le fonds de réserve général, on y viendra dans une seconde. Je voudrais bien qu'on m'explique comment on finance ce fonds de réserve. Mais je n'écarte pas l'idée d'un fonds de réserve, je demande simplement - tous les pays du monde qui nous entourent, sans exception, de notre niveau, ayant le même problème que le nôtre, le problème de vieillissement de population, qui n'est pas uniquement français - tous ces pays, depuis longtemps, ou depuis peu de temps, ont fait le choix d'ajouter un deuxième pilier pour garantir les retraites, ont fait le choix qu'il y ait la possibilité, quelquefois l'obligation, pour les salariés de cotiser à un fonds d'épargne retraite parce qu'on s'est aperçu que c'était le seul moyen...
Olivier Mazerolle : Monsieur Jospin dit "mais je suis pas contre, simplement à chaque salarié de prendre ses responsabilités, il le fera s'il le veut ". Mais ça ne peut pas être un système obligatoire qui, du fait qu'il serait obligatoire, pourrait se substituer à la répartition.
Patrick Jarreau : Prendre la place d'une partie du système actuel ?
François Bayrou : Attendez, comment voulez-vous que cela se substitue ?
Olivier Mazerolle : Ah mais je ne sais pas, moi c'est Monsieur Jospin qui a dit ça,
François Bayrou : Vous êtes trois journalistes avisés
Pierre-Luc Séguillon : il y a quelque chose qui est gênant parce qu'on fait la confusion entre une différence d'approche de la retraite qui peut exister entre la majorité et l'opposition, que vous exprimez à propos des fonds de pension. Lionel Jospin ayant manifesté sa réticence vis-à-vis de ces fonds de pension, les choses sont claires, vous n'êtes pas sur la même longueur d'ondes. Et puis la critique que vous faites, qui est "Lionel Jospin, parce qu'il n'est pas d'accord avec vous, fait preuve d'attentisme en matière de retraites", ce sont deux problèmes différents.
François Bayrou : Si vous avez l'impression que le problème des retraites est résolu en France depuis mardi dernier, en tout cas à vous lire ce n'est pas le sentiment que j'ai eu, à vous écouter ce n'est pas le sentiment que j'ai eu. Alors il est légitime et normal qu'un journaliste devant un responsable politique essaie de lui porter la contradiction, c'est la règle du jeu. Mais vous avouerez avec moi qu'on a pas le sentiment, à lire les observateurs, les responsables syndicaux qu'on ait fait un pas en avant très important !
Patrick Jarreau : Si l'on en croit les syndicats de fonctionnaires, les principaux d'entre eux, Force ouvrière, la C.G.T., la F.S.U., ils ont le sentiment qu'il s'est passé quelque chose puisqu'ils appellent déjà leurs adhérents à se mobiliser contre le 30 mars, mardi prochain. Apparemment ils n'ont pas la même appréciation que vous de la portée de ce qu'a dit le Premier ministre.
François Bayrou : De ce point de vue, il faut avoir le courage de dire que précisément ils ont tort. Si nous voulons avoir le courage de traiter les problèmes comme ils se posent, il faut qu'on sorte de ce jeu dans lequel l'opposition dit systématiquement le contraire de la majorité, jeu que nous avons connu du temps de la réforme Juppé. J'appelle vos souvenirs à la rescousse. Du temps de la réforme Juppé, le moins qu'on en puisse dire c'est que les affirmations, même de bon sens du gouvernement auquel j'appartenais, n'ont pas été très soutenues par l'opposition. Je veux dire une chose simple, parce qu'elle est vraie : il ne sera pas possible de garder une telle disparité de traitement avec la démographie que nous allons connaître.
Olivier Mazerolle : Mais c'est ce que dit Monsieur Jospin ?
François Bayrou : Et bien, sur ce point, je suis d'accord avec lui.
Pierre-Luc Séguillon : Le problème c'est le problème de méthode. À partir du moment où vous êtes à peu près d'accord sur ce point précis, c'est-à-dire qu'on ne pourra pas continuer à avoir des régimes de retraite du secteur public avec cette disparité par rapport au privé, qu'il faudra donc allonger les durées de cotisation, comment faire passer cela ? Ou bien on utilise la méthode Juppé, vous vous souvenez de ce qui s'est passé, ou bien on utilise la méthode Jospin, vous avez entendu la réaction des syndicats et votre réaction qui dit "et bien c'est de l'immobilisme, il ne se passe rien". Comment en sortir ?
François Bayrou : J'avais proposé une autre méthode qui était celle d'associer tous les secteurs de l'opinion publique française qui le voudraient, au-delà des frontières partisanes, à la définition des obstacles que nous avions devant nous et des réponses à y apporter. Je suis persuadé que continuer à traiter cela dans des affrontements partisans classiques, majorité - opposition, gauche - droite, c'est une erreur, et j'avais donc proposé qu'on fasse ce qui s'est fait dans d'autres pays, que la définition de l'action ne soit pas le fait d'un gouvernement contre une opposition mais des représentants de toute la nation. Personne n'a écouté cette proposition, je pense qu'on se trompe.
Olivier Mazerolle : Mais Monsieur Jospin dit lui même d'abord la réforme de Bercy n'est pas abandonnée, premièrement, deuxièmement rien ne sert de chercher à passer en force mais en même temps on va continuer à travailler avec les syndicats, parce qu'il faudra bien que le secteur public comprenne qu'il doit lui aussi bouger, alors que tout le reste de la société est en mouvement.
François Bayrou : Est-ce que le secteur public refuse le mouvement ou le changement ? Beaucoup de gens croient que oui, mais moi je crois que non.
Pierre-Luc Séguillon : Vous trouvez que les fonctionnaires de Bercy ont adhéré à la réforme qui leur était proposée ?
François Bayrou : Peut-être n'ont-ils pas été associés comme ils devaient l'être à cette réforme.
Pierre-Luc Séguillon : Ou bien ils l'ont trop bien comprise, ils ont trop bien compris quelles en étaient les conséquences pour eux ?
François Bayrou : On m'a reproché à l'Education nationale d'être un co-gestionnaire. Et bien il n'y a de possibilités de régler les affaires profondes et graves qui se posent dans l'Etat qu'en adoptant une démarche de gestion participative, disons. Cette démarche, elle est indispensable à toutes réformes, je crois l'avoir expliqué à votre micro, il y a déjà longtemps, au début du règne éphémère de Monsieur Allègre. Il n'a aucun moyen...
Patrick Jarreau : enfin, éphémère, éphémère
François Bayrou : éphémère parce qu'il va s'arrêter, dit-on, je n'en sais rien, on verra bien.
Olivier Mazerolle : Cela va jusqu'où la gestion participative ?
François Bayrou : C'est l'association
Olivier Mazerolle : le représentant syndical est présent dans le bureau du ministre ?
François Bayrou : Un ministre reçoit les représentants syndicaux.
Olivier Mazerolle : Ils décident ensemble de ce qu'il convient de faire ?
François Bayrou : Non, le ministre a sa part qui est la décision, mais l'ensemble de la préparation des choses doit se faire avec les représentants du terrain. C'est à mon avis l'idée la plus géniale du Général de Gaulle, et je l'approuve bien que n'appartenant pas au parti qui se réclame de lui, c'est une idée dont personne n'a essayé d'exploiter la richesse : l'idée que les gens de terrain sont aussi légitimes que les énarques pour prendre des décisions. Comme toujours les choses se sont préparées dans un petit cercle, à la rue de Grenelle, au ministère de l'Education, c'était pire encore, ce n'était pas un petit cercle c'était la tête du ministre, c'est là que se préparaient et que se faisaient les réformes uniquement sous le fait de l'inspiration, que seul son auteur trouvait géniales. Mais l'idée que, sur des problèmes de cette ampleur et de cette profondeur, les gens qui sont sur le terrain sont aussi légitimes que les énarques pour les régler, c'est une idée dont vous verrez qu'elle est la clé de tout avenir. Elle n'est pas...
Patrick Jarreau : oui, mais, est-ce qu'on peut rentrer un peu dans ce débat, comment fait-on avec les syndicats. Je vous rappelle que vous vous référiez tout à l'heure à Nicole Notat. Dans son interview aux Echos, mercredi dernier, Nicole Notat dit en propres termes, "la meilleure preuve que Jospin ne veut pas vraiment avancer sur le problème des retraites, c'est qu'il s'en est remis aux syndicats et qu'il savait d'avance quelle serait leur réponse". Alors en tout cas des syndicats majoritaires dans la Fonction publique, donc si on est dans l'idée qu'à partir du moment où l'on interpelle les syndicats sur un sujet comme celui des retraites, on ne peut s'attendre de leur part qu'à une réponse négative, comment fait-on pour avancer ?
François Bayrou : Mais c'est un postulat que je n'accepte pas. L'idée qu'il y a en France des fonctionnaires qui refusent tout changement et toute évolution est une idée outrageante pour eux. Et quant à moi, qui les connaît bien et qui ait montré, je crois, qu'on pouvait travailler avec eux, je refuse cet outrage. Simplement, ils ne veulent pas n'importe quoi. Par exemple, à l'Education nationale, c'est non seulement la méthode d'Allègre, de Monsieur Allègre qu'ils refusent, mais c'est le fond. Ils ont raison de refuser le fond. Je leur donne raison.
Olivier Mazerolle : Mais Monsieur Bayrou, vous voyez bien qu'il y a des distensions parmi les protestataires.Bon il y a le CNES d'un côté qui tient absolument à revoir toute la réforme et puis vous avez les parents d'élèves, les chefs d'établissement et d'autres encore qui disent "bon, maintenant les mots d'ordre du CNES commencent à être un peu trop politiques pour nous". Vous croyez véritablement qu'il n'y a pas comme ça aussi des opérations politiques qui sont montées contre un ministre, parfois ?
François Bayrou Attendez, de quoi parle-t-on ? On passe à l'Education nationale ?
Olivier Mazerolle : C'est bien ce dont on parlait là.
François Bayrou : C'est un secteur qui est pour moi très important. Je voudrais dire ceci. Ce qui se passe, la crise qui est vécue à l'Education nationale c'est une crise d'une profondeur que probablement personne ne soupçonne. Le sentiment de désespoir des enseignants sur leur métier, sur la manière dont on les traite, sur l'image qu'on a colportée d'eux dans la société française, nul ne peut le soupçonner. Et de ce point de vue-là " l'uvre ", entre guillemets, de Monsieur Allègre est un gâchis terrible au sein de l'Education nationale. D'abord, pour le climat à l'intérieur et pour l'image de l'Education nationale qui a été véhiculée, c'est une image injuste et destructrice. Et les raisons pour lesquelles les fonctionnaires, les enseignants, et singulièrement les enseignants du second degré, se sont opposés aux réformes de Monsieur Allègre - mais c'est vrai aussi dans le supérieur et dans le primaire - sont des raisons de fond.
Patrick Jarreau : Que vous partagez, dites-vous ?
François Bayrou : Que je partage et que je suis prêt à expliquer en une minute. Il y a deux choses. Premièrement les injures publiques que le ministre de l'Education nationale a multipliées à l'encontre des enseignants dans la pratique de leur métier, chose très profonde et très grave. Et il y a une deuxième chose, c'est la définition même de ce métier. La tentative insidieuse, jamais affirmée, qui consiste à transformer les enseignants en éducateurs
Patrick Jarreau : mais en quoi est-ce illégitime ça, c'est ça que je ne comprends pas. Dans une école de masse, qui doit accueillir des enfants de milieu très divers...
François Bayrou : Je vais essayer de vous l'expliquer. L'idée que, parce que l'école est précisément - cette formule qui est, à mon avis insupportable - une école de masse, on lui fait abandonner sa mission de sorte que la transmission de la culture, de l'architecture culturelle qui fait un homme, qui fait une liberté, qui fait un jugement, que vous avez reçu, et que j'ai reçu aussi, quels que soient les milieux dont nous venions et quelques-uns étaient très éloignés des milieux de pouvoir, ou de richesse, cette idée que la République précisément se donne comme mission de transmettre est une idée fondatrice. L'abandonner c'est ruiner l'Education nationale.
Patrick Jarreau : La question, c'est comment s'y prendre ? Evidemment quand on a affaire là où il y a trente ans à des enfants qui venaient de familles elles-mêmes éduquées, cultivées, avaient suivi une scolarité longue, le problème se posait dans des termes différents.
François Bayrou : Je suis en désaccord avec cela. L'école de la République ne s'adressait précisément pas à des gens qui venaient des milieux de pouvoirs, cultivés et qui avaient de l'argent et des livres comme on le véhicule trop.
Patrick Jarreau : On sait bien que l'enseignement long c'était la majorité des cas.
François Bayrou : La majorité peut-être, et aujourd'hui, c'est la même chose, mais cette démarche subversive qui consiste, sans le dire, à changer le métier des enseignants pour les transformer en " éducateurs ", entre guillemets, certains disent en " animateurs ", cette démarche-là rencontrera l'opposition profonde et viscérale des enseignants français et ils auront raison.
Pierre-Luc Séguillon : Mais attendez, est-ce que c'est le péché de Claude Allègre ou est-ce que c'est en fait une démarche insidieuse qui est le fait de l'ensemble sinon de la société du moins de beaucoup de ces représentants et notamment du monde politique qui est de se défausser de toutes les difficultés que connaît la société aujourd'hui sur cet entonnoir que sont les enseignants ?
François Bayrou : Vous n'avez pas complètement tort. Il y a une tentation de la société et même du monde politique de se défausser ainsi. Mais cette tentation, je n'y adhère pas, je la condamne et je me bats contre elle. Deux exemples, parce que si on a le temps, Olivier Mazerolle, la question mérite vraiment d'être approfondie. Il y a derrière tout ça une espèce de modernisme à la gomme qui consiste à expliquer que ce qui est moderne c'est d'abandonner ce qui se faisait hier. Je prends un exemple, monsieur Allègre, ministre de l'Education nationale, a dit "les maths ce n'est plus la peine d'en faire" parce que les calculatrices et les ordinateurs vont remplacer ce travail qui consistait à apprendre à faire des courbes. Je n'adhère pas à cette idée.
Olivier Mazerolle : Mais les calculatrices sont entrées dans les écoles et dans les lycées avant que Monsieur Allègre ne soit ministre.
François Bayrou : Mais c'est parce que vous confondez les faits et la cause ou en tout cas l'anecdote avec le fond. Le fond c'est que l'on est en droit d'exiger que l'on transmette aux enfants de tous les milieux la capacité de réflexion, de déduction, de raisonnement que les mathématiques supposent. Avec tel exercice ou avec tel autre. De la même manière, les décisions que le ministre actuel de l'Education nationale a prises contre les humanités, ce qu'on appelait les humanités, une certaine conception de l'enseignement du Français ou bien du latin et du grec, les mesures déterminées, insidieuses, hypocrites qu'il a prises contre cet enseignement sont, je considère, un
manquement au devoir qui devrait être le nôtre, d'offrir à ceux qui ont le moins ce que peuvent se payer ceux qui ont le plus.
Patrick Jarreau : Mais alors comment s'y prend-on ? C'est ça la question. Comment s'y prend-on face à des enfants, des garçons et des filles qui ne sont pas sûrs d'être, de savoir à quoi ça sert d'aller à l'école, qui ne s'y retrouvent pas, qui ne retrouvent pas ce qu'ils connaissent dans cet univers là, comment s'y prend on ?
François Bayrou : Et bien en défendant sa mission, si on est persuadé de son bien fondé. Ce sont des grands mots pour la République : il n'y a rien de plus important que de considérer qu'on forme des citoyens, des hommes et des femmes dignes de ce nom, des personnes dignes de ce nom c'est-à-dire capables de jugement. Et l'idée qu'on va remplacer cela par des évolutions techniques est une idée mensongère et c'est contre cela que les enseignants se révoltent au moins autant que contre des problèmes de moyens.
Olivier Mazerolle : Monsieur Bayrou, pour être très concret, est-ce que tout cela passe par une augmentation des effectifs, comme le réclame le CNES ?
François Bayrou : Je ne pense pas que les problèmes de moyens - je vais faire hurler - sont les problèmes principaux. Les problèmes principaux sont des problèmes d'organisation de l'école.
Olivier Mazerolle : Alors il y a assez d'enseignants?
François Bayrou : Je vais vous dire quelque chose. Je considère que - je me mets dans le lot parce que moi non plus je n'ai pas su aller assez loin dans cette voie - le problème fondamental c'est le problème du niveau des enfants quand ils entrent en sixième ; c'est-à-dire de savoir s'ils ont ou non les outils de l'aventure du second degré, collège et lycée. Je considère que c'est le problème fondamental de l'école, qu'une grande partie des problèmes qui se posent, y compris les problèmes de violence à l'école, viennent de là, des enfants qui sont sans aucune disposition des outils qui doivent permette de réussir dans le second degré.
Olivier Mazerolle : Alors ?
François Bayrou : Je pense par exemple qu'on ne devrait pas laisser entrer en sixième sans rien faire des enfants qui ne savent pas lire. Et je considère que pour ces enfants-là, il faut un repérage précoce et une formation où l'on consacrera des moyens exceptionnels.
Pierre-Luc Séguillon : Donc davantage d'enseignants dans le primaire.
François Bayrou : Attendez, ce n'est pas dans le primaire, c'est davantage d'enseignants dédiés ou même, je vais aller encore plus loin, de moyens exceptionnels dédiés aux situations exceptionnelles d'enfants dont on sait à 7 ou 8 ans qu'ils ne sauront pas lire. Un des problèmes majeurs que les enseignants rencontrent au collège, pourquoi sont-ils en situation de détresse dès l'instant qu'ils ont 23 - 24 - 25 élèves par classe au collège, pourquoi ? Parce que le public devant eux est tellement hétérogène, tellement en situation de décalage de la part de ceux qui maîtrisent une culture déjà constituée et ceux qui sont dans une situation de détresse
Olivier Mazerolle : Monsieur Bayrou, ça on a compris, mais est-ce que ça veut dire qu'au global il y a suffisamment d'enseignants. Faut-il les répartir autrement ?
François Bayrou : Je pense qu'il faudra toujours consacrer des moyens exceptionnels mais je ne pense pas que les problèmes de moyens soient aujourd'hui des problèmes d'enseignants.
Olivier Mazerolle : Y a-t-il suffisamment d'enseignants en France, ou faut-il en recruter davantage ?
François Bayrou : Je répète. Vous voulez à tout pris m'enfermer dans une question close ...
Olivier Mazerolle : C'est ce que demandent les manifestants.
François Bayrou : Je ne suis pas d'accord avec l'idée que c'est la revendication principale.
Pierre-Luc Séguillon : Attendez, Lionel Jospin est enfermé dans cette question close, vous le critiquez, quelle réponse donnez-vous ? Il a répondu "j'accorde un milliard, ça fait 500.000 emplois, 5.000 emplois" pardon, en plus.
François Bayrou : Non, malheureusement non, parce que dans l'Education nationale il y a deux gestions, - c'est assez technique -, il y a les postes et l'argent des...
Olivier Mazerolle : attendez, là vraiment il faut qu'on avance, mais faut-il plus d'enseignants qu'il n'y en a à l'heure actuelle ? Faut-il plus d'enseignants pour ceux qui en ont plus besoin et l'on peut organiser les choses de manière que devant des classes plus homogènes, les moyens soient mieux distribués. Ce qui se passe aujourd'hui c'est qu'on est dans un désordre absolu et dans d'ailleurs, dans un désordre absolu de la gestion.
Olivier Mazerolle : Bon nous allons marquer une pause pour les informations de 19 heures, il est un peu plus de 19 heures, puis on va parler de la droite.
François Bayrou : Si vous voulez.
Olivier Mazerolle : Retour à la politique avec une question de Pierre-Luc Séguillon.
Pierre-Luc Séguillon : Dans la première partie de cette émission, vous avez été très critique à l'encontre de Lionel Jospin, à l'encontre de ce que vous considérez comme l'échec de sa politique et vous disiez que vous ne pensiez pas qu'un remaniement pouvait avoir une vertu salvatrice. Alors question : est-ce que vous avez le sentiment que Lionel Jospin ne peut plus se remettre de cet échec dans les deux ans qui vont venir, d'ici à la présidentielle, et si on suit votre hypothèse et s'il est condamné à l'immobilisme, est-ce que l'opposition peut attendre sans sourciller les échéances normales?
François Bayrou : Deux questions en une. Est ce que je considère que Lionel Jospin est d'ores et déjà condamné, ce serait ridicule de le dire, ce serait vraiment d'une assurance ridicule, donc je ne le dirai pas, je ne sais pas, je pense qu'il a vraiment accumulé les mauvais points ces derniers temps. Je pense que l'opinion le mesure et s'en rend compte, il y a aussi des facteurs presque dus au calendrier, qui ont joué, peut-être les élections partielles de dimanche dernier ont-elles joué un rôle dans ce changement de climat
Pierre-Luc Séguillon : Vous le dites en souriant, en pensant aux Pyrénées-Atlantiques !
François Bayrou : oui, voilà, en pensant aux Pyrénées-Atlantiques - dans ce changement de climat. Mais non, je n'ai aucune assurance que les choses soient jouées, ce sont des certitudes absurdes. Deuxièmement, est-ce qu'on peut rester sans rien faire ? Evidemment non. Je veux dire que la reconstruction du climat de confiance, la reconstruction patiente du lien entre l'opposition et les Français, elle n'est pas faite, elle est à faire, elle est à notre charge, c'est notre responsabilité, c'est à nous de faire la preuve. Les Français, à juste titre, se sentent vaccinés, ils ont l'impression que les alternances n'ont pas toujours porté les fruits qu'ils attendaient et ils n'ont pas l'impression, pour l'instant majoritairement, que l'opposition, la droite comme on dit, soit en situation demain matin de reprendre les choses et de les porter où ils souhaiteraient qu'elles soient portées.
Olivier Mazerolle : Ce climat de confiance peut-il revenir avec, par exemple, ce qu'on a vu durant les trois dernières semaines à l'UDF. Monsieur Douste-Blazy dit qu'il faut faire un grand parti social et libéral, alors vous, vous contrez ça et puis on entend dire que c'est Chirac qui est derrière cette opération, d'autres disent que l'UDF c'est bien gentil, mais depuis qu'on a fait 9 % aux Européennes, on n'a rien fait de plus pour prouver qu'on est vraiment un grand parti de rassemblement.
François Bayrou : Ecoutez, c'est très simple, je ne participe à aucune polémique d'aucune sorte, je n'y mettrai pas le plus petit doigt, le plus petit ongle du plus petit doigt. Je pense que notre devoir c'est d'agir et de faire et j'agirai et je ferai. Mais je le dis simplement et en une phrase : s'il y avait des entreprises qui voulaient refaire de l'UDF ce qu'elle était autrefois, c'est-à-dire des clans les uns contre les autres, je ne l'accepterais pas.
Pierre-Luc Séguillon : Alos question de fond : est-ce que la division ou le clivage entre démocratie libérale, une famille qui se revendique un libéralisme intense, et votre formation l'UDF, le clivage a-t-il encore, aujourd'hui, une raison d'être ? Je parle du fond, je ne parle pas des querelles de personnes ?
François Bayrou : Je pense que le message de l'UDF ne peut pas se résumer au message d'un libéralisme intense comme vous dites...
Pierre-Luc Séguillon : Est ce que le libéralisme intense a une raison d'être dans ce pays ?
François Bayrou : Je pense que l'UDF par nature et en disant libéralisme intense, on choisit exprès des mots qui...
Pierre-Luc Séguillon : je cherchais un qualificatif parce que vous êtes aussi des libéraux !
François Bayrou : qui ne sont pas péjoratifs. Je pense que précisément notre message, c'est de proposer pour la société un autre horizon, une autre démarche que celle-là. Alors naturellement, dans la démarche qui est la nôtre, il y a de la liberté et il en faut. Mais il y a aussi de la diffusion de la responsabilité, c'est indispensable. Et il y a aussi cette cohésion républicaine et nationale, sociale, dont nous parlons. Le message qui est le nôtre est fait pour que tous les membres de la société que nous formons ensemble puissent avancer du même pas et non pas pour que les gouffres se creusent ou que les différences se creusent. C'est fait pour rassembler et mettre du lien entre les gens, plutôt qu'au contraire faire la loi de la jungle...
Patrick Jarreau : Mais alors pour répondre précisément à la question. Quand Philippe Douste-Blazy, président du groupe UDF de l'Assemblée Nationale, dit nous pourrions nous retrouver, libéraux et UDF dans la même formation sociale et libérale, il se trompe ?
François Bayrou : Si c'est sur les mêmes convictions, si c'est avec un message clair qui est ce message central que j'essayais de définir à l'instant, c'est oui ! Si c'est sur nos convictions et même s'il faut naturellement prendre garde à ouvrir la porte en faisant... Cela c'est oui ! Mais si c'est pour faire de l'UDF un ventre mou qu'elle a cessé d'être, alors je ne défendrai pas cette idée.
Patrick Jarreau : L'UDF n'est plus un ventre mou dites-vous, mais ce qu'un certain nombre de gens se disent c'est au fond, depuis les élections européennes de juin, vous avez fait une belle campagne, obtenu un résultat satisfaisant. Où est passée l'UDF, que fait-elle, que propose t-elle, que dit-elle, quel message adresse-t-elle aux Français, quel projet prépare-t-elle ?
François Bayrou : Et bien l'UDF, comme les autres, essaie de construire son projet - et il y a d'ailleurs autour de moi quelques-uns et quelques-unes de ceux qui le font -, elle essaie de se préparer aux échéances qui viennent. Il y a de moment pour se battre, être sur le devant de la scène et il y a des moments où l'on se prépare à des combats. Il y a des combats qui viennent, vous le savez, ils sont au nombre de trois, les municipales, les législatives et après, une fois les législatives passées, il y a les présidentielles. Ce qui est un calendrier absurde...
Olivier Mazerolle : Vous avez renoncé au changement de calendrier ?
François Bayrou : Non, je ne renonce pas aux idées de bon sens, simplement je n'ai pas l'impression que mon analyse ou mon idée soit reprise, donc...
Olivier Mazerolle : alors pour les municipales, vous préparez l'union. Par exemple à Paris, vous pensez que Monsieur Borloo pourrait se présenter au nom de l'UDF alors que le RPR dit, quand même Paris, c'est plutôt de notre côté que du côté de l'UDF, c'est un arrangement qui préfigure une bonne entente au sein de l'opposition ?
François Bayrou : Notre démarche est unitaire parce que ce sont des élections au scrutin majoritaire et de surcroît des élections au scrutin majoritaire où l'on peut se maintenir au deuxième tour, ce qui est relativement compliqué. Notre démarche est unitaire, mais naturellement une démarche unitaire, c'est une démarche d'ensemble. Est-ce qu'on a un candidat qui peut l'emporter, est-ce que ce candidat, comment dirais je, donne à chacun sa place, est ce qu'on est d'accord sur toutes les villes de la même importance ou d'importance proche ? Je ne demande pas mieux que d'avoir une démarche unitaire générale et c'est le sens de ce que nous disons.
Olivier Mazerolle : Alors regardez, à Paris, on voit plutôt peut-être se préfigurer une idée d'une liste qui pourrait être dirigée par un RPR comme Philippe Séguin, par exemple, ou d'autres et puis à Lyon, vous avez un UDF qui est Monsieur Christian Philipp qui est adjoint de Raymond Barre, qui dit "je suis prêt à conduire une liste en faisant équipe avec un RPR" pour manifester justement l'union.
François Bayrou : A Lyon, les candidats seront choisis avec dépôt de candidature avant le 30 mars et choix avant le 30 avril, donc vous n'avez pas longtemps à attendre pour que les différentes personnalités de Lyon trouvent un soutien auprès de...
Olivier Mazerolle : cela ne vous enchante pas Monsieur Philip !
François Bayrou : Christian Philip est quelqu'un de bien, Michel Mercier est quelqu'un de bien et tout autre candidat qui pourrait se manifester dans nos rangs, je dis à l'avance que c'est quelqu'un de bien...
Patrick Jarreau : Et Charles Millon ?
François Bayrou : Charles Millon a fait des choix politiques que nous n'avons pas approuvés et qui ne sont pas les nôtres.
Pierre-Luc Séguillon : Je reviens en arrière sur démocratie libérale et l'UDF. Il y a aussi un autre aspect tactique qui est parfois soulevé à l'intérieur de l'opposition, il y a le RPR dont souvent les autres composantes ont souffert du côté un peu impérialiste, je ne me trompe pas ! Et certains disent, comme Philippe Douste-Blazy, si l'on veut résister à cette caractéristique un peu hégémonique du RPR, il faut s'unir, il faut constituer une force qui puisse se faire entendre, d'où la nécessité de, dans toutes ces tractations, municipales, législatives voire présidentielles, on va y venir, que la voix que l'on veut faire entendre soit soutenue par une base plus large.
François Bayrou : Faire entendre quoi ?
Pierre-Luc Séguillon : La voix sociale et libérale.
François Bayrou : La question est très simple. Quiconque admet ce message central, qui est le nôtre, a sa place parmi nous. Quiconque, au contraire, considère que ça n'est pas ce message central qu'il faut, il est légitime qu'il défende ses propres idées. Et donc...
Pierre-Luc Séguillon : Oui j'entends bien ce que vous dites mais...
François Bayrou : Et donc, attendez... Je prends un exemple simple. Vous étiez en train d'expliquer à l'instant qu'aux Européennes nous avions fait un très bon score, enfin score convenable, enfin quelque chose que vous trouviez bien pour nous ! Une bonne campagne disiez-vous et des résultats intéressants. Pourquoi avons-nous pu faire cela ? Nous avons pu faire cela parce que nous étions déterminés et compacts autour d'une volonté commune. C'est dans la volonté que prime le succès, c'est la force du message qui prime le succès, alors tous ceux qui sont d'accord avec notre
message, même avec des nuances, ils ont leur place parmi nous, d'où qu'ils viennent. On parle beaucoup de la droite, un jour il y aura du centre gauche ou de la gauche modérée qui viendra chez nous.
Patrick Jarreau : Donc vous invitez les députés de démocratie libérale à adhérer individuellement à l'UDF en fait !
François Bayrou : Je trouve que, individuellement ou en groupes pour ceux qui les souhaitent, c'est bien. N'est-ce pas... La seule chose contre laquelle je sois en réserve ou en réticence, c'est que l'on supprime la volonté et le message pour le remplacer par quelque chose de vague et de mou que je ne trouve pas bon pour la société française d'aujourd'hui.
Olivier Mazerolle : Et quand vous participez à une réunion au cours de laquelle on vous voit avec Alain Madelin et Michèle Alliot-Marie...
François Bayrou : Ça c'est l'union.
Olivier Mazerolle : Oui c'est l'union. Vous n'avez pas le sentiment de participer à un film déjà projeté, il y a quelques années, et qui n'avait pas donné les meilleurs résultats ?
François Bayrou : Il se trouve que j'ai eu l'occasion de participer aux deux épisodes. Celui-là et l'épisode précédent.
Olivier Mazerolle : Oui, vous parlez de...
François Bayrou : Le moins que je puisse vous en dire, c'est que le climat n'était pas le même. Ce n'est pas très facile de faire l'union sans avoir l'impression de faire un remake, comme vous dites. Parce qu'en effet, ces images-là, on les a beaucoup vues. Et c'est même pourquoi nous n'avons pas multiplié les occasions d'apparitions publiques, pour ne pas donner l'impression qu'on recommençait toujours la même antienne. Et pourtant, les électeurs qui nous font confiance, les électeurs de l'opposition, ils ont besoin de cette assurance-là et je dis une chose, le climat d'aujourd'hui n'est pas le climat d'hier. En tout cas dans les relations entre les personnes. Le lien de confiance qu'il y a aujourd'hui, malheureusement, n'existait pas hier.
Olivier Mazerolle : Même avec Alain Madelin ? Parce que vous vous en êtes dit avec Alain Madelin!
François Bayrou : Non, mais vous voyez comme vous confondez les choses. Alain Madelin et moi, il se trouve que nous n'avons pas exactement, comme vous savez, les mêmes approches. Mais il se trouve aussi que nous avons toujours conservé entre nous, un climat disons de camaraderie, où nous avons
toujours discuté, y compris dans des discussions privées, en nous étripant, parce que quelquefois on a la passion et le feu des choses...
Olivier Mazerolle : Oh même publiques parce que dites donc...
François Bayrou : Je n'ai pas, je n'ai jamais eu avec Alain Madelin de mauvaises relations personnelles, jamais. Et avec Michèle Alliot-Marie comme vous le savez, j'ai des relations amicales et anciennes. Nous sommes élus du même département et nous appartenons à la même équipe. Et bien je trouve que ce climat-là est un bon climat. Alors je sais que c'est difficile à faire croire et qu'il va falloir du temps pour le garantir, pour que les Français de nouveau y adhèrent, il faut y aller pas à pas et prudemment et non pas leur faire prendre, comment dirais-je, des affirmations pour la réalité. C'est la réalité désormais qu'il faut que nous montrions. Nous avons entre nous des relations de confiance, ça ne veut pas dire que tout soit réglé mais je vous le dis...
Pierre-Luc Séguillon : Est ce que de ce point de vue-là vous approuvez le travail transversal d'un club du style de celui constitué par Rafarin, Barnier, Barraux, Perben , je dis transversal parce qu'il...
François Bayrou : Je ne suis pas sûr que ceux qui nous écoutent soient tout à fait...
Pierre-Luc Séguillon : C'est-à-dire quatre anciens ministres appartenant à Démocratie libérale, au RPR et à l'UDF.
François Bayrou : J'approuve tout travail constructif.
Pierre-Luc Séguillon : Quand je vous dis ça, pour être très clair, vous avez raison, vis-à-vis de ceux qui nous écoutent, un club transversal dont on dit qu'il travaille en étroite liaison avec Jacques Chirac.
François Bayrou : Ecoutez, pourquoi Jacques Chirac n'aurait-il pas des gens qui le soutiennent, ceux que vous avez cités, d'autres...
Pierre-Luc Séguillon : Vous-même ?
François Bayrou : que vous évoquiez à l'instant. Mais je trouve ça légitime et normal. Jacques Chirac est Président de la République, il aspire à se représenter, il est naturel et légitime que ceux qui se reconnaissent en lui le soutiennent et l'aident. Tout ce qui est constructif est bon.
Patrick Jarreau: Oui, mais Monsieur Bayrou vous savez bien qu'un certain nombre de parlementaires, les vôtres, vous en serez j'imagine, vont recevoir Jacques Chirac au Sénat mardi prochain, disent qu'il faut être clair vu le calendrier, les élections législatives d'abord, la présidentielle ensuite, pour la droite il n'y a pas 36 solutions, elle doit être derrière Jacques Chirac à la présidentielle pour pouvoir gagner avant les législatives.
François Bayrou : Il se trouve que c'est le point sur lequel je revendique ma liberté.
Patrick Jarreau : Qui s'exerce comment ?
François Bayrou : Je vais vous expliquer pourquoi cette liberté est nécessaire. Je revendique ma liberté parce qu'on a choisi un calendrier, à mes yeux absurde, vous le rappeliez, dans lequel l'élection législative est organisée avant l'élection présidentielle. Et donc, au soir de l'élection législative, il y aura un paysage différent. J'ai souvent dit, je le répète devant vous, que l'on est aujourd'hui dans une confrontation Jospin / Chirac. L'un des deux aura disparu au soir de l'élection législative, il ne pourra pas se présenter à l'élection présidentielle...
Patrick Jarreau : Celui qui aura perdu, enfin celui dont le camp aura perdu.
François Bayrou : Celui qui aura été à la tête d'un camp qui aura perdu. Je dis que le paysage sera nécessairement différent.
Olivier Mazerolle : Attendez, alors si c'est la gauche qui l'emporte donc la droite présentera un autre candidat que Jacques Chirac, mais sans espoirs de succès. Donc vous êtes prêt à aller, vous, au combat comme ça, en vous disant de toute façon c'est perdu ?
François Bayrou : Attendez, je distingue si vous le voulez bien mon cas personnel sur lequel chaque interview renouvelle la question et la remet sur la table.
Olivier Mazerolle : Mais pour le candidat de droite, ça ne va pas être existant quand même de mener un mois de campagne en se disant que c'est perdu !
François Bayrou : Oui, mais je sais bien qu'il y a des gens qui rêvent qu'il n'y ait pas de candidat du tout mais, malheureusement, ce n'est pas comme ça les élections ! L'élection présidentielle, normalement, devrait être la clé de voûte des institutions. Elle devrait être le lieu où se dessine le destin de la France. C'est comme ça que la Constitution de la Vème République a été écrite, comme ça que le Général de Gaulle l'a pensée. On est en train de faire le contraire. C'est dingo.
Olivier Mazerolle : C'est dingo !
François Bayrou : Voilà. On est en train de mettre en acte II, secondaire, ce qu'on devrait mettre en acte I, primordial.
Olivier Mazerolle : Pour reprendre votre formule, est-ce que ce ne sera pas dingo de la part d'un homme politique de droite de se lancer dans la présidentielle après une défaite aux législatives ?
François Bayrou : Ce sera risqué, ce sera une aventure, ce sera une uvre de conviction mais...
Olivier Mazerolle : et si c'est la droite qui gagne les législatives, comment pourriez vous éviter que Jacques Chirac, sous la bannière de qui les législatives auront été gagnées, soit le candidat évident ?
François Bayrou : Ecoutez, tout cela appartient à un autre temps. Tout cela appartient au temps d'après les élections législatives, et au nom de la famille politique à laquelle j'appartiens et dont j'ai la responsabilité, je conserverai ma liberté de choix sur cette affaire.
Pierre-Luc Séguillon : Mais vous êtes d'accord que ça appartient, peut-être, à un autre temps mais tout cela se prépare et l'on est à deux ans de l'échéance. Donc, vous avez le choix entre deux stratégies, ou bien effectivement
vous renoncez à faire entendre la voix de l'UDF à travers votre personne. Quand on regarde les sondages, ils ne sont pas très bons, le dernier vous donne 4, la même chose que Madame Voynet...
François Bayrou : Ecoutez, attendez...Un mot sur les sondages, non vraiment, un mot sur les sondages. Ils testent des noms qui ne sont pas candidats pour une élection dont on ne connaît pas le contexte et qui n'ont jamais dit ce qu'ils ont à dire aux Français au moment d'une élection majeure comme celle-là. Tout sondage, et donc vous savez qu'il y avait un temps où Jacques Chirac était autour de 10 dans les sondages des élections présidentielles, vous vous souvenez de ce temps-là, où tous les journalistes écrivaient qu'il était cuit, il était mort. Les sondages n'ont pas de sens en dehors de l'échéance elle-même. Cela dit on peut naturellement s'en servir et c'est à ça qu'ils servent, enfin c'est généralement leur emploi. C'est quelque chose dont on essaie de se servir.
Pierre-Luc Séguillon : Bon alors ma question c'était ou bien vous choisissez une stratégie qui est effectivement pas la vôtre, qui est de renoncer en disant il faut tout faire pour que dans une situation qui reste quand même difficile parce que même s'il y a un remaniement, même si il y a les difficultés de Jospin, les choses ne sont quand même pas excellente pour le Président de la République actuel pour sa réélection, on fait tout pour qu'il soit réélu c'est à dire on reprend la phrase de Juppé, il ne faut rien faire qui puisse le gêner, ou bien on se dit comme vous venez de le dire, de toute manière ça
va être dingo donc on peut se payer le luxe de faire exploser la baraque au risque de l'échec !
François Bayrou : Non ce qui est dingo c'est le calendrier qu'on a choisi. Pour le reste il faut avoir...
Olivier Mazerolle : qui "on" d'ailleurs ?
François Bayrou : Et j'ai avec le Président de la République des rapports positifs, constructifs et de ma part respectueux...
Pierre-Luc Séguillon : Vous pourriez être Ministre des affaires étrangères.
François Bayrou : Non !
Pierre-Luc Séguillon : Je parle du langage.
François Bayrou : J'ai des rapports de cet ordre. Je n'ai jamais eu de conflits personnels avec le Président de la République, et pourquoi en aurai-je ? Il est Président de la République et je le respecte en tant que tel, il appartient à mon camp. Cela dit, au bénéfice de cela, totalement aliéner sa liberté de langage, sa liberté tout court, la liberté de sa famille, son projet, son envie de proposer un chemin nouveau à la France, pour ma part je ne le ferai pas. Je sais qu'on m'y invite assidûment.
Pierre-Luc Séguillon : Qui, quand ? L'Elysée ? Philippe Douste-Blazy ?
François Bayrou : Je sais que des efforts nombreux sont faits pour que cette famille fasse comme elle a trop souvent fait par le passé, c'est-à-dire qu'elle renonce à exister, qu'elle renonce à proposer un chemin nouveau. Il y a beaucoup de gens qui travaillent à cela. Je le dis à l'avance, autant je suis un partenaire positif et constructif de l'entente de l'opposition et de son union, autant je ne laisserai jamais aliéner notre liberté parce que c'est une liberté dont la France a besoin. Figurez-vous que, en Espagne, c'est le seul pays où notre famille politique l'emporte. Quel était le slogan que José Maria Aznar a choisi ? Ce slogan était "l'avenir est au centre", alors pour moi, ma conception du centre, elle est centrale et non pas centriste, elle est large. Elle va loin au centre droit, et un jour loin au centre gauche. C'est un message fédérateur pour le pays qui essaie de rassembler en un seul projet deux attentes majeures, une attente, vous l'avez dit, d'efficacité et de liberté, et une attente de cohésion sociale. Ce message-là c'est le nôtre et c'est de celui-là dont la France a besoin et c'est pourquoi il est de notre devoir de le porter.
Olivier Mazerolle : Merci Monsieur Bayrou, c'était votre Grand Jury, bonne soirée à tous !
François Bayrou est interrogé par: Olivier Mazerolle (RTL), Pierre-Luc Séguillon (LCI) et Patrice Jarreau
(le Monde)
(Source http://www.udf.org, le 10 mai 2000).
Nous allons parler de cela avec vous ce soir en compagnie de Pierre-Luc Séguillon et de Patrick Jarreau dans ce Grand Jury retransmis en direct sur RTL et LCI ; le Monde publiera dans son édition de demain l'essentiel de vos déclarations.
Alors Monsieur Bayrou, le remaniement annoncé va se produire bientôt au bout de près de trois ans de gouvernement, à mi-chemin de la législature, dans ces conditions peut-on parler d'affaiblissement de l'équipe Jospin ou plus simplement d'un acte normal au bout de 33 mois de pouvoir ?
François Bayrou : Attendez, c'est de la nature du remaniement qu'il s'agit et tout le monde le voit bien, c'est un remaniement contraint et forcé. Le Premier ministre n'a pas le choix parce que son gouvernement est déconsidéré, parce que des secteurs majeurs du gouvernement sont aujourd'hui en situation de déliquescence profonde, et donc c'est un remaniement contraint et forcé qui est un signe d'échec. Tout autre aurait pu être un remaniement du gouvernement décidé dans une période de hautes eaux où tout va bien et où, en effet, on peut reprendre une équipe pour lui donner un nouveau souffle ; mais ce n'est pas du tout la nature du remaniement auquel nous allons assister. C'est un remaniement contraint et forcé par l'échec d'un grand nombre de secteurs du gouvernement et c'est un signe de faiblesse et, à mon avis, de faiblesse durable du gouvernement de Monsieur Jospin et de Monsieur Jospin lui-même.
Pierre-Luc Séguillon : Mais est-ce que le fait que ce remaniement se fasse sous la contrainte condamne, à votre avis, les chances de ce gouvernement de rebondir ensuite du nouveau gouvernement ?
François Bayrou : Bon, il ne faut jamais prononcer des paroles définitives. Cela dit, l'expérience montre une chose : un remaniement fait sous la contrainte, ça ne règle jamais rien. Les observateurs ou les médias, qui souvent simplifient les choses, disent : "c'est la faute de Sautter qui ne sait pas faire, c'est la faute d'Allègre qui a les défauts nombreux que l'on sait". Mais qui a choisi Monsieur Allègre ? C'est Monsieur Jospin ! La politique qui a échoué à Bercy, j'imagine qu'elle n'a pas été faite à l'insu de Monsieur Jospin, ou alors ce serait grave ! les choix ou les non-choix sur les retraites, c'est Monsieur Jospin qui les a prononcés ! Et donc tous ces secteurs, qui sont des secteurs d'échec, portent la marque personnelle du Premier ministre. C'est Monsieur Jospin qui devrait se réformer lui-même et je doute qu'il le fasse.
Patrick Jarreau : Alors, quelle est votre analyse des causes de cet échec ?
François Bayrou : Vous voulez dire des échecs dans quels secteurs ?
Patrick Jarreau : De ceux que vous venez de citer. Vous dites celui qui est en échec, c'est Lionel Jospin, les secteurs ne sont pas les mêmes.
Olivier Mazerolle : Non mais sur Jospin, vous dites Lionel Jospin lui-même est en échec donc Patrick Jarreau dit pourquoi Jospin, à votre avis, est-il en situation d'échec ?
Patrick Jarreau : Merci Olivier Mazerolle de traduire ma question !
François Bayrou : Autosatisfaction, un esprit porté à voir sa propre gloire et non pas les problèmes du pays et non pas les problèmes qu'il rencontre, et une analyse assez fausse sur un grand nombre de secteurs.
Olivier Mazerolle : Vous n'avez pas le sentiment de charger un peu trop la barque, l'image de Lionel Jospin n'est pas aussi mauvaise...
François Bayrou : Son image non, mais sa réalité oui.
Pierre-Luc Séguillon : Alors comment expliquez-vous que pour Lionel Jospin qui, il y a encore quelques semaines était dans une situation politique confortable, tout d'un coup, les choses se sont à ce point retournées. Est-ce que, parce que, à votre avis, il a voulu faire des réformes et qu'à un moment donné il retire ces réformes, est-ce que c'est ça l'échec de Lionel Jospin ?
François Bayrou: Un retrait n'est jamais bon signe. On en a rencontré d'autres sous d'autres gouvernements mais je ne crois pas que ce soit exactement cela. Ce n'est pas qu'il ait voulu faire des réformes, c'est qu'il a voulu faire semblant d'en faire, c'est qu'il a conduit une politique qui n'est pas une politique dont on sache où elle va. Et lorsqu'il s'agit de prononcer de véritables choix, je pense aux retraites ou à la réforme de l'Etat, bien entendu, il ne le fait pas et sans jeu de mots, il bat en retraite au lieu de réformer les retraites. Je porte un regard assez sévère sur ce qui se passe. Alors vous me dites : "mais il y a quelques semaines encore, ça paraissait aller bien" ; c'est qu'il y a deux sortes de popularités : la popularité réelle et profonde de celui qui conduit une action à laquelle le pays adhère, et puis une autre popularité qui est une popularité de façade ou de l'instant, d'apparence, qui est celle que rencontre quelqu'un qui a choisi les apparences plutôt que la réalité du travail de gouvernement. Et je crois que Monsieur Jospin, depuis de longs mois, est dans cette situation-là.
Il a choisi, voilà, il évite, il fait semblant, il entretient hypocritement l'image de sa propre vertu et je pense que c'est cela que le pays....
Patrick Jarreau : est-ce que vous pourriez être plus précis sur tous ces points, parce que vous dites, par exemple que depuis 33 mois, il n'a rien changé ; il y a peu de temps, on vous entendait dire, il a fait les 35 heures, il fait le PACS, la couverture universelle ...
François Bayrou : Je critique les 35 heures, j'ai un jugement positif sur la parité - j'aurais toutefois préféré que l'on agisse autrement, que l'on passe par une autre manière de voir les choses - et quant à l'hypocrisie sur le cumul des mandats, il y a de quoi rire, s'il y avait matière.
Olivier Mazerolle : Et donc il s'est passé des choses quand même ?
François Bayrou : Il s'en est passé, mais il me semble que vous n'accordez pas aux Français un jugement profond sur les choses. Ils savent très bien que sur des dossiers essentiels, les choix ne sont pas faits. Quand Monsieur Jospin, je prends un exemple, à la fin de son interminable discours sur les retraites - 50 et quelques minutes - l'autre jour, finit sur cette phrase superbe "les Français peuvent être rassurés, les retraites sont sauvées", et que le lendemain Madame Notat dit "la seule chose que les Français doivent savoir c'est que les retraites ne sont pas sauvées", je trouve qu'il y a là un diagnostic exact, au scalpel, de la réalité du gouvernement de Monsieur Jospin et c'est cela qui a fini par le rattraper.
Pierre-Luc Séguillon : Mais attendez, vous dites, il faut qu'un Premier ministre, il faudrait qu'un Premier ministre ait la popularité de réforme auquel adhère l'opinion. Prenez l'exemple des retraites dont vous venez de parler, imaginez que Lionel Jospin ait dit : "je décrète ou je veux qu'à partir de maintenant la durée de cotisation des fonctionnaires soit allongée et alignée sur le privé" au lieu de dire "je souhaite qu'il y ait des négociations". Vous imaginez ce qui se serait passé le lendemain dans la rue. Alors autrement dit, je pose la question : quand vous regardez les Premiers ministres qui se sont succédé, est-ce qu'aujourd'hui il est encore possible de réformer un pays ?
François Bayrou : C'est un très grand sujet, je propose qu'on le reprenne dans une minute, mais un mot sur les retraites d'abord. On ne sait pas ce qui se serait passé si Lionel Jospin avait fait des propositions claires, mais c'est très loin d'être le seul sujet. Ce que nous avons reproché à Monsieur Jospin, ce n'est pas cette disposition particulière d'une proposition de dialogue une fois de plus, sur cette idée de mise à égalité des fonctionnaires avec les salariés du privé qui est une idée, qui est un des aspects de la réforme auxquels évidemment personne n'échappera
Patrick Jarreau : oui, les choses que le gouvernement auquel vous appartenez n'avait pas faites puisqu'il s'était contenté d'allonger la durée de cotisations du privé.
François Bayrou : Vous accorderez que le gouvernement Juppé a essayé et donc les choses n'étaient pas mûres, on s'y est mal pris, tout le monde peut échouer, mais la malhonnêteté ou l'hypocrisie qui consiste à éviter le principal d'un problème pour s'attacher seulement à ce qui est périphérique c'est quelque chose qui, à mon sens, condamne le jugement sur son auteur. Le problème des retraites, il me semble qu'il faut l'expliquer chaque fois qu'on le peut. Est-ce que le pouvoir d'achat des retraites peut être garanti uniquement en prélevant plus sur ceux qui travaillent, le système par répartition comme on dit ? les Français croient qu'ils cotisent pour des points de retraite, ce n'est pas vrai. Le système par répartition est un système dans lequel ceux qui travaillent paient chaque mois les retraites de ceux qui ne travaillent plus.
Pierre-Luc Séguillon : C'est ce qu'on appelle la solidarité entre les générations.
François Bayrou : Oui, mais c'est très bien et je l'approuve. C'est pour nous, forcément, un des deux grands piliers. Est-ce qu'il y a un scénario crédible, pour un avenir à horizon proche, est-ce qu'il y a un scénario crédible où l'on puisse garantir le pouvoir d'achat des retraites uniquement en augmentant la charge sur ceux qui travaillent ? Notre réponse à nous c'est non. La réponse de tous les experts indépendants, c'est non. Monsieur Jospin a soigneusement évité cette affaire. Tout le monde sait, tous les pays qui nous entourent sans exception savent que pour garantir le pouvoir d'achat des retraites il faut un deuxième moyen et que ce deuxième moyen, c'est l'épargne-retraite, ou les fonds de pension comme on voudra. Nous ne demandons pas quelque chose de révolutionnaire, cela existe en France, cela existe pour les fonctionnaires. Les fonctionnaires disposent d'un fonds d'épargne retraite qui s'appelle Préfon, il y en a peut-être même d'autres, d'un fonds d'épargne retraite auquel cotisent autour de 500.000 fonctionnaires, peut-être plus selon les chiffres, et chaque versement réalisé par un fonctionnaire pour l'épargne retraite est défiscalisé. Et bien écoutez, est-ce qu'il est juste que ce moyen indispensable pour sauvegarder le pouvoir d'achat des retraites soit garanti en France pour les fonctionnaires et interdit aux autres ? Au nom de quelle vision sociale peut-on prétendre que les fonctionnaires y ont droit et le privé non.
Olivier Mazerolle : La vision sociale est différente disent le gouvernement et le Premier ministre, tout simplement parce que lorsque l'Etat fait fonctionner un système comme la Préfon, on ne peut pas soupçonner l'état de vouloir privatiser la sécurité sociale. Dès lors qu'il y aurait une épargne salariale qui viendrait accompagner très fortement la garantie des retraites, alors il y aurait le risque de voir la solidarité être exclue au profit des assurances ?
François Bayrou : Moi je ne demande rien d'autres que l'ouverture aux salariés du privé du privilège qui est aujourd'hui réservé aux fonctionnaires et garanti à tous les salariés de tous les autres pays européens.
Olivier Mazerolle : Mais garanti comment, par quel système ?
François Bayrou : Attendez, j'y viens dans une seconde. La Préfon est gérée avec des syndicats qui sont à l'intérieur de la gestion, mais c'est surtout géré par la C.N.P. et assuré auprès de trois compagnies privées dont AXA et U.A.P. - qui sont les deux principales. Où voyez-vous dans cette affaire un risque de privatisation ? Le privé, les assurances privées interviennent pour garantir l'épargne que les fonctionnaires ont placée là. L'épargne de la Préfon a augmenté cette année, si ma mémoire est fidèle, de quelque chose comme 200 %.
Olivier Mazerolle : Pour le privé, ça fonctionnerait comment?
Patrick Jarreau : Si on décidait de généraliser, à supposer que ce que vous dites soit tout à fait exact sur l'existence d'une sorte de fonds de pension qui ne dirait pas son nom, on peut vous dire qu'il existe aussi des assurances vie, qu'il existe des fonds de placement dans les entreprises, etc... Mais est-ce qu'on pourrait généraliser ce système, tout en maintenant les obligations de cotisations qui existent aujourd'hui ?
François Bayrou : Bien sûr !
Patrick Jarreau : Est-ce qu'on peut demander aux gens à la fois de rendre obligatoires leurs cotisations à un régime de retraite principal, à des régimes de retraites complémentaires, tout en leur disant en réalité vos retraites vont dépendre de ce que vous allez mettre de côté sur un fonds de pension.
François Bayrou : Il suffit de faire que ces versements continuent à cotiser aux cotisations de retraite.
Patrick Jarreau : C'est la même chose. Quand on crée un fonds de réserve en général, on fait la même chose.
François Bayrou : Non, parce que le fonds de réserve général, on y viendra dans une seconde. Je voudrais bien qu'on m'explique comment on finance ce fonds de réserve. Mais je n'écarte pas l'idée d'un fonds de réserve, je demande simplement - tous les pays du monde qui nous entourent, sans exception, de notre niveau, ayant le même problème que le nôtre, le problème de vieillissement de population, qui n'est pas uniquement français - tous ces pays, depuis longtemps, ou depuis peu de temps, ont fait le choix d'ajouter un deuxième pilier pour garantir les retraites, ont fait le choix qu'il y ait la possibilité, quelquefois l'obligation, pour les salariés de cotiser à un fonds d'épargne retraite parce qu'on s'est aperçu que c'était le seul moyen...
Olivier Mazerolle : Monsieur Jospin dit "mais je suis pas contre, simplement à chaque salarié de prendre ses responsabilités, il le fera s'il le veut ". Mais ça ne peut pas être un système obligatoire qui, du fait qu'il serait obligatoire, pourrait se substituer à la répartition.
Patrick Jarreau : Prendre la place d'une partie du système actuel ?
François Bayrou : Attendez, comment voulez-vous que cela se substitue ?
Olivier Mazerolle : Ah mais je ne sais pas, moi c'est Monsieur Jospin qui a dit ça,
François Bayrou : Vous êtes trois journalistes avisés
Pierre-Luc Séguillon : il y a quelque chose qui est gênant parce qu'on fait la confusion entre une différence d'approche de la retraite qui peut exister entre la majorité et l'opposition, que vous exprimez à propos des fonds de pension. Lionel Jospin ayant manifesté sa réticence vis-à-vis de ces fonds de pension, les choses sont claires, vous n'êtes pas sur la même longueur d'ondes. Et puis la critique que vous faites, qui est "Lionel Jospin, parce qu'il n'est pas d'accord avec vous, fait preuve d'attentisme en matière de retraites", ce sont deux problèmes différents.
François Bayrou : Si vous avez l'impression que le problème des retraites est résolu en France depuis mardi dernier, en tout cas à vous lire ce n'est pas le sentiment que j'ai eu, à vous écouter ce n'est pas le sentiment que j'ai eu. Alors il est légitime et normal qu'un journaliste devant un responsable politique essaie de lui porter la contradiction, c'est la règle du jeu. Mais vous avouerez avec moi qu'on a pas le sentiment, à lire les observateurs, les responsables syndicaux qu'on ait fait un pas en avant très important !
Patrick Jarreau : Si l'on en croit les syndicats de fonctionnaires, les principaux d'entre eux, Force ouvrière, la C.G.T., la F.S.U., ils ont le sentiment qu'il s'est passé quelque chose puisqu'ils appellent déjà leurs adhérents à se mobiliser contre le 30 mars, mardi prochain. Apparemment ils n'ont pas la même appréciation que vous de la portée de ce qu'a dit le Premier ministre.
François Bayrou : De ce point de vue, il faut avoir le courage de dire que précisément ils ont tort. Si nous voulons avoir le courage de traiter les problèmes comme ils se posent, il faut qu'on sorte de ce jeu dans lequel l'opposition dit systématiquement le contraire de la majorité, jeu que nous avons connu du temps de la réforme Juppé. J'appelle vos souvenirs à la rescousse. Du temps de la réforme Juppé, le moins qu'on en puisse dire c'est que les affirmations, même de bon sens du gouvernement auquel j'appartenais, n'ont pas été très soutenues par l'opposition. Je veux dire une chose simple, parce qu'elle est vraie : il ne sera pas possible de garder une telle disparité de traitement avec la démographie que nous allons connaître.
Olivier Mazerolle : Mais c'est ce que dit Monsieur Jospin ?
François Bayrou : Et bien, sur ce point, je suis d'accord avec lui.
Pierre-Luc Séguillon : Le problème c'est le problème de méthode. À partir du moment où vous êtes à peu près d'accord sur ce point précis, c'est-à-dire qu'on ne pourra pas continuer à avoir des régimes de retraite du secteur public avec cette disparité par rapport au privé, qu'il faudra donc allonger les durées de cotisation, comment faire passer cela ? Ou bien on utilise la méthode Juppé, vous vous souvenez de ce qui s'est passé, ou bien on utilise la méthode Jospin, vous avez entendu la réaction des syndicats et votre réaction qui dit "et bien c'est de l'immobilisme, il ne se passe rien". Comment en sortir ?
François Bayrou : J'avais proposé une autre méthode qui était celle d'associer tous les secteurs de l'opinion publique française qui le voudraient, au-delà des frontières partisanes, à la définition des obstacles que nous avions devant nous et des réponses à y apporter. Je suis persuadé que continuer à traiter cela dans des affrontements partisans classiques, majorité - opposition, gauche - droite, c'est une erreur, et j'avais donc proposé qu'on fasse ce qui s'est fait dans d'autres pays, que la définition de l'action ne soit pas le fait d'un gouvernement contre une opposition mais des représentants de toute la nation. Personne n'a écouté cette proposition, je pense qu'on se trompe.
Olivier Mazerolle : Mais Monsieur Jospin dit lui même d'abord la réforme de Bercy n'est pas abandonnée, premièrement, deuxièmement rien ne sert de chercher à passer en force mais en même temps on va continuer à travailler avec les syndicats, parce qu'il faudra bien que le secteur public comprenne qu'il doit lui aussi bouger, alors que tout le reste de la société est en mouvement.
François Bayrou : Est-ce que le secteur public refuse le mouvement ou le changement ? Beaucoup de gens croient que oui, mais moi je crois que non.
Pierre-Luc Séguillon : Vous trouvez que les fonctionnaires de Bercy ont adhéré à la réforme qui leur était proposée ?
François Bayrou : Peut-être n'ont-ils pas été associés comme ils devaient l'être à cette réforme.
Pierre-Luc Séguillon : Ou bien ils l'ont trop bien comprise, ils ont trop bien compris quelles en étaient les conséquences pour eux ?
François Bayrou : On m'a reproché à l'Education nationale d'être un co-gestionnaire. Et bien il n'y a de possibilités de régler les affaires profondes et graves qui se posent dans l'Etat qu'en adoptant une démarche de gestion participative, disons. Cette démarche, elle est indispensable à toutes réformes, je crois l'avoir expliqué à votre micro, il y a déjà longtemps, au début du règne éphémère de Monsieur Allègre. Il n'a aucun moyen...
Patrick Jarreau : enfin, éphémère, éphémère
François Bayrou : éphémère parce qu'il va s'arrêter, dit-on, je n'en sais rien, on verra bien.
Olivier Mazerolle : Cela va jusqu'où la gestion participative ?
François Bayrou : C'est l'association
Olivier Mazerolle : le représentant syndical est présent dans le bureau du ministre ?
François Bayrou : Un ministre reçoit les représentants syndicaux.
Olivier Mazerolle : Ils décident ensemble de ce qu'il convient de faire ?
François Bayrou : Non, le ministre a sa part qui est la décision, mais l'ensemble de la préparation des choses doit se faire avec les représentants du terrain. C'est à mon avis l'idée la plus géniale du Général de Gaulle, et je l'approuve bien que n'appartenant pas au parti qui se réclame de lui, c'est une idée dont personne n'a essayé d'exploiter la richesse : l'idée que les gens de terrain sont aussi légitimes que les énarques pour prendre des décisions. Comme toujours les choses se sont préparées dans un petit cercle, à la rue de Grenelle, au ministère de l'Education, c'était pire encore, ce n'était pas un petit cercle c'était la tête du ministre, c'est là que se préparaient et que se faisaient les réformes uniquement sous le fait de l'inspiration, que seul son auteur trouvait géniales. Mais l'idée que, sur des problèmes de cette ampleur et de cette profondeur, les gens qui sont sur le terrain sont aussi légitimes que les énarques pour les régler, c'est une idée dont vous verrez qu'elle est la clé de tout avenir. Elle n'est pas...
Patrick Jarreau : oui, mais, est-ce qu'on peut rentrer un peu dans ce débat, comment fait-on avec les syndicats. Je vous rappelle que vous vous référiez tout à l'heure à Nicole Notat. Dans son interview aux Echos, mercredi dernier, Nicole Notat dit en propres termes, "la meilleure preuve que Jospin ne veut pas vraiment avancer sur le problème des retraites, c'est qu'il s'en est remis aux syndicats et qu'il savait d'avance quelle serait leur réponse". Alors en tout cas des syndicats majoritaires dans la Fonction publique, donc si on est dans l'idée qu'à partir du moment où l'on interpelle les syndicats sur un sujet comme celui des retraites, on ne peut s'attendre de leur part qu'à une réponse négative, comment fait-on pour avancer ?
François Bayrou : Mais c'est un postulat que je n'accepte pas. L'idée qu'il y a en France des fonctionnaires qui refusent tout changement et toute évolution est une idée outrageante pour eux. Et quant à moi, qui les connaît bien et qui ait montré, je crois, qu'on pouvait travailler avec eux, je refuse cet outrage. Simplement, ils ne veulent pas n'importe quoi. Par exemple, à l'Education nationale, c'est non seulement la méthode d'Allègre, de Monsieur Allègre qu'ils refusent, mais c'est le fond. Ils ont raison de refuser le fond. Je leur donne raison.
Olivier Mazerolle : Mais Monsieur Bayrou, vous voyez bien qu'il y a des distensions parmi les protestataires.Bon il y a le CNES d'un côté qui tient absolument à revoir toute la réforme et puis vous avez les parents d'élèves, les chefs d'établissement et d'autres encore qui disent "bon, maintenant les mots d'ordre du CNES commencent à être un peu trop politiques pour nous". Vous croyez véritablement qu'il n'y a pas comme ça aussi des opérations politiques qui sont montées contre un ministre, parfois ?
François Bayrou Attendez, de quoi parle-t-on ? On passe à l'Education nationale ?
Olivier Mazerolle : C'est bien ce dont on parlait là.
François Bayrou : C'est un secteur qui est pour moi très important. Je voudrais dire ceci. Ce qui se passe, la crise qui est vécue à l'Education nationale c'est une crise d'une profondeur que probablement personne ne soupçonne. Le sentiment de désespoir des enseignants sur leur métier, sur la manière dont on les traite, sur l'image qu'on a colportée d'eux dans la société française, nul ne peut le soupçonner. Et de ce point de vue-là " l'uvre ", entre guillemets, de Monsieur Allègre est un gâchis terrible au sein de l'Education nationale. D'abord, pour le climat à l'intérieur et pour l'image de l'Education nationale qui a été véhiculée, c'est une image injuste et destructrice. Et les raisons pour lesquelles les fonctionnaires, les enseignants, et singulièrement les enseignants du second degré, se sont opposés aux réformes de Monsieur Allègre - mais c'est vrai aussi dans le supérieur et dans le primaire - sont des raisons de fond.
Patrick Jarreau : Que vous partagez, dites-vous ?
François Bayrou : Que je partage et que je suis prêt à expliquer en une minute. Il y a deux choses. Premièrement les injures publiques que le ministre de l'Education nationale a multipliées à l'encontre des enseignants dans la pratique de leur métier, chose très profonde et très grave. Et il y a une deuxième chose, c'est la définition même de ce métier. La tentative insidieuse, jamais affirmée, qui consiste à transformer les enseignants en éducateurs
Patrick Jarreau : mais en quoi est-ce illégitime ça, c'est ça que je ne comprends pas. Dans une école de masse, qui doit accueillir des enfants de milieu très divers...
François Bayrou : Je vais essayer de vous l'expliquer. L'idée que, parce que l'école est précisément - cette formule qui est, à mon avis insupportable - une école de masse, on lui fait abandonner sa mission de sorte que la transmission de la culture, de l'architecture culturelle qui fait un homme, qui fait une liberté, qui fait un jugement, que vous avez reçu, et que j'ai reçu aussi, quels que soient les milieux dont nous venions et quelques-uns étaient très éloignés des milieux de pouvoir, ou de richesse, cette idée que la République précisément se donne comme mission de transmettre est une idée fondatrice. L'abandonner c'est ruiner l'Education nationale.
Patrick Jarreau : La question, c'est comment s'y prendre ? Evidemment quand on a affaire là où il y a trente ans à des enfants qui venaient de familles elles-mêmes éduquées, cultivées, avaient suivi une scolarité longue, le problème se posait dans des termes différents.
François Bayrou : Je suis en désaccord avec cela. L'école de la République ne s'adressait précisément pas à des gens qui venaient des milieux de pouvoirs, cultivés et qui avaient de l'argent et des livres comme on le véhicule trop.
Patrick Jarreau : On sait bien que l'enseignement long c'était la majorité des cas.
François Bayrou : La majorité peut-être, et aujourd'hui, c'est la même chose, mais cette démarche subversive qui consiste, sans le dire, à changer le métier des enseignants pour les transformer en " éducateurs ", entre guillemets, certains disent en " animateurs ", cette démarche-là rencontrera l'opposition profonde et viscérale des enseignants français et ils auront raison.
Pierre-Luc Séguillon : Mais attendez, est-ce que c'est le péché de Claude Allègre ou est-ce que c'est en fait une démarche insidieuse qui est le fait de l'ensemble sinon de la société du moins de beaucoup de ces représentants et notamment du monde politique qui est de se défausser de toutes les difficultés que connaît la société aujourd'hui sur cet entonnoir que sont les enseignants ?
François Bayrou : Vous n'avez pas complètement tort. Il y a une tentation de la société et même du monde politique de se défausser ainsi. Mais cette tentation, je n'y adhère pas, je la condamne et je me bats contre elle. Deux exemples, parce que si on a le temps, Olivier Mazerolle, la question mérite vraiment d'être approfondie. Il y a derrière tout ça une espèce de modernisme à la gomme qui consiste à expliquer que ce qui est moderne c'est d'abandonner ce qui se faisait hier. Je prends un exemple, monsieur Allègre, ministre de l'Education nationale, a dit "les maths ce n'est plus la peine d'en faire" parce que les calculatrices et les ordinateurs vont remplacer ce travail qui consistait à apprendre à faire des courbes. Je n'adhère pas à cette idée.
Olivier Mazerolle : Mais les calculatrices sont entrées dans les écoles et dans les lycées avant que Monsieur Allègre ne soit ministre.
François Bayrou : Mais c'est parce que vous confondez les faits et la cause ou en tout cas l'anecdote avec le fond. Le fond c'est que l'on est en droit d'exiger que l'on transmette aux enfants de tous les milieux la capacité de réflexion, de déduction, de raisonnement que les mathématiques supposent. Avec tel exercice ou avec tel autre. De la même manière, les décisions que le ministre actuel de l'Education nationale a prises contre les humanités, ce qu'on appelait les humanités, une certaine conception de l'enseignement du Français ou bien du latin et du grec, les mesures déterminées, insidieuses, hypocrites qu'il a prises contre cet enseignement sont, je considère, un
manquement au devoir qui devrait être le nôtre, d'offrir à ceux qui ont le moins ce que peuvent se payer ceux qui ont le plus.
Patrick Jarreau : Mais alors comment s'y prend-on ? C'est ça la question. Comment s'y prend-on face à des enfants, des garçons et des filles qui ne sont pas sûrs d'être, de savoir à quoi ça sert d'aller à l'école, qui ne s'y retrouvent pas, qui ne retrouvent pas ce qu'ils connaissent dans cet univers là, comment s'y prend on ?
François Bayrou : Et bien en défendant sa mission, si on est persuadé de son bien fondé. Ce sont des grands mots pour la République : il n'y a rien de plus important que de considérer qu'on forme des citoyens, des hommes et des femmes dignes de ce nom, des personnes dignes de ce nom c'est-à-dire capables de jugement. Et l'idée qu'on va remplacer cela par des évolutions techniques est une idée mensongère et c'est contre cela que les enseignants se révoltent au moins autant que contre des problèmes de moyens.
Olivier Mazerolle : Monsieur Bayrou, pour être très concret, est-ce que tout cela passe par une augmentation des effectifs, comme le réclame le CNES ?
François Bayrou : Je ne pense pas que les problèmes de moyens - je vais faire hurler - sont les problèmes principaux. Les problèmes principaux sont des problèmes d'organisation de l'école.
Olivier Mazerolle : Alors il y a assez d'enseignants?
François Bayrou : Je vais vous dire quelque chose. Je considère que - je me mets dans le lot parce que moi non plus je n'ai pas su aller assez loin dans cette voie - le problème fondamental c'est le problème du niveau des enfants quand ils entrent en sixième ; c'est-à-dire de savoir s'ils ont ou non les outils de l'aventure du second degré, collège et lycée. Je considère que c'est le problème fondamental de l'école, qu'une grande partie des problèmes qui se posent, y compris les problèmes de violence à l'école, viennent de là, des enfants qui sont sans aucune disposition des outils qui doivent permette de réussir dans le second degré.
Olivier Mazerolle : Alors ?
François Bayrou : Je pense par exemple qu'on ne devrait pas laisser entrer en sixième sans rien faire des enfants qui ne savent pas lire. Et je considère que pour ces enfants-là, il faut un repérage précoce et une formation où l'on consacrera des moyens exceptionnels.
Pierre-Luc Séguillon : Donc davantage d'enseignants dans le primaire.
François Bayrou : Attendez, ce n'est pas dans le primaire, c'est davantage d'enseignants dédiés ou même, je vais aller encore plus loin, de moyens exceptionnels dédiés aux situations exceptionnelles d'enfants dont on sait à 7 ou 8 ans qu'ils ne sauront pas lire. Un des problèmes majeurs que les enseignants rencontrent au collège, pourquoi sont-ils en situation de détresse dès l'instant qu'ils ont 23 - 24 - 25 élèves par classe au collège, pourquoi ? Parce que le public devant eux est tellement hétérogène, tellement en situation de décalage de la part de ceux qui maîtrisent une culture déjà constituée et ceux qui sont dans une situation de détresse
Olivier Mazerolle : Monsieur Bayrou, ça on a compris, mais est-ce que ça veut dire qu'au global il y a suffisamment d'enseignants. Faut-il les répartir autrement ?
François Bayrou : Je pense qu'il faudra toujours consacrer des moyens exceptionnels mais je ne pense pas que les problèmes de moyens soient aujourd'hui des problèmes d'enseignants.
Olivier Mazerolle : Y a-t-il suffisamment d'enseignants en France, ou faut-il en recruter davantage ?
François Bayrou : Je répète. Vous voulez à tout pris m'enfermer dans une question close ...
Olivier Mazerolle : C'est ce que demandent les manifestants.
François Bayrou : Je ne suis pas d'accord avec l'idée que c'est la revendication principale.
Pierre-Luc Séguillon : Attendez, Lionel Jospin est enfermé dans cette question close, vous le critiquez, quelle réponse donnez-vous ? Il a répondu "j'accorde un milliard, ça fait 500.000 emplois, 5.000 emplois" pardon, en plus.
François Bayrou : Non, malheureusement non, parce que dans l'Education nationale il y a deux gestions, - c'est assez technique -, il y a les postes et l'argent des...
Olivier Mazerolle : attendez, là vraiment il faut qu'on avance, mais faut-il plus d'enseignants qu'il n'y en a à l'heure actuelle ? Faut-il plus d'enseignants pour ceux qui en ont plus besoin et l'on peut organiser les choses de manière que devant des classes plus homogènes, les moyens soient mieux distribués. Ce qui se passe aujourd'hui c'est qu'on est dans un désordre absolu et dans d'ailleurs, dans un désordre absolu de la gestion.
Olivier Mazerolle : Bon nous allons marquer une pause pour les informations de 19 heures, il est un peu plus de 19 heures, puis on va parler de la droite.
François Bayrou : Si vous voulez.
Olivier Mazerolle : Retour à la politique avec une question de Pierre-Luc Séguillon.
Pierre-Luc Séguillon : Dans la première partie de cette émission, vous avez été très critique à l'encontre de Lionel Jospin, à l'encontre de ce que vous considérez comme l'échec de sa politique et vous disiez que vous ne pensiez pas qu'un remaniement pouvait avoir une vertu salvatrice. Alors question : est-ce que vous avez le sentiment que Lionel Jospin ne peut plus se remettre de cet échec dans les deux ans qui vont venir, d'ici à la présidentielle, et si on suit votre hypothèse et s'il est condamné à l'immobilisme, est-ce que l'opposition peut attendre sans sourciller les échéances normales?
François Bayrou : Deux questions en une. Est ce que je considère que Lionel Jospin est d'ores et déjà condamné, ce serait ridicule de le dire, ce serait vraiment d'une assurance ridicule, donc je ne le dirai pas, je ne sais pas, je pense qu'il a vraiment accumulé les mauvais points ces derniers temps. Je pense que l'opinion le mesure et s'en rend compte, il y a aussi des facteurs presque dus au calendrier, qui ont joué, peut-être les élections partielles de dimanche dernier ont-elles joué un rôle dans ce changement de climat
Pierre-Luc Séguillon : Vous le dites en souriant, en pensant aux Pyrénées-Atlantiques !
François Bayrou : oui, voilà, en pensant aux Pyrénées-Atlantiques - dans ce changement de climat. Mais non, je n'ai aucune assurance que les choses soient jouées, ce sont des certitudes absurdes. Deuxièmement, est-ce qu'on peut rester sans rien faire ? Evidemment non. Je veux dire que la reconstruction du climat de confiance, la reconstruction patiente du lien entre l'opposition et les Français, elle n'est pas faite, elle est à faire, elle est à notre charge, c'est notre responsabilité, c'est à nous de faire la preuve. Les Français, à juste titre, se sentent vaccinés, ils ont l'impression que les alternances n'ont pas toujours porté les fruits qu'ils attendaient et ils n'ont pas l'impression, pour l'instant majoritairement, que l'opposition, la droite comme on dit, soit en situation demain matin de reprendre les choses et de les porter où ils souhaiteraient qu'elles soient portées.
Olivier Mazerolle : Ce climat de confiance peut-il revenir avec, par exemple, ce qu'on a vu durant les trois dernières semaines à l'UDF. Monsieur Douste-Blazy dit qu'il faut faire un grand parti social et libéral, alors vous, vous contrez ça et puis on entend dire que c'est Chirac qui est derrière cette opération, d'autres disent que l'UDF c'est bien gentil, mais depuis qu'on a fait 9 % aux Européennes, on n'a rien fait de plus pour prouver qu'on est vraiment un grand parti de rassemblement.
François Bayrou : Ecoutez, c'est très simple, je ne participe à aucune polémique d'aucune sorte, je n'y mettrai pas le plus petit doigt, le plus petit ongle du plus petit doigt. Je pense que notre devoir c'est d'agir et de faire et j'agirai et je ferai. Mais je le dis simplement et en une phrase : s'il y avait des entreprises qui voulaient refaire de l'UDF ce qu'elle était autrefois, c'est-à-dire des clans les uns contre les autres, je ne l'accepterais pas.
Pierre-Luc Séguillon : Alos question de fond : est-ce que la division ou le clivage entre démocratie libérale, une famille qui se revendique un libéralisme intense, et votre formation l'UDF, le clivage a-t-il encore, aujourd'hui, une raison d'être ? Je parle du fond, je ne parle pas des querelles de personnes ?
François Bayrou : Je pense que le message de l'UDF ne peut pas se résumer au message d'un libéralisme intense comme vous dites...
Pierre-Luc Séguillon : Est ce que le libéralisme intense a une raison d'être dans ce pays ?
François Bayrou : Je pense que l'UDF par nature et en disant libéralisme intense, on choisit exprès des mots qui...
Pierre-Luc Séguillon : je cherchais un qualificatif parce que vous êtes aussi des libéraux !
François Bayrou : qui ne sont pas péjoratifs. Je pense que précisément notre message, c'est de proposer pour la société un autre horizon, une autre démarche que celle-là. Alors naturellement, dans la démarche qui est la nôtre, il y a de la liberté et il en faut. Mais il y a aussi de la diffusion de la responsabilité, c'est indispensable. Et il y a aussi cette cohésion républicaine et nationale, sociale, dont nous parlons. Le message qui est le nôtre est fait pour que tous les membres de la société que nous formons ensemble puissent avancer du même pas et non pas pour que les gouffres se creusent ou que les différences se creusent. C'est fait pour rassembler et mettre du lien entre les gens, plutôt qu'au contraire faire la loi de la jungle...
Patrick Jarreau : Mais alors pour répondre précisément à la question. Quand Philippe Douste-Blazy, président du groupe UDF de l'Assemblée Nationale, dit nous pourrions nous retrouver, libéraux et UDF dans la même formation sociale et libérale, il se trompe ?
François Bayrou : Si c'est sur les mêmes convictions, si c'est avec un message clair qui est ce message central que j'essayais de définir à l'instant, c'est oui ! Si c'est sur nos convictions et même s'il faut naturellement prendre garde à ouvrir la porte en faisant... Cela c'est oui ! Mais si c'est pour faire de l'UDF un ventre mou qu'elle a cessé d'être, alors je ne défendrai pas cette idée.
Patrick Jarreau : L'UDF n'est plus un ventre mou dites-vous, mais ce qu'un certain nombre de gens se disent c'est au fond, depuis les élections européennes de juin, vous avez fait une belle campagne, obtenu un résultat satisfaisant. Où est passée l'UDF, que fait-elle, que propose t-elle, que dit-elle, quel message adresse-t-elle aux Français, quel projet prépare-t-elle ?
François Bayrou : Et bien l'UDF, comme les autres, essaie de construire son projet - et il y a d'ailleurs autour de moi quelques-uns et quelques-unes de ceux qui le font -, elle essaie de se préparer aux échéances qui viennent. Il y a de moment pour se battre, être sur le devant de la scène et il y a des moments où l'on se prépare à des combats. Il y a des combats qui viennent, vous le savez, ils sont au nombre de trois, les municipales, les législatives et après, une fois les législatives passées, il y a les présidentielles. Ce qui est un calendrier absurde...
Olivier Mazerolle : Vous avez renoncé au changement de calendrier ?
François Bayrou : Non, je ne renonce pas aux idées de bon sens, simplement je n'ai pas l'impression que mon analyse ou mon idée soit reprise, donc...
Olivier Mazerolle : alors pour les municipales, vous préparez l'union. Par exemple à Paris, vous pensez que Monsieur Borloo pourrait se présenter au nom de l'UDF alors que le RPR dit, quand même Paris, c'est plutôt de notre côté que du côté de l'UDF, c'est un arrangement qui préfigure une bonne entente au sein de l'opposition ?
François Bayrou : Notre démarche est unitaire parce que ce sont des élections au scrutin majoritaire et de surcroît des élections au scrutin majoritaire où l'on peut se maintenir au deuxième tour, ce qui est relativement compliqué. Notre démarche est unitaire, mais naturellement une démarche unitaire, c'est une démarche d'ensemble. Est-ce qu'on a un candidat qui peut l'emporter, est-ce que ce candidat, comment dirais je, donne à chacun sa place, est ce qu'on est d'accord sur toutes les villes de la même importance ou d'importance proche ? Je ne demande pas mieux que d'avoir une démarche unitaire générale et c'est le sens de ce que nous disons.
Olivier Mazerolle : Alors regardez, à Paris, on voit plutôt peut-être se préfigurer une idée d'une liste qui pourrait être dirigée par un RPR comme Philippe Séguin, par exemple, ou d'autres et puis à Lyon, vous avez un UDF qui est Monsieur Christian Philipp qui est adjoint de Raymond Barre, qui dit "je suis prêt à conduire une liste en faisant équipe avec un RPR" pour manifester justement l'union.
François Bayrou : A Lyon, les candidats seront choisis avec dépôt de candidature avant le 30 mars et choix avant le 30 avril, donc vous n'avez pas longtemps à attendre pour que les différentes personnalités de Lyon trouvent un soutien auprès de...
Olivier Mazerolle : cela ne vous enchante pas Monsieur Philip !
François Bayrou : Christian Philip est quelqu'un de bien, Michel Mercier est quelqu'un de bien et tout autre candidat qui pourrait se manifester dans nos rangs, je dis à l'avance que c'est quelqu'un de bien...
Patrick Jarreau : Et Charles Millon ?
François Bayrou : Charles Millon a fait des choix politiques que nous n'avons pas approuvés et qui ne sont pas les nôtres.
Pierre-Luc Séguillon : Je reviens en arrière sur démocratie libérale et l'UDF. Il y a aussi un autre aspect tactique qui est parfois soulevé à l'intérieur de l'opposition, il y a le RPR dont souvent les autres composantes ont souffert du côté un peu impérialiste, je ne me trompe pas ! Et certains disent, comme Philippe Douste-Blazy, si l'on veut résister à cette caractéristique un peu hégémonique du RPR, il faut s'unir, il faut constituer une force qui puisse se faire entendre, d'où la nécessité de, dans toutes ces tractations, municipales, législatives voire présidentielles, on va y venir, que la voix que l'on veut faire entendre soit soutenue par une base plus large.
François Bayrou : Faire entendre quoi ?
Pierre-Luc Séguillon : La voix sociale et libérale.
François Bayrou : La question est très simple. Quiconque admet ce message central, qui est le nôtre, a sa place parmi nous. Quiconque, au contraire, considère que ça n'est pas ce message central qu'il faut, il est légitime qu'il défende ses propres idées. Et donc...
Pierre-Luc Séguillon : Oui j'entends bien ce que vous dites mais...
François Bayrou : Et donc, attendez... Je prends un exemple simple. Vous étiez en train d'expliquer à l'instant qu'aux Européennes nous avions fait un très bon score, enfin score convenable, enfin quelque chose que vous trouviez bien pour nous ! Une bonne campagne disiez-vous et des résultats intéressants. Pourquoi avons-nous pu faire cela ? Nous avons pu faire cela parce que nous étions déterminés et compacts autour d'une volonté commune. C'est dans la volonté que prime le succès, c'est la force du message qui prime le succès, alors tous ceux qui sont d'accord avec notre
message, même avec des nuances, ils ont leur place parmi nous, d'où qu'ils viennent. On parle beaucoup de la droite, un jour il y aura du centre gauche ou de la gauche modérée qui viendra chez nous.
Patrick Jarreau : Donc vous invitez les députés de démocratie libérale à adhérer individuellement à l'UDF en fait !
François Bayrou : Je trouve que, individuellement ou en groupes pour ceux qui les souhaitent, c'est bien. N'est-ce pas... La seule chose contre laquelle je sois en réserve ou en réticence, c'est que l'on supprime la volonté et le message pour le remplacer par quelque chose de vague et de mou que je ne trouve pas bon pour la société française d'aujourd'hui.
Olivier Mazerolle : Et quand vous participez à une réunion au cours de laquelle on vous voit avec Alain Madelin et Michèle Alliot-Marie...
François Bayrou : Ça c'est l'union.
Olivier Mazerolle : Oui c'est l'union. Vous n'avez pas le sentiment de participer à un film déjà projeté, il y a quelques années, et qui n'avait pas donné les meilleurs résultats ?
François Bayrou : Il se trouve que j'ai eu l'occasion de participer aux deux épisodes. Celui-là et l'épisode précédent.
Olivier Mazerolle : Oui, vous parlez de...
François Bayrou : Le moins que je puisse vous en dire, c'est que le climat n'était pas le même. Ce n'est pas très facile de faire l'union sans avoir l'impression de faire un remake, comme vous dites. Parce qu'en effet, ces images-là, on les a beaucoup vues. Et c'est même pourquoi nous n'avons pas multiplié les occasions d'apparitions publiques, pour ne pas donner l'impression qu'on recommençait toujours la même antienne. Et pourtant, les électeurs qui nous font confiance, les électeurs de l'opposition, ils ont besoin de cette assurance-là et je dis une chose, le climat d'aujourd'hui n'est pas le climat d'hier. En tout cas dans les relations entre les personnes. Le lien de confiance qu'il y a aujourd'hui, malheureusement, n'existait pas hier.
Olivier Mazerolle : Même avec Alain Madelin ? Parce que vous vous en êtes dit avec Alain Madelin!
François Bayrou : Non, mais vous voyez comme vous confondez les choses. Alain Madelin et moi, il se trouve que nous n'avons pas exactement, comme vous savez, les mêmes approches. Mais il se trouve aussi que nous avons toujours conservé entre nous, un climat disons de camaraderie, où nous avons
toujours discuté, y compris dans des discussions privées, en nous étripant, parce que quelquefois on a la passion et le feu des choses...
Olivier Mazerolle : Oh même publiques parce que dites donc...
François Bayrou : Je n'ai pas, je n'ai jamais eu avec Alain Madelin de mauvaises relations personnelles, jamais. Et avec Michèle Alliot-Marie comme vous le savez, j'ai des relations amicales et anciennes. Nous sommes élus du même département et nous appartenons à la même équipe. Et bien je trouve que ce climat-là est un bon climat. Alors je sais que c'est difficile à faire croire et qu'il va falloir du temps pour le garantir, pour que les Français de nouveau y adhèrent, il faut y aller pas à pas et prudemment et non pas leur faire prendre, comment dirais-je, des affirmations pour la réalité. C'est la réalité désormais qu'il faut que nous montrions. Nous avons entre nous des relations de confiance, ça ne veut pas dire que tout soit réglé mais je vous le dis...
Pierre-Luc Séguillon : Est ce que de ce point de vue-là vous approuvez le travail transversal d'un club du style de celui constitué par Rafarin, Barnier, Barraux, Perben , je dis transversal parce qu'il...
François Bayrou : Je ne suis pas sûr que ceux qui nous écoutent soient tout à fait...
Pierre-Luc Séguillon : C'est-à-dire quatre anciens ministres appartenant à Démocratie libérale, au RPR et à l'UDF.
François Bayrou : J'approuve tout travail constructif.
Pierre-Luc Séguillon : Quand je vous dis ça, pour être très clair, vous avez raison, vis-à-vis de ceux qui nous écoutent, un club transversal dont on dit qu'il travaille en étroite liaison avec Jacques Chirac.
François Bayrou : Ecoutez, pourquoi Jacques Chirac n'aurait-il pas des gens qui le soutiennent, ceux que vous avez cités, d'autres...
Pierre-Luc Séguillon : Vous-même ?
François Bayrou : que vous évoquiez à l'instant. Mais je trouve ça légitime et normal. Jacques Chirac est Président de la République, il aspire à se représenter, il est naturel et légitime que ceux qui se reconnaissent en lui le soutiennent et l'aident. Tout ce qui est constructif est bon.
Patrick Jarreau: Oui, mais Monsieur Bayrou vous savez bien qu'un certain nombre de parlementaires, les vôtres, vous en serez j'imagine, vont recevoir Jacques Chirac au Sénat mardi prochain, disent qu'il faut être clair vu le calendrier, les élections législatives d'abord, la présidentielle ensuite, pour la droite il n'y a pas 36 solutions, elle doit être derrière Jacques Chirac à la présidentielle pour pouvoir gagner avant les législatives.
François Bayrou : Il se trouve que c'est le point sur lequel je revendique ma liberté.
Patrick Jarreau : Qui s'exerce comment ?
François Bayrou : Je vais vous expliquer pourquoi cette liberté est nécessaire. Je revendique ma liberté parce qu'on a choisi un calendrier, à mes yeux absurde, vous le rappeliez, dans lequel l'élection législative est organisée avant l'élection présidentielle. Et donc, au soir de l'élection législative, il y aura un paysage différent. J'ai souvent dit, je le répète devant vous, que l'on est aujourd'hui dans une confrontation Jospin / Chirac. L'un des deux aura disparu au soir de l'élection législative, il ne pourra pas se présenter à l'élection présidentielle...
Patrick Jarreau : Celui qui aura perdu, enfin celui dont le camp aura perdu.
François Bayrou : Celui qui aura été à la tête d'un camp qui aura perdu. Je dis que le paysage sera nécessairement différent.
Olivier Mazerolle : Attendez, alors si c'est la gauche qui l'emporte donc la droite présentera un autre candidat que Jacques Chirac, mais sans espoirs de succès. Donc vous êtes prêt à aller, vous, au combat comme ça, en vous disant de toute façon c'est perdu ?
François Bayrou : Attendez, je distingue si vous le voulez bien mon cas personnel sur lequel chaque interview renouvelle la question et la remet sur la table.
Olivier Mazerolle : Mais pour le candidat de droite, ça ne va pas être existant quand même de mener un mois de campagne en se disant que c'est perdu !
François Bayrou : Oui, mais je sais bien qu'il y a des gens qui rêvent qu'il n'y ait pas de candidat du tout mais, malheureusement, ce n'est pas comme ça les élections ! L'élection présidentielle, normalement, devrait être la clé de voûte des institutions. Elle devrait être le lieu où se dessine le destin de la France. C'est comme ça que la Constitution de la Vème République a été écrite, comme ça que le Général de Gaulle l'a pensée. On est en train de faire le contraire. C'est dingo.
Olivier Mazerolle : C'est dingo !
François Bayrou : Voilà. On est en train de mettre en acte II, secondaire, ce qu'on devrait mettre en acte I, primordial.
Olivier Mazerolle : Pour reprendre votre formule, est-ce que ce ne sera pas dingo de la part d'un homme politique de droite de se lancer dans la présidentielle après une défaite aux législatives ?
François Bayrou : Ce sera risqué, ce sera une aventure, ce sera une uvre de conviction mais...
Olivier Mazerolle : et si c'est la droite qui gagne les législatives, comment pourriez vous éviter que Jacques Chirac, sous la bannière de qui les législatives auront été gagnées, soit le candidat évident ?
François Bayrou : Ecoutez, tout cela appartient à un autre temps. Tout cela appartient au temps d'après les élections législatives, et au nom de la famille politique à laquelle j'appartiens et dont j'ai la responsabilité, je conserverai ma liberté de choix sur cette affaire.
Pierre-Luc Séguillon : Mais vous êtes d'accord que ça appartient, peut-être, à un autre temps mais tout cela se prépare et l'on est à deux ans de l'échéance. Donc, vous avez le choix entre deux stratégies, ou bien effectivement
vous renoncez à faire entendre la voix de l'UDF à travers votre personne. Quand on regarde les sondages, ils ne sont pas très bons, le dernier vous donne 4, la même chose que Madame Voynet...
François Bayrou : Ecoutez, attendez...Un mot sur les sondages, non vraiment, un mot sur les sondages. Ils testent des noms qui ne sont pas candidats pour une élection dont on ne connaît pas le contexte et qui n'ont jamais dit ce qu'ils ont à dire aux Français au moment d'une élection majeure comme celle-là. Tout sondage, et donc vous savez qu'il y avait un temps où Jacques Chirac était autour de 10 dans les sondages des élections présidentielles, vous vous souvenez de ce temps-là, où tous les journalistes écrivaient qu'il était cuit, il était mort. Les sondages n'ont pas de sens en dehors de l'échéance elle-même. Cela dit on peut naturellement s'en servir et c'est à ça qu'ils servent, enfin c'est généralement leur emploi. C'est quelque chose dont on essaie de se servir.
Pierre-Luc Séguillon : Bon alors ma question c'était ou bien vous choisissez une stratégie qui est effectivement pas la vôtre, qui est de renoncer en disant il faut tout faire pour que dans une situation qui reste quand même difficile parce que même s'il y a un remaniement, même si il y a les difficultés de Jospin, les choses ne sont quand même pas excellente pour le Président de la République actuel pour sa réélection, on fait tout pour qu'il soit réélu c'est à dire on reprend la phrase de Juppé, il ne faut rien faire qui puisse le gêner, ou bien on se dit comme vous venez de le dire, de toute manière ça
va être dingo donc on peut se payer le luxe de faire exploser la baraque au risque de l'échec !
François Bayrou : Non ce qui est dingo c'est le calendrier qu'on a choisi. Pour le reste il faut avoir...
Olivier Mazerolle : qui "on" d'ailleurs ?
François Bayrou : Et j'ai avec le Président de la République des rapports positifs, constructifs et de ma part respectueux...
Pierre-Luc Séguillon : Vous pourriez être Ministre des affaires étrangères.
François Bayrou : Non !
Pierre-Luc Séguillon : Je parle du langage.
François Bayrou : J'ai des rapports de cet ordre. Je n'ai jamais eu de conflits personnels avec le Président de la République, et pourquoi en aurai-je ? Il est Président de la République et je le respecte en tant que tel, il appartient à mon camp. Cela dit, au bénéfice de cela, totalement aliéner sa liberté de langage, sa liberté tout court, la liberté de sa famille, son projet, son envie de proposer un chemin nouveau à la France, pour ma part je ne le ferai pas. Je sais qu'on m'y invite assidûment.
Pierre-Luc Séguillon : Qui, quand ? L'Elysée ? Philippe Douste-Blazy ?
François Bayrou : Je sais que des efforts nombreux sont faits pour que cette famille fasse comme elle a trop souvent fait par le passé, c'est-à-dire qu'elle renonce à exister, qu'elle renonce à proposer un chemin nouveau. Il y a beaucoup de gens qui travaillent à cela. Je le dis à l'avance, autant je suis un partenaire positif et constructif de l'entente de l'opposition et de son union, autant je ne laisserai jamais aliéner notre liberté parce que c'est une liberté dont la France a besoin. Figurez-vous que, en Espagne, c'est le seul pays où notre famille politique l'emporte. Quel était le slogan que José Maria Aznar a choisi ? Ce slogan était "l'avenir est au centre", alors pour moi, ma conception du centre, elle est centrale et non pas centriste, elle est large. Elle va loin au centre droit, et un jour loin au centre gauche. C'est un message fédérateur pour le pays qui essaie de rassembler en un seul projet deux attentes majeures, une attente, vous l'avez dit, d'efficacité et de liberté, et une attente de cohésion sociale. Ce message-là c'est le nôtre et c'est de celui-là dont la France a besoin et c'est pourquoi il est de notre devoir de le porter.
Olivier Mazerolle : Merci Monsieur Bayrou, c'était votre Grand Jury, bonne soirée à tous !
François Bayrou est interrogé par: Olivier Mazerolle (RTL), Pierre-Luc Séguillon (LCI) et Patrice Jarreau
(le Monde)
(Source http://www.udf.org, le 10 mai 2000).