Point de presse conjoint de MM. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, et Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU, et interviews de M. Védrine à France-Inter le 3, "Le Parisien" le 4 et RTL le 5 octobre 2000, sur les affrontements entre Israéliens et Palestiniens et les négociations de paix entre Israël et l'Autorité palestinienne.

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Média : Emission L'Invité de RTL - France Inter - Le Parisien - RTL

Texte intégral

Le Secrétaire général et moi-même sommes réunis, ce soir, pour parler d'un certain nombre de sujets concernant les relations entre les Nations unies et l'Union européenne, sujet dont on a parlé à New York, il y a quelques jours et dont il a reparlé depuis avec des responsables européens. Naturellement, en raison de l'actualité, nous allons suivre les choses de très près en ce qui concerne les conversations qui se poursuivent à Paris en ce moment même pour tenter de faire retomber la tension au Proche-Orient. Nous parlerons aussi de la situation dans l'ex-Yougoslavie. Ce sont les questions "chaudes", mais nous parlerons de quelques questions de fond en même temps.
Q - Alors sur les affrontements, qu'est-ce que vous pouvez faire ?
R- Il faut savoir que les entretiens se poursuivent à trois, c'est déjà très important qu'une discussion à trois ait pu se nouer.
Q - Qu'est-ce que peut prendre la France comme engagement en cas de cessez-le-feu ?
R- Pour le moment, cela se passe entre les Israéliens et les Palestiniens, sous l'égide des Etats-Unis, la France ayant offert son hospitalité, son amitié et sa disponibilité. Ce que nous avions indiqué, c'est que s'il y avait une formule d'enquête qui puisse satisfaire les différentes parties, ce qui est une façon de faire retomber la tension, l'Union européenne était disponible pour participer. Mais je ne peux pas aller plus avant dans le détail parce que cela dépend du type de formule qui serait retenue.
Q - Vous croyez encore à un accord de paix pour plus tard ?
R - Je pense que ce n'est pas impensable et je pense que les tragédies des derniers jours montrent que l'accord de paix est une nécessité absolue, montrent bien qu'il n'y a pas d'autres alternatives. La paix se recherche sur un volcan. Il faut qu'elle aboutisse pour qu'on dépasse ce type de situations. Je crois que c'est toujours possible mais il faut absolument d'abord sortir de cette situation terrible dans laquelle on est aujourd'hui./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 octobre 2000)
Q - Est-ce que la France se limite à être le siège des conversations entre Palestiniens et Israéliens, sous l'arbitrage américain, ou est-ce que Paris est partie prenante dans ces discussions ?
R - Un peu des deux. Le fait, d'abord, que les Américains aient proposé à Yasser Arafat et à Ehud Barak de venir à Paris montre qu'ils savent par avance que les deux parties ont confiance en nous et qu'ils sont en France dans un climat amical, dans un pays qui fait tout pour faciliter la paix. C'est déjà une sorte d'hommage, rendu indirectement, par l'invitant américain et par les deux autres participants. Il y a aussi, d'autre part, l'action qui se poursuit sur le fond, depuis longtemps, et qui a été renforcée depuis le mois d'août, qui est notre participation, à travers un travail discret mais constant et tenace, à la réflexion des Israéliens, des Palestiniens et des Américains. Nous sommes, à part les protagonistes directs, et avec l'Egypte que je peux également citer, le pays le plus impliqué dans cet effort.
Q - Il y a quatre ans il y avait eu de graves incidents dans l'affaire du tunnel, 85 morts en trois jours. Bill Clinton avait convoqué Benjamin Netanyahou et Yasser Arafat, et puis la tension était un peu retombée mais c'était à peu près tout. Est-ce que ça va être la même chose cette fois-ci ?
R - Non. L'enjeu est plus important. Il s'agit d'abord de tout faire pour que la tension retombe. Vous savez que les Palestiniens ont demandé qu'il y ait une commission d'enquête, que l'Union européenne a trouvé légitime cette demande, que le président Clinton lui-même l'a trouvé justifiée et a fait une offre d'enquête à laquelle les Etats-Unis participeraient. Nous soutenons cette réponse. Il y a donc un ensemble d'éléments qui vont dans le sens de l'apaisement. D'autre part, les Européens trouvent également légitime que les Palestiniens demandent que les forces de sécurité soient placées de telle façon qu'il n'y ait pas de nouveaux affrontements avec les populations. Ca, c'est ce que peuvent faire les Israéliens. De leur coté les Palestiniens doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour calmer les esprits. On peut comprendre qu'ils soient choqués et bouleversés mais il faut quand même que de part et d'autre tout le monde travaille à abaisser la tension. Mais pour reprendre une négociation de fond et c'est la grande différence avec les incidents d'il y a quatre ans. Il s'agit de reprendre la négociation de paix dont vous savez bien qu'elle se poursuit depuis des semaines, qu'elle a extraordinairement progressé même si l'accord n'est pas fait. Comme le temps passe, pour des tas de raisons tenant à la politique intérieure israélienne et américaine notamment, comme le temps presse, il faut d'urgence reprendre le fil de cette discussion. Donc le travail qui va être tenté à Paris et que nous accueillons ici est encore plus important.
Q - Si cet enfant palestinien n'avait pas été tué hier sous les caméras de la télévision, il n'y aurait pas eu la rencontre Arafat-Barak annoncée pour demain. Est-ce que ce n'est pas un peu ce gosse qui est à l'origine du sommet ?
R - C'est en tout cas l'émotion internationale face à cette tragédie, à cet enfant tué sous l'il de la caméra. Mais il se passe des choses bouleversantes au Proche-Orient très souvent vous savez. Je crois que cela a eu un effet déclencheur. Cela dit il y a eu beaucoup de morts ces derniers jours et d'une façon ou d'une autre il fallait intervenir, je le répète, pour rétablir un climat minimum permettant à la discussion sur le fond de reprendre. C'est ça qui est l'enjeu en ce moment, encore plus que la tension./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 octobre 2000)
Q - Ehud Barak et Yasser Arafat sont aujourd'hui à Paris ; cela veut-il dire que la France et l'Union européenne ont, enfin, leur mot à dire au Proche-Orient ?
R - Cela veut dire, en tout cas, que le Premier ministre israélien comme le président de l'Autorité palestinienne ont confiance en nous. Ils se sentent à l'aise à Paris, dans un climat amical. Ils savent que la France connaît très bien le Proche-Orient, où elle n'a pas d'autre intérêt que celui de la paix. C'est la reconnaissance d'un travail discret et tenace de notre diplomatie.
Q - Est-ce un retour de l'Europe dans cette zone ?
R - Là n'est pas la question. L'essentiel est de constater que les protagonistes, Israéliens et Palestiniens, sont à Paris pour parler de paix. A eux, avec les Etats-Unis, d'y parvenir. J'ajoute, cependant, que tous trouvent normal que la France apporte sa contribution. Quant à l'Europe, elle aura un rôle essentiel pour la construction de la paix.
Q - Autrement dit, rien ne se réglera sans les Américains
R - Tout le monde le sait. Mais c'est l'Europe, la France notamment, qui, par ses idées depuis des années, a fait évoluer les esprits au Proche-Orient et permis la suite.
Q - Mais pourquoi, dans ce cas-là, Palestiniens et Israéliens se rencontrent-ils, après Paris, à Charm el-Cheikh en Egypte ?
R - Peu importe le lieu pour s'entendre, Paris, ou ailleurs ! Mon espoir est que les deux camps se ressaisissent. Qu'ils parviennent à accomplir les gestes urgents dont on a besoin de part et d'autre pour que la tension retombe. Concernant la commission d'enquête et les forces de sécurité, l'urgence est de sortir de l'abîme de méfiance et de reprendre la discussion sur le fond. Nous sommes là pour le faire.
Q - Arafat et Barak peuvent-ils échapper à l'engrenage actuel ?
R - Oui. S'ils savent trouver à Paris aujourd'hui les mots et les gestes nécessaires. Là encore, nous sommes à leurs côtés pour les aider./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 octobre 2000)
Q - Ehud Barak refuse de se rendre en Egypte pour y retrouver Madeleine Albright et Yasser Arafat. Cela veut-il dire qu'il y a un échec ?
R - La situation, ce matin, est assez difficile à évaluer. Je crois qu'on peut dire qu'au cours ou à l'issue des conversations que Madeleine Albright a animées, les Palestiniens comme les Israéliens ont accepté de donner chacun en ce qui les concerne des instructions aux différentes forces, que je ne mets pas sur un pied d'égalité, pour que la tension retombe. Il y a eu une instruction de calme si ce n'est formellement de cessez-le-feu. C'est un acquis, en tout cas au niveau de la décision politique, la journée d'aujourd'hui va être décisive pour voir si cela se traduit sur le terrain par l'apaisement des tensions et une absence de provocation et un retour au calme. En revanche, le point négatif, c'est que, alors qu'ils semblaient s'acheminer vers une sorte d'accord allant plus loin simplement que l'indication de cessez-le-feu et portant sur d'autres sujets, tard dans la nuit, ils ont constaté que l'accord ne se faisait pas. C'est parce qu'il ne s'est pas fait que M. Barak ne va pas à Charm el Cheik et qu'en revanche les autres y vont. Simplement je ne pense pas qu'ils aient fait le déplacement de Paris, pour parler pendant des heures pour aboutir à ce constat moitié échec moitié accord uniquement comme cela, pour passer le temps. Cela veut donc dire que de part et d'autre on est tout de même conscient du fait qu'il faut tout faire pour éteindre l'incendie. Ce matin, il faut retenir l'interprétation relativement positive, mais elle demande vraiment à être confirmée dans les heures et dans les jours qui viennent et un travail important doit être poursuivi.
Q - Autre point d'achoppement : le refus constant de la part des Israéliens de la création d'un comité d'enquête internationale à laquelle vous êtes favorable, et à pour laquelle les Américains avaient donné leur accord.
R - Oui. Il a semblé à la France et à l'Union européenne et au président Clinton que la demande palestinienne d'une enquête sur ce qui s'était passé n'était pas anormale et que cela pourrait servir justement à abaisser la tension. Il y a eu des discussions compliquées et longues entre Israéliens et Palestiniens sur la nature de cette enquête, mais ils ne se sont pas mis d'accord.
Q - Vous comprenez le refus d'Israël?
R - Je n'ai pas à juger, ce qui nous intéresse, c'est de faire avancer les choses. Je constate simplement que le niveau d'internationalisation que demandaient les Palestiniens pour être sûrs de la crédibilité de l'enquête n'a pas pu être accepté par M. Barak, qui acceptait certains signes d'ouverture, mais pas assez. Je souhaite que d'une façon ou d'une autre ils continuent sur ce point, parce que je ne pense pas que l'on puisse escamoter ce sujet complètement.
Q - Le drame n'est il pas aussi que ces deux hommes sont affaiblis : Ehud Barak n'a plus vraiment de majorité gouvernementale en Israël et Yasser Arafat est menacé par la concurrence des extrémistes ?
R - Oui mais c'est toujours comme cela. Cela fait partie du problème. Dans cette affaire du processus de paix, c'est rare qu'on ait affaire à des leaders qui soient absolument incontestés et qui puissent faire ce qu'ils veulent. Cela n'empêche pas de progresser, dans certains cas c'est même un aiguillon pour progresser. Il faut se rappeler que les incidents de ces derniers jours sont partis de cette provocation délibérée faite par M. Sharon, pour des raisons de politique intérieure israélienne, de leadership à la tête du Likoud, et c'est comme jeter une allumette dans un endroit où il y a du gaz, la tension est déjà extraordinairement forte. On ne peut pas admettre comme cela que des calculs de ce type cassent le processus de paix au moment décisif. Il y a eu des raisonnements comme cela dans le passé, malheureusement parfois cela a marché, il faut tout faire cette fois-ci pour que ce calcul soit déjoué. Alors première priorité, éteindre cet incendie, deuxième priorité, reprendre la discussion sur le fond. Je veux continuer à croire ce matin que c'est possible. Je continue à croire qu'ils peuvent recommencer à discuter sur le fond parce que la tragédie des derniers jours montre qu'il n'y a pas d'alternative. Soit ils reprennent le travail sur la paix, soit vous voyez ce qu'il se passe. Ils sont sur un volcan.
Q - Votre analyse, c'est qu'il s'agit d'une menace de guerre plutôt qu'un simple soulèvement ?
R - C'est entre les deux. Le terme technique "guerre" ne convient pas, ne serait-ce qu'en termes de rapport de forces, cela ne correspond pas à la situation. Mais cela peut être violent, il peut y avoir des tensions encore plus fortes, ils le savent de part et d'autre et ce n'est pas leur objectif. Ils n'ont pas fait tout ce qu'ils ont fait depuis Oslo, et Arafat et Barak n'ont pas fait tout ce qu'ils ont fait ces derniers mois et ces dernières semaines depuis la percée de Camp David pour rentrer à nouveau dans une espèce de calcul fondé sur l'exaspération des tensions. Ce n'est pas leur politique. Ils sont victimes tous les deux pour le moment d'un piège tendu par un autre. Mais c'est vrai que c'est dur pour eux d'en sortir ; ils n'en sont sortis qu'à moitié.
Q - Sur le fond, considérez-vous que l'accord est presque là, paradoxalement, du fait que les Israéliens ont beaucoup avancé sur Jérusalem : ils parlent maintenant d'une double capitale ?
R - Tant que l'accord n'est pas là, il n'est pas là. Ce qui est vrai, c'est que depuis la mi-août, il y a eu des avancées absolument considérables, quand on voit les ouvertures des Israéliens sur Jérusalem, mais qui n'ont pas suffit à faire l'accord, quand on voit l'ouverture des Palestiniens qui ont accepté que 80 % des colons de facto se trouvent intégrés à Israël par des échanges de territoire. Ils ont fait des concessions énormes aussi de leur point de vue, mais malheureusement je sais que cela ne suffit pas. On n'a toujours pas trouvé la combinaison exacte des souverainetés sur Jérusalem et les lieux saints. Mais si l'incendie est éteint, circonscrit, je pense que dans les jours et les quelques petites semaines qui restent, c'est encore possible, en tous cas je veux le croire."
Q - Clinton, la France, peuvent-ils agir ?
R - Dans la configuration que vous connaissez, c'est essentiellement israélo-palestinien, le pays en position clef au Proche-Orient depuis toujours, depuis 50 ans, ce sont les Etats-Unis, encore plus avec Clinton parce qu'il a rééquilibré l'approche américaine, et il y a deux pays qui peuvent apporter un concours extrêmement utile et cela commence à se voir, c'est fait discrètement mais cela commence à se voir un peu plus, c'est la France et c'est l'Egypte."
Q - Autre point crucial en ce moment, c'est Belgrade. La cour constitutionnelle a prononcé l'annulation d'une partie des élections mais sans en préciser davantage les fondements, vous redoutez un coup tordu ?
R - Je comprends que l'opposition redoute un cou tordu. Son expérience du régime, de ses manipulations, donc ils se demandent si ce n'est pas une nouvelle manipulation, c'est une des interprétations. Interprétation positive, ce serait que la cour commence à sentir le vent tourner et que par un raisonnement pas uniquement juridique, les membres de cette cour se disent qu'il faut quand même ménager l'avenir. Cela serait l'interprétation positive. L'interprétation négative, c'est que cela peut être une astuce pour annuler ce premier tour, quand le régime avait été obligé d'avouer tout de même que M. Kostunica était largement en tête, même s'ils ont cherché à dissimuler qu'il avait franchi les 50 %. Et pour tout embrouiller et utiliser les quelques mois qui restent à Milosevic, puisque son mandat actuel court jusqu'en juin. C'est de la manipulation. Alors il y a deux hypothèses : l'hypothèse manipulation et l'hypothèse du début de désagrégation du système. Les opposants se méfient, je comprends, à leur place je serais tout à fait méfiant, mais aussi il faut observer, il faudrait savoir quel est le texte exact de la cour et ce qu'ils ont effectivement annulé, avant de conclure. Sur le fond, cela ne change pas le fait que nous allons continuer à soutenir l'opposition démocratique en Serbie, et que la volonté du peuple serbe finira par s'imposer.
Q - Pour que Milosevic s'en aille, les Occidentaux sont-ils prêts à lui garantir une immunité et ne pas aller le chercher dans le pays où il se réfugierait ?
R - Il y a une discussion qui s'est développée là-dessus de façon un peu abstraite, parce que les gens qui en parlent n'ont pas à prendre de décision à ce sujet, et de toute façon l'issue de ce qui se passe en Serbie ne dépend pas de cela, l'issue de ce qui se passe en Serbie dépend d'une sorte de rapport de force politico-civique.
Q - Mais cela peut finir comme en Roumanie éventuellement ?
R - D'abord cela finira, c'est une chose importante. Je crois que ce qui s'est passé avec le vote de l'autre dimanche, comme je l'ai dit une fois ou deux a entamé un mouvement qui ne s'arrêtera plus. Même si je ne sais pas quand il va aboutir, mais cela se passe essentiellement en Serbie. C'est très important pour l'avenir de ce peuple et de ce pays. C'est eux au bout du compte qui auront réussi à sortir de la trappe en surmontant des obstacles énormes mis par un régime qui mène un combat d'arrière-garde, qui auront réussi à sortir de la trappe.
Q - A l'heure où Milosevic s'en va, est-ce que les sanctions contre la Serbie sont annulées ?
R - La position de la France a fini par devenir la position de l'Union européenne, et nous avons dit clairement que dès que la diplomatie l'emporterait à Belgrade, la politique de sanctions serait radicalement révisée. Les Américains ont suivi cette politique, et M. Kostunica m'a fait dire à plusieurs reprises que ce message avait été vraiment entendu du peuple serbe, alors que celui-ci réagit très mal en général aux injonctions et conseils occidentaux variés, même les démocrates anti-Milosevic. Là, ils ont entendu ce message et ils en attendent la concrétisation et nous sommes prêts à le faire au moment que nous déciderons./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 octobre 2000)