Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, au quotidien uruguayen "El Pais" le 2 mai 2000, sur les relations politiques et économiques entre la France et l'Amérique du sud, notamment dans le cadre du Mercosur, la réforme de la PAC, les échanges commerciaux bilatéraux et les investissements français en Uruguay.

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Média : El Pais - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Quelle est la place de l'Amérique du sud dans les relations extérieures de la France, sur les plans politique et économique ?
R - Les relations de la France avec les pays d'Amérique du sud sont anciennes : pour prendre l'exemple de l'Uruguay, vous savez qu'au milieu du XIXème siècle, la moitié des immigrants étaient des Français. Une " Légion française " participa même à la défense de Montevideo assiégée. Dès cette époque, l'intérêt politique de la France pour l'Amérique du sud est réel.
Par la suite, les relations ne se sont jamais interrompues. Pendant les dictatures militaires, la France a accueilli de très nombreux réfugiés uruguayens, chiliens ou argentins.
L'intérêt de la France a été encore relancé par le retour à la démocratie et la stabilisation économique dans la région. Le président de la République a visité les quatre pays du Mercosur et la Bolivie en mars 1997, et a alors lancé l'idée d'un sommet entre l'Union européenne et les pays d'Amérique latine et des Caraïbes. Celui-ci a eu lieu à Rio en juin 1999. Quant à moi, je me suis rendu au Brésil en septembre 1999 et au début du mois d'avril 2000 en Argentine et en Uruguay.
Q - Les relations sont-elles plus compliquées sur le plan économique ?
R - Sur le plan économique également, les relations sont étroites : nos plus grandes entreprises sont présentes en Amérique du sud depuis de nombreuses années ; plus récemment, les entreprises françaises de distribution se sont implantées, avec succès, dans la région. Et cette tendance se renforce : la part de l'Amérique du sud dans les investissements français à l'étranger a plus que doublé depuis 1990.
Q - Considérez-vous que l'établissement d'une zone de libre-échange avec le Mercosur est une chose positive, ou pensez-vous qu'une telle perspective, pour se concrétiser, nécessitera encore beaucoup de discussions ?
R - C'est précisément parce que l'Amérique du sud, et le Mercosur en particulier, sont importants pour la France et l'Europe que nous avons décidé de nous engager, en 1995, sur la voie d'un dialogue dans les premiers temps, les questions tarifaires seront abordées à partir du 1er juillet 2001.
Q - Cela fait-il partie des sujets épineux pour les deux parties ?
R - Nous avons donc un programme sérieux de négociation pour aborder toutes les questions relatives aux échanges, dans le domaine agricole mais aussi dans celui de l'industrie et des services ; je constate d'ailleurs avec satisfaction que le premier comité de négociation entre l'Union européenne et le Mercosur, qui s'est tenu à Buenos Aires les 6 et 7 avril, a permis de confirmer la structure de la négociation et d'établir un programme de travail ambitieux. Je crois donc que nous sommes sur la bonne voie et qu'il faut continuer à négocier, même si, il ne faut pas s'en cacher, les négociations seront difficiles et nécessiteront des concessions de part et d'autre.
Q - Comment évaluez-vous les perspectives de développement du Mercosur après les récents différends entre le Brésil et l'Argentine, et les désaccords entre le Paraguay et l'Uruguay ?
R - Je voudrais d'abord saluer la vitesse remarquable avec laquelle s'est mis en place et consolidé le Mercosur, dont la création par le traité d'Assomption remonte à moins de dix ans ; car je sais à quel point la construction d'un ensemble régional cohérent est un exercice difficile.
Je ne nie pas que des difficultés puissent exister entre des partenaires qui ont des intérêts parfois divergents, de la même manière qu'entre les Etats membres de l'Union européenne par exemple. Je crois cependant que le Mercosur est aujourd'hui suffisamment solide pour surmonter les difficultés passagères.
Q - Est-ce qu'un Mercosur bien affirmé convient à l'Europe ?
R - Comme je l'ai dit au président Batlle lors de mon passage à Montevideo, nous souhaitons que le Mercosur soit fort, qu'il se développe, qu'il soit dynamique ; c'est dans l'intérêt de ses Etats membres et de l'ensemble de la région, le Mercosur ayant fait la preuve à de nombreuses reprises de son rôle stabilisateur en Amérique du sud (je pense notamment à son rôle décisif lors des crises politiques successives qu'a connues le Paraguay en 1996 et 1999) ; plus globalement, nous pensons qu'il est aussi une construction utile à l'équilibre du monde et à sa multipolarité.
Q - Vous avez dit que l'Union européenne comptait diminuer progressivement les subventions agricoles, mais que la politique agricole commune ne serait pas réformée. A quel horizon ces subventions seront-elles réduites ? Pensez-vous que cette diminution se concrétisera pendant les prochaines négociations à l'OMC ?
R - L'Union européenne a déjà commencé à réformer en profondeur sa Politique agricole commune ; elle a pris plusieurs décisions importantes dans ce sens l'an dernier à Berlin, afin de découpler le niveau des aides aux agriculteurs du niveau de la production, et de lier les aides à la capacité des agriculteurs à remplir des tâches multifonctionnelles. Par ailleurs, nous avons décidé de réduire les subventions à l'exportation et les crédits pour les interventions sur les prix. Cette réduction commence à partir de cette année.
Ce que j'ai dit lors de ma visite, c'est que la PAC était en train d'être réformée mais qu'elle continuerait d'exister parce qu'elle a une fonction très importante, non seulement sur le plan agricole mais également sur le plan social, sur le plan humain et sur le plan de l'aménagement du territoire et donc de l'équilibre de nos sociétés.
S'agissant des négociations multilatérales, je vous rappelle que l'Union européenne a respecté à la lettre les engagements souscrits lors du cycle de l'Uruguay, alors que, dans le même temps, les Etats-Unis ont augmenté dans des proportions considérables les subventions à leur agriculture. Je vous rappelle à ce sujet qu'aujourd'hui, l'Union européenne est le plus grand importateur du monde de produits agricoles et que 40% de vos exportations agro-alimentaires entrent déjà dans l'UE sans droit de douanes. Je l'ai dit à plusieurs reprises en Uruguay et en Argentine parce que cette réalité est souvent ignorée ou déformée ; j'espère que cette visite aura permis de progresser dans le diagnostic et la connaissance des réalités de chacune de nos deux régions.
Q - Avez-vous évoqué, lors de votre récent déplacement en Uruguay, le sujet des investissements français dans ce pays ? Lesquels vous paraissent les plus importants ? Quels nouveaux secteurs pourraient être intéressés par des investissements en Uruguay ?
R - Nous avons effectivement évoqué avec le président Batlle et avec le ministre des Affaires étrangères, M. Opertti, le thème des investissements français en Uruguay, pour nous réjouir de la place qu'occupait la France dans votre pays : la France est aujourd'hui le 3ème investisseur étranger en Uruguay et le premier investisseur européen, avec un stock supérieur à 150 M$.
Certaines de nos entreprises sont présentes depuis plusieurs dizaines d'années, dans le secteur de la laine notamment ; d'autres se sont implantées plus récemment, dans la banque, l'automobile ou la grande distribution : je crois que l'arrivée du supermarché Géant à Montevideo, il y a quelques mois, a rencontré un très grand succès sur place. Tout ceci converge pour témoigner de la force des liens entre entrepreneurs français et uruguayens, et de la confiance placée par nos grandes entreprises dans l'avenir de l'économie uruguayenne au sein du Mercosur.
Pour l'avenir, il ne m'appartient pas de dire quel secteur est susceptible d'intéresser nos entreprises, mais je sais que plusieurs grands groupes français suivent avec attention les projets en cours en Uruguay, et notamment les projets de concession et de privatisation que le président Batlle entend accélérer.
Q - Pensez-vous possible d'équilibrer la balance commerciale entre nos deux pays ?
R - Je suis tout à fait conscient de l'importance des exportations, en particulier agricoles, pour l'économie uruguayenne ; je sais que votre agriculture traverse une crise, consécutive à la dévaluation du real puis à une grave sécheresse.
Cependant, comme je l'ai rappelé à Montevideo et à Buenos Aires, les échanges commerciaux en économie de marché ne sont pas décidés par les ministres des Affaires étrangères ; mais les gouvernements peuvent créer des contextes favorables au rééquilibrage.
Notre excédent bilatéral pour l'ensemble des produits a reculé de 55 % en 1999 ; l'an dernier, les achats ont progressé de 127 % alors que, dans le même temps, les exportations uruguayennes dans le monde diminuaient de 18 %. En matière agricole, où en général vous croyez que nous sommes protectionnistes, nos achats de produits agricoles uruguayens se maintiennent depuis 5 ans à hauteur de 100 millions de francs alors que nos ventes l'an dernier ont été de 50 millions de francs. Nous avons donc un solde négatif. Au total, nous exportons dans votre pays beaucoup d'équipements électriques et automobiles qui sont utilisés pour les ventes uruguayennes en Argentine et au Brésil, et qui font donc partie des exportations de l'Uruguay./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mai 2000)