Déclaration de M. Roger-Gérard Schwartzenberg, ministre de la recherche, sur la présence des femmes dans les disciplines de la recherche, les inégalités et la discrimination sexuelle dans les métiers de la recherche, Paris le 26 octobre 2000.

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Circonstance : Colloque "Sciences et technologies : pourquoi les filles" à Paris le 26 octobre 2000

Texte intégral

Pourquoi les filles ?
Le titre même de ce colloque doit nous mettre en garde. Si, en matière de sciences et de technologies, nous nous posons la question "Pourquoi les filles ?", c'est bien que leur présence dans ces domaines ne nous semble pas naturelle. La question devrait plutôt être : "Pourquoi pas les filles?", car il n'y a pas à justifier la nécessité d'un renforcement de la présence féminine dans les métiers de la recherche. Il n'y a pas non plus, à faire du sexisme à l'envers en exaltant quelques qualités propres aux filles dont la recherche aurait besoin, il y a simplement à prendre acte de leur trop faible représentation et à y remédier.
Nous sommes tous sûrement victimes, hommes et femmes, des clichés relatifs à la distribution des rôles sociaux féminins et masculins. Les stéréotypes ont la vie dure, et sont répercutés aussi bien à la maison, à l'école que dans l'ensemble de la société. Littérature et cinéma nous présentent le plus souvent la recherche comme un métier d'homme. Pourtant, dans la réalité, c'est une femme, Irène Joliot-Curie, qui a été nommée en France à la tête du premier département ministériel de la Recherche en 1936. De même, aujourd'hui, c'est une femme qui est directrice générale du CNRS. C'est une femme qui préside l'INSERM. C'est une femme qui dirige l'INRA. Et c'est aussi une femme qui est Secrétaire perpétuelle de l'Académie des Sciences.
En général, il faut attendre une guerre pour voir les femmes prendre des métiers d'hommes en remplaçant ceux qui sont partis au front. On pourrait nous accuser aujourd'hui de chercher à combler les trous laissés par les troupes masculines de la recherche parties à l'assaut du privé, en faisant miroiter aux filles un avenir et une carrière parfois délaissés par leurs homologues masculins.
Il est vrai que nous craignons, pour les années qui viennent, une désaffection pour les métiers de la recherche, puisque nous manquons d'étudiants, dans les sciences dites dures. Mais il n'est pas dans nos intentions d'offrir aux filles des métiers dont les garçons ne voudraient plus.
Tout au contraire, il s'agit de corriger une inégalité flagrante en informant, au plus tôt et à égalité, filles et garçons des opportunités que leur offrent les métiers de la recherche. Nous devons mettre à profit l'extraordinaire opportunité que représentent les départs massifs à la retraite qui vont bientôt concerner des organismes comme le CNRS, l'INSERM, l'INRA et d'autres pour non seulement rééquilibrer la pyramide des âges mais aussi pour y rendre plus paritaire la répartition des sexes.
Ce renouvellement prochain doit être préparé dès aujourd'hui, en effectuant dans les écoles, les collèges et les lycées un travail d'orientation de qualité, qui aille dans le sens de la politique du gouvernement pour l'égalité entre les hommes et les femmes. Ce colloque se place dans la continuité exacte de la convention signée le 25 février 2000 par les cinq ministres concernés "pour la promotion de l'égalité des chances entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif". La mise en uvre de cette convention est pilotée par un comité présidé par la Rectrice de Toulouse : Nicole BELLOUBET-FRIER que je remercie pour le travail déjà accompli et pour celui à accomplir.
Pour que cette égalité ne reste pas un vu pieux, il faut effectuer un travail en profondeur dans les lycées, où les filières scientifiques connaissent auprès des filles un succès qui est ensuite démenti dans le supérieur, où elles sont beaucoup plus faiblement représentées. Alors qu'elles sont plus de 40 % des élèves de Terminale scientifique, et 43 % des reçus au bac S, alors même qu'elles réussissent mieux que les garçons, puisqu'en 1998, 82 % des filles ont eu leur bac S contre moins de 77 % des garçons, elles ne poursuivent pas leurs études ensuite dans les filières scientifiques. En 2000 on ne compte encore que 15 % de filles admises à l'Ecole Polytechnique, 28 ans après le passage de l'école à la mixité !
Au lycée, comme déjà à l'école et au collège, les filles sont, en moyenne plus jeunes que les garçons et plus nombreuses à être "à l'heure" dans chacune des sections. On constate une meilleure réussite des filles en ce qui concerne la rapidité d'acquisition des connaissances et un moindre redoublement.
Que se passe-t-il entre le lycée et le supérieur ? Nous sommes réunis aujourd'hui pour trouver des réponses ensemble, esquisser un diagnostic, et lutter contre ce gâchis. Ce colloque pose bien le problème : il ne dit pas : "Pourquoi les femmes ?" mais "Pourquoi les filles ?".
C'est en amont, bien avant le bac, qu'il faut faire comprendre aux filles que s'offrent à elles les mêmes opportunités qu'aux garçons. Et ce travail en amont suppose une remise en cause de nos manières d'enseigner et d'orienter, tout un effort d'analyse et d'éradication des stéréotypes que nous véhiculons malgré nous. Nous attendons ici la contribution des sciences de l'éducation, mais aussi celle des formateurs des Instituts Universitaires de Formation des Maitres (IUFM) dans leur tâche de sensibilisation, et surtout celle des personnels d'éducation et d'orientation qui sont au cur de la lutte contre la discrimination. Tous peuvent compter sur le soutien actif des organismes de recherche dans cette campagne d'information.
Et en aval, c'est à nous de montrer l'exemple en prenant conscience des blocages qui affectent les carrières des femmes dans le supérieur, de leur sous-représentation au niveau directeur de recherche dans les Etablissements Publics à caractère Scientifique et Technique (EPST) ou au niveau Professeur dans les Universités, et de manière générale dans l'encadrement. Ce n'est qu'en garantissant une égalité de traitement dans les carrières que nous serons réellement cohérents dans notre démarche.
Ainsi, dans nos EPST, alors qu'on trouve plus de 38 % de femmes au niveau Chargé de Recherche, on tombe à 24 % au niveau Directeur de Recherche DR2, et à 13 % au niveau DR1. Au Conseil National des Universités ne siègent encore que 25 % de femmes. Et même si nous atteignons 34 % de femmes Maîtres de Conférence, elles ne représentent que 14 % des Professeurs d'Université. Le plus inquiétant, c'est que ces 14 % nous placent parmi les premiers en Europe. Claudine Hermann, qui représente la France auprès de l'Union sur ce dossier, nous éclairera sur la politique européenne dans ce secteur.
J'ai lu, dans son compte-rendu du rapport de l'ETAN auquel elle a participé, que pour ce qui touche à l'évaluation par les pairs, une étude montre qu'en 1995, en Suède, une femme devait avoir publié 2,6 fois plus qu'un homme pour avoir le même succès dans ses demandes de financement. Plus généralement, on note un grand déficit de candidatures féminines. Une étude sur ce thème va être menée en France. Je serai très attentif pour ma part à l'application des recommandations du rapport d'Anne-Marie Colmou sur les carrières scientifiques des femmes, nous tâcherons d'aller vers la parité dans les jurys, et de veiller à un meilleur équilibre en haut de la pyramide entre les hommes et les femmes. Il est par exemple très anormal qu'en sciences de la vie ou en médecine, où les femmes sont majoritaires dans le corps des chargées de recherche, on retrouve si peu de directrices de recherches.
Je ne multiplierai pas les chiffres pour illustrer mon propos, mais, vous le voyez, les chiffres nous aident à prendre conscience des inégalités et nous donnent les premiers outils pour commencer à les réduire. Le gouvernement, en liaison avec l'INSEE, travaille depuis le mois de mars à mettre au point un appareil statistique adapté à son programme de promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes. Produire des données sexuées et les rendre publiques, les analyser et faire apparaître les causes des inégalités sont des conditions nécessaires à la prise de conscience que nous espérons provoquer. Disposer de données sexuées nous permettra également de fixer des objectifs de progression des filles dans les filières d'avenir.
C'est un premier pas dans le changement profond de mentalités et de conduites que nous voulons réaliser, et développer par des initiatives comme ce colloque qui nous réunit.
Je disais que les stéréotypes avaient la vie dure, mais ils ont également des conséquences très négatives du point de vue des débouchés qui s'offrent aux filles. On sait que 70 % des filles s'orientent vers seulement 6 branches d'activités professionnelles alors qu'il en existe 37. En délaissant les branches scientifiques et technologiques qui ne leur sont pas "traditionnellement" réservées, les filles se condamnent à des emplois moins qualifiés, moins rémunérés, et plus précaires ; le chômage les frappe en priorité ; il est de notre devoir de mieux les orienter et de leur faire connaître les secteurs porteurs d'emplois dans toute leur diversité. La recherche, c'est bien sûr être chercheuse, mais c'est aussi pouvoir être ingénieure ou technicienne
Puisque c'est le CNAM qui nous accueille aujourd'hui, passons des filles aux femmes, car nous devons également tourner nos efforts vers celles qui veulent se former tout au long de leur vie. Les formations du CNAM sont là pour permettre à celles qui le désirent de se réorienter vers des métiers plus porteurs.
Cinq actions concrètes
Pour sortir de la situation actuelle, il importe de mener des actions concrètes. J'en envisage notamment cinq :
Améliorer, en liaison avec le ministère de l'Education nationale, l'information et l'orientation vers les études supérieures scientifiques, en agissant en amont dans le système scolaire (écoles et surtout collèges et lycées).
Attribuer davantage d'allocations de recherche aux jeunes filles.
Il importe, en effet, de mener une politique plus volontariste pour l'attribution des allocations de recherche. Actuellement, seulement 16,3 % des allocations de recherche en mathématiques et informatique et 20,3 % des allocations en physique et sciences pour l'ingénieur sont attribuées à des jeunes filles.

Nous devons aller vers une répartition plus équilibrée de ces allocations de recherche et je souhaite appeler l'attention des groupes de formation doctorale sur cette nécessité.
Assurer un meilleur équilibre des sexes dans les jurys de recrutement et de promotion.

Par ailleurs, il convient d'aller vers une répartition plus équilibrée des deux sexes dans les jurys et instances chargés d'assurer le recrutement et l'avancement des chercheurs.
Favoriser la création d'entreprises technologiques innovantes par des femmes.
J'ai doté de 200 millions de Francs pour sa 2ème édition, le concours national d'aide à la création d'entreprises technologiques innovantes. Il s'agit d'aider les porteurs de créations d'entreprises à créer celles-ci.

En septembre 2000, sur les six prix spéciaux, le premier a été décerné à Mme Véronique BIENVENU, qui va créer une entreprise spécialisée dans les reconnaissances géotechniques en mer profonde.

Je demande au directeur de la technologie d'identifier et de proposer pour le 3ème concours, qui aura lieu en 2001, des actions qui incitent encore davantage les femmes à déposer des projets, notamment en assurant une publicité accrue de ce concours en leur direction.
Relancer l'opération 1000 classes /1000 chercheurs.
Il serait très utile de relancer cette opération, qui consiste pour les chercheurs à se rendre dans les classes d'enseignement secondaire pour informer les élèves sur la recherche et les métiers de la recherche.
Je souhaite que ces mille chercheurs soient pour moitié des femmes, afin que les jeunes puissent constater très concrètement que les métiers de la recherche sont ouverts aux femmes comme aux hommes.
L'égalité des chances pour tous et toutes.
La République, c'est d'abord l'égalité des chances pour tous et pour toutes. Nous ne pouvons donc laisser subsister une division du savoir entre les sexes qui contredit le principe de mixité scolaire.
Nous ne pouvons laisser persister une répartition très inégale des deux sexes dans les disciplines scientifiques et technologiques, avec en particulier, une hégémonie masculine dans les sciences dures (mathématiques, physique) et dans les technologies industrielles.
Pour changer cela, nous devons agir dès le plus jeune âge sur les représentations des rôles respectifs des hommes et des femmes. Je suis heureux de travailler aujourd'hui avec vous toutes et vous tous à l'élargissement des choix professionnels des filles. J'attends beaucoup des tables rondes pour identifier des moyens d'action. Et je vous donne rendez-vous dans un an pour dresser un bilan et mesurer les progrès accomplis.

(source http://www.recherche.gouv.fr, le 27 octobre 2000)