Déclaration de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, sur la constitution de la CGT lors du Congrès de Limoges en 1895, Limoges le 23 septembre 2005.

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Circonstance : Pose d'une plaque commémorative a l'occasion du 110ème anniversaire du Congrès constitutif de la CGT, à Limoges le 23 septembre 2005

Texte intégral

Monsieur le député-maire,
Mesdames, messieurs,
Chers amis, chers camarades,
Nous sommes réunis aujourd'hui pour commémorer le 110ème anniversaire de la tenue du Congrès constitutif de la CGT. Bien que la salle " Antignac " ait disparu, on peut dire que c'est ici même que, du 23 au 28 septembre 1895, se sont réunis ses 75 délégués, dont trois femmes, venant de dix-sept villes, représentant 126 chambres syndicales, 28 fédérations de syndicats, 18 bourses du travail. Les travaux durent six jours. Le choix de Limoges ne relève pas du hasard. La combativité des porcelainiers y était exemplaire. La solidarité active avec La Commune de Paris et ses militants réfugiés en Limousin avaient donné à Limoges le surnom de capitale révolutionnaire du Centre de la France. En 1895 la Fédération des syndicats de Limoges regroupait déjà 53 syndicats, comptant 5727 adhérents.
Le " 7ème congrès national corporatif " de Limoges a été précédé par le Congrès national des syndicats de France réuni à Nantes du 17 au 22 septembre 1894. Celui-ci était composé essentiellement de délégués de la Fédération des syndicats, créée en 1886 et où dominent les " guesdistes ", et de délégués de la Fédération des bourses du travail, créée en 1892 et dirigée par " l'anarchiste " Pelloutier et l'assemblée traite déjà de l'unification. Les représentants de la Fédération des syndicats y sont minoritaires et réticents à une construction unitaire qui leur échappe, ceux des bourses ne font rien pour construire un compromis avec eux. Les premiers en sortent affaiblis et la Fédération des syndicats disparaîtra en 1898. Celle des bourses ne se fondra vraiment dans la CGT qu'en 1902. Et c'est le congrès de Montpellier, dit " de la 2ème naissance ", qui en quelque sorte " ratifiera " définitivement le processus unitaire dont est née la Confédération générale du Travail.
Il reste que le pas décisif a été accompli à Limoges. C'est au cours des trois séances du vendredi 27 septembre que les délégués discutent et votent les statuts de " l'organisation unitaire et collective qui prend pour titre : Confédération générale du travail ". Limoges n'a pas usurpé son titre de berceau du syndicalisme français.
Le mouvement ouvrier français se construit tout au long du XIXe siècle, en réaction et en contrepoint de la révolution industrielle. En réaction parce qu'avec une accélération brutale sous le second empire, la révolution industrielle modifie profondément la situation économique du pays et la composition sociale du monde du travail ; en contrepoint, parce que cette révolution industrielle s'opère dans un cadre politique fortement marqué par la Révolution de 1789 qui a produit la " Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ", et parce qu'une large partie du monde du travail encore constituée d'hommes de métier traditionnels, où se recruteront beaucoup de pionniers du syndicalisme et de militants républicains, est prise en tenaille entre les ravages de la prolétarisation et les lourdes conséquences de la loi Le Chapelier.
En 1791 en effet, dans la foulée de l'abolition des " corporations " destinée à libérer le commerce et l'industrie, le citoyen LE CHAPELIER a fait voter par l'Assemblée Constituante la loi interdisant toute forme d'association ouvrière et patronale. La loi LE CHAPELIER aboutit non seulement à l'interdiction des " coalitions ", c'est-à-dire de toute réunion de personnes en vue d'exercer une action commune, mais aussi à celle de toutes les formes anciennes ou nouvelles de société d'entraide et de secours mutuel. Une chape de plomb recouvre pendant plus de 70 ans les aspirations à la solidarité collective, alors même que la révolution industrielle en marche bouleverse les rapports sociaux et crée des situations de rupture dramatiques pour des millions de prolétaires.
Le propre commentaire de LE CHAPELIER sur sa loi est saisissant : pour lui, désormais, " il n'y a plus que l'intérêt de l'individu et l'intérêt général ". Ainsi le mouvement qui, au nom de la liberté et de l'égalité de chaque homme et de chaque citoyen, abolit les privilèges de la naissance et l'absolutisme monarchique, accomplit ce projet à travers l'exaltation de l'intérêt individuel et l'imposition légale de l'intérêt général.
Cette utopie à la fois libérale et étatiste met en scène des individus abstraits doués par la seule nature et une mécanique de la décision rationnelle exprimée par la loi et mise en uvre par la fraction dite " la plus éclairée " des " représentants " du peuple. Ce faisant, elle proscrit par la loi toutes les relations à travers lesquelles se construisent les individus réels dans l'espace social, elle tue dans l'uf le tâtonnement et le foisonnement des initiatives démocratiques sans lesquels ne peut réellement émerger et évoluer le compromis politique de " l'intérêt général ".
Si le mouvement ouvrier à ses débuts est la matrice du syndicalisme et de la CGT, il est aussi une des sources du développement des nombreux courants de l'anarchisme et du socialisme français qui se font " concurrence ".
Il ne faut donc pas s'étonner que les premiers échanges vifs du congrès constitutif de 1895 se font à propos de la motion, qui sera largement votée et, qui stipule " les éléments constituants de la CGT devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques " et que ce débat se perpétuera notamment au congrès d'Amiens, celui de la Charte, et bien au-delà ! Même si cela se produit dans des conditions très différentes, il n'y a pas d'époque ni de pays au monde où la question de la nature des rapports entre syndicats et partis, entre syndicats et politique, ne s'est pas posée et ne se pose en permanence. Toutefois sur cette question comme sur toutes les autres, il faut se garder de sombrer dans l'anachronisme, en sous-estimant le décalage existant entre les fondateurs de la CGT, héritiers directs de la révolte des Canuts lyonnais, de la révolution de 1848 et de la Commune de Paris, et nous qui abordons le XXIe siècle.
Pour autant, notre référence aux révolutions françaises est toujours vivante, le contenu libérateur progressiste et universel de la devise républicaine continue à être au cur de notre conception des luttes sociales. Surtout c'est en mesurant chaque jour combien l'esprit de combativité et l'exigence de l'unité du monde du travail qui ont inspiré les congressistes de Limoges, sont toujours les bonnes clés pour affronter les défis d'aujourd'hui, que nous ressentons le lien profond qui nous unit à eux : plus de 100 ans de luttes sociales ont fait la preuve de la validité de notre concept syndical, " s'unir pour résister et, au delà, s'unir pour promouvoir le progrès social ".
Le terme syndicat est formé de la juxtaposition de deux mots, l'un qui signifie " avec " ou " ensemble " et l'autre " droit " ou " justice ". Au XVIe siècle déjà, l'adjectif " syndical " désigne ce qui est fait par une communauté, par opposition aux actions des particuliers, et " faire syndicat ", expression qui date de 1514, (excusez du peu, 1 an avant la victoire de François 1er à Marignan !) signifie s'associer pour la défense d'intérêts communs. Dès 1697, on dénomme " chambre syndicale " un corps qui s'occupe des affaires d'un groupe professionnel. Le " Syndicat " apparaît, vers 1840, comme association de défense des intérêts professionnels.
Syndicalisme exprime donc la somme de tous ces concepts : représentation d'une collectivité aux intérêts communs, dans un esprit de droit et en vue de la justice...
Notre syndicat a pris le parti d'agir et non de subir, en tenant tête à l'arbitraire patronal et à la raison d'Etat. Les valeurs qui portent cette résistance, égalité, justice, citoyenneté, et les comportements qui lui donnent corps, solidarité, écoute et responsabilité démocratiques, sont les traits d'identité de la CGT que nous voulons projeter sur l'avenir. Ils alimentent en permanence sa combativité, conditionnent son efficacité et assurent sa crédibilité. Ils sont les garants d'un engagement, lucide et transparent sur des objectifs partagés parce que débattus, évitant toute forme de manipulation et autorisant le compromis de négociation contre toute forme de compromission.
En résistant collectivement aux exigences de la rentabilité et aux contraintes de la production, en revendiquant une répartition des richesses produites plus favorable au travail, les salariés ont depuis plus d'un siècle établi des lignes de défense, des pôles de résistance qui sont autant de bases d'appui pour prendre pied sur l'avenir.
La CGT, en animant le combat revendicatif et les luttes sociales, contribue ainsi à accréditer leur vertu émancipatrice pour conquérir des droits et les faire respecter. Seul un travail de terrain permet de le démontrer dans des conditions concrètes qui sont celles de l'âpreté des luttes sociales et de la diversité d'un monde du travail en perpétuelle évolution. Ce qui peut séparer est moins important que ce qui doit unir. Le premier objectif de la CGT est de travailler à la cohésion, à la convergence, à l'unité de l'ensemble des salariés, pour consolider et améliorer l'ensemble des garanties collectives en matière de rémunération, de qualifications et de droits.
Nous sommes lucides : aucune organisation ne peut avoir la prétention, actuellement, de créer, seule, les conditions permettant de relever les défis qui se présentent au monde du travail. Pour y parvenir il faut, dans la vie quotidienne et à chaque niveau de l'activité syndicale locale, nationale et internationale, rechercher le débat, accepter la contradiction. Il faut susciter et encourager la confrontation des idées, la considérer comme un mode normal des relations entre organisations, faire de l'unité syndicale un bien commun et non une menace planant sur l'identité de chacun. L'unité n'est pas un détour tactique, elle est la condition irremplaçable pour que les salariés affirment toute leur place dans la société.
C'est pourquoi la CGT, première organisation syndicale française par son ancienneté et son influence, aura toujours à cur de porter le drapeau de l'unité des salariés et de leurs organisations syndicales. Nous l'avons fait lors de cette rentrée 2005, et ce n'est un secret pour personne que la décision de toutes les organisations syndicales de notre pays de faire du 4 octobre une grande journée de mobilisation de grève et de manifestation pour l'emploi, le pouvoir d'achat et la défense du service public, doit beaucoup à notre force de conviction et à notre constance.
Il n'y a pas dans l'immédiat de plus bel hommage à rendre à l'intelligence et au courage des fondateurs de la CGT que d'assurer partout le succès du 4 octobre.
Les salariés, s'ils sont unis et décident de se mettre en mouvement, représentent une force considérable.
Une force bien plus forte qu'ils ne l'imaginent eux-mêmes.
A nous de les aider à en prendre conscience.
(Source http://www.cgt.fr, le 3 octobre 2005)