Texte intégral
Je suis très heureux de me trouver ce soir parmi vous, à l'invitation d'Anthony Loehnis et Richard Portes, et d'avoir le privilège de m'adresser à cette éminente assemblée à l'occasion du 15ème anniversaire de Centre for Economic Policy Research. Le CEPR est une institution pour laquelle j'ai beaucoup d'estime, et ce pour trois raisons :
*il s'agit d'une institution réellement européenne, qui témoigne par son existence même de l'émergence d'une société civile pan-européenne. Lorsqu'on lit un rapport du CEPR, on prête à peine attention à la nationalité des auteurs. Qu'ils soient britanniques, français, italiens ou hongrois, ils travaillent ensemble, et leur point de vue est européen. Il y a quinze ans, c'était exceptionnel : en Europe, la recherche économique était très cloisonnée et les chercheurs de haut niveau entretenaient des relations beaucoup plus étroites avec leurs collègues américains qu'avec leurs homologues européens. Aujourd'hui, dans une large mesure grâce à l'engagement de Richard Portes, la coopération européenne est devenue une démarche naturelle ;
*elle a créé une tradition de recherche européenne de grande qualité dans le domaine de la politique économique. Lorsque j'ai quitté la recherche, peu avant la création du CEPR, les chercheurs évitaient souvent toute conclusion qui puisse avoir quelque pertinence pour l'action publique, tandis que les décideurs se disaient trop absorbés par leurs importantes occupations pour perdre du temps en discussions avec les chercheurs. Les choses ont changé et, à cet égard, le CEPR a joué un rôle très important en apportant la preuve que des recherches très sérieuses peuvent être menées sur des sujets brûlants de politique économique, et produire des résultats tout à fait intéressants pour la décision.
*elle contribue à améliorer la qualité du débat sur la politique économique. Je suis profondément convaincu que les principales options économiques doivent faire l'objet d'un débat public et que nous ne pouvons demander à nos concitoyens d'approuver nos choix que si nous acceptons une libre confrontation sur les différents points de vue. Le risque existe toutefois, qu'avec le développement de la discussion, on en vienne à politiser à l'excès les choix de politique économique. En livrant au public et à la presse le fruit de recherches non-partisanes, le CEPR a également contribué à sensibiliser le public à ces questions et à permettre un débat mieux informé.
Je suis donc très heureux de célébrer cet anniversaire avec vous. Il m'est également agréable de me trouver à Londres peu après que le gouvernement britannique s'est à nouveau déclaré intéressé par une adhésion à la monnaie unique et a annoncé des mesures destinées à préparer une éventuelle entrée du Royaume-Uni dans l'Union monétaire. Je suis convaincu qu'une telle initiative serait tout à l'avantage des Britanniques et de leurs partenaires. Je forme des vux pour qu'elle intervienne le moment venu.
Ce soir, je souhaiterais aborder en priorité les problèmes de politique nationale et internationale auxquels doit aujourd'hui faire face l'Europe. Je définirai brièvement les enjeux. J'examinerai ensuite les questions inscrites au calendrier de la nouvelle gauche européenne. Je présenterai ensuite mon point de vue sur les dilemmes de la politique macro-économique. Pour terminer, j'évoquerai les questions internationales à l'ordre du jour.
1. Les enjeux
2.
Le récent sommet européen de Pörtschach a montré à quel point l'Europe a changé au cours des 18 derniers mois. Au printemps 1997, l'euro n'était encore qu'un projet à l'avenir incertain, l'Europe continentale continuait d'être à la traîne dans une économie mondiale très dynamique, et le paysage politique restait dominé par une alliance (plutôt hétéroclite) de conservateurs. En l'espace de quelques mois, la situation a radicalement changé, en bien. Toutefois, le temps presse trop pour que nous puissions nous permettre de nous reposer sur nos acquis et faire de l'autosatisfaction. Bien au contraire, je vois au moins trois raisons qui doivent pousser les responsables politiques européens à prendre conscience de leur responsabilité historique :
*nous nous apprêtons à engager l'une des entreprises économiques les plus ambitieuses que l'on puisse imaginer, à savoir la création de la monnaie unique. Grâce en grande partie aux travaux du CEPR, nous savons beaucoup de choses sur l'UEM et sur son fonctionnement futur. Mais il y a aussi beaucoup de choses que nous ne savons pas, ne serait-ce que parce qu'il est impossible de tester in vitro le fonctionnement réel des règles et des institutions. Désormais, c'est à nous qu'incombe la tâche de faire fonctionner ces institutions afin d'être sûrs que l'euro sera un succès et que dans un contexte non-inflationniste, il contribuera à stimuler la croissance et à combattre le principal fléau auquel l'Europe soit confrontée : le chômage ;
*les récentes crises financières nous rappellent avec force à quel point le système économique mondial est fragile. La croissance mondiale s'est considérablement ralentie et beaucoup de ce que la grande majorité des économistes en étaient venus à considérer comme acquis - l'accentuation de la mondialisation, la croissance sans limites des économies émergentes, le rôle bénéfique d'une libéralisation totale des mouvements de capitaux - est remis en question par les événements survenus en Asie et ailleurs. La croissance et la stabilité financière dans le monde sont menacées, et les fondations qui avaient été posées à Bretton Woods, sur lesquelles la prospérité de l'économie mondiale avait été bâtie, doivent de toute urgence être remises en état. En tant que région dotée de perspectives de croissance tout à fait encourageantes et en tant que père fondateur des institutions financières internationales, l'Europe a une responsabilité toute particulière à cet égard ;
*troisième raison, et non des moindres, les gouvernements européens actuels font preuve d'un degré rare d'homogénéité intellectuelle. L'époque est révolue où la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher et la France de François Mitterrand mettaient en uvre des politiques presque radicalement opposées. Aujourd'hui, les socialistes ou les sociaux-démocrates sont au pouvoir dans 13 des 15 pays membres, et même si certains se présentent comme de gauche, tandis que d'autres préfèrent parler de centre-gauche, ils ont bien des choses en commun. Nous, la gauche européenne, avons bien entendu des raisons de nous réjouir de cette convergence, mais nous ne devons pas nous cacher qu'elle fait en même temps peser un poids plus lourd sur nos épaules : c'est nous et nous seuls qui seront comptables de la prospérité de nos concitoyens. Nous ne pourrons rejeter la faute sur aucun bouc émissaire.
Un enjeu de dimension historique. Une crise qui met à jour la vacuité des idées reçues. Et une unité assez forte pour rendre une action conjointe possible. Voilà une combinaison à laquelle les gouvernements sont peu habitués. Il s'agit d'être à la hauteur de la situation.
2. La doctrine économique de la Nouvelle gauche européenne
Le premier thème que je souhaiterais aborder est celui de la doctrine économique de la Nouvelle gauche européenne. Je suis surpris de la propension qu'ont les conservateurs à caricaturer les socialistes et les sociaux-démocrates, et à nous présenter comme des hommes politiques à l'ancienne, portés sur l'impôt et la dépense publique. Je n'ai pas l'intention de consacrer trop de temps à notre défense. J'invite simplement les commentateurs à examiner de plus près l'appareil intellectuel de la gauche européenne. Il a changé.
Depuis la fin des années 60, époque où Milton Friedman a écrit son article resté célèbre sur le rôle de la politique monétaire, le débat sur la politique économique est dominé par l'opposition entre les partisans du marché et les partisans de l'Etat-providence. Ce débat n'est pas terminé, car il ne peut pas l'être, mais il a perdu de sa vigueur et sa pertinence. Comme Avisant Dixit l'a écrit dans un livre récent, " nous sommes bien obligés d'admettre que les marchés et les États sont tous les deux imparfaits ; qu'on ne peut se passer ni des uns, ni des autres ; et ils exercent une forte influence les uns sur les autres. " Ces idées relèvent bien entendu du simple bon sens, mais il n'est pas inutile de les rappeler aux fondamentalistes du marché, à un moment où l'on s'attelle à des problèmes tels que la croissance et l'inflation en Europe, ou encore à la réforme de l'architecture du système financier international. Pour la Nouvelle gauche européenne, les marchés libéralisés ne sont pas des icônes qu'il faudrait soit détruire, soit vénérer. Elle les considère comme des institutions essentielles d'une économie moderne, dans le fonctionnement desquelles les gouvernements devraient s'abstenir d'interférer, mais aussi comme des institutions qui ne sont pas infaillibles, dans l'architecture desquelles les gouvernements peuvent être contraints de prendre leurs responsabilités, afin de définir et de faire appliquer quelques règles de base - c'est le rôle de la politique de la concurrence -, et de corriger des imperfections liées à l'existence d'externalités, ou à l'incomplétude des marchés. La gauche européenne a rompu avec une longue tradition de méfiance envers les marchés et d'interventionnisme. Elle ne pose plus en postulat que les gouvernements sont parfaitement informés et qu'ils sont à l'abri de l'influence de groupes d'intérêts. Mais dans le même temps, elle a perdu tous ses complexes à l'égard de l'idéologie du marché libre, et elle est prête à réformer les structures de marché lorsque cela s'avère nécessaire.
Dans le domaine macro-économique, la Nouvelle gauche européenne adopte une approche similaire. Nous sommes aussi attachés que quiconque à la culture de stabilité et à une gestion responsable des finances publiques. Plusieurs gouvernements de gauche en ont payé le prix politique. Il en a été ainsi dans mon propre pays où, sous la présidence de François Mitterrand, des gouvernements socialistes ont opéré un changement de cap décisif en direction de la désinflation et de la stabilité des taux de change. Cela est vrai aussi de l'Italie, qui a engagé puis suivi une politique de rigueur budgétaire, lorsqu'elle était dirigée par des gouvernements de centre-gauche, notamment celui de Romano Prodi, et de plusieurs autres pays européens. C'est somme toute logique, dans la mesure où personne n'a jamais démontré que redistribuer les richesses par le biais de l'inflation ou de l'augmentation de la dette publique fasse progresser la justice sociale. Bien au contraire, laisser indéfiniment s'accumuler la dette publique a un effet redistributif négatif pour les générations futures, empêche l'État d'investir pour l'avenir, et incite le secteur privé à des placements d'État sans risque plutôt qu'à des investissements plus risqués dans le secteur productif. Je ne vois absolument pas pourquoi la gauche devrait associer son nom à des politiques qui vont à l'encontre de la justice sociale et qui favorisent les comportements de rentier. C'est pourquoi il est paradoxal que les commentateurs persistent à douter de la sincérité de notre engagement. J'encourage d'ailleurs les économistes à se livrer à une comparaison systématique des résultats macro-économiques récents des gouvernements sociaux-démocrates et conservateurs en Europe. Je suis certain qu'il apparaîtrait que la stabilité des prix et la rectitude des politiques budgétaires ne sont en rien associées à la droite.
Cet engagement ne veut toutefois pas dire que les gouvernements et les banques centrales doivent oublier qu'ils ont un rôle à jouer dans la gestion du cycle économique. Ce n'est pas parce qu'elles doivent garantir la stabilité des prix que les banques centrales doivent se fixer étroitement sur les prix, surtout lorsque l'inflation est faible et en recul. Cet engagement ne veut pas non plus dire que la politique budgétaire n'a aucun rôle à jouer dans le cadre de l'UEM. Au contraire, tant la théorie que l'expérience laissent penser que la politique macro-économique gagne en efficacité lorsque les autorités ne s'écartent pas d'objectifs à moyen terme bien définis.
Ainsi, notre culture a évolué tant au plan micro-économique que macro-économique. Et ma lecture (je l'avoue, incomplète) de la recherche contemporaine m'incite à penser que nous sommes beaucoup plus proches des résultats de ces travaux que ne le pensent la plupart des gens. L'archaïsme et la modernité ne sont pas toujours là où on les attend.
3. Politique économique et croissance en Europe
Je vais maintenant aborder une question plus concrète, à savoir les dilemmes de la politique macro-économique de l'Europe d'aujourd'hui.
L'architecture que nous avons mise au point pour l'élaboration de la politique macro-économique au sein de la zone euro repose sur des fondations solides : elle comprend à la fois un partage net des responsabilités entre les autorités budgétaires des États membres et l'autorité monétaire européenne, et une définition claire des objectifs que chaque intervenant doit poursuivre. Nous avons fait le choix d'une banque centrale indépendante, dont l'autonomie vis-à-vis des gouvernements nationaux et des institutions de l'Union européenne, qui résulte d'un traité international, est garantie plus solidement que partout ailleurs dans le monde. J'ai toutes les raisons d'être satisfait de ce choix, qui permettra à notre dispositif institutionnel d'assurer la stabilité des prix. Nous avons clairement inséré dans notre traité un code de politique budgétaire qui met l'accent sur le besoin de politiques responsables en matière de finances publiques, et nous avons élaboré une législation secondaire qui assurera que les États membres tiendront cet engagement. Comme je viens de le dire, c'est un objectif que je partage entièrement. Pour finir, nous avons également créé une institution de coordination des politiques économiques, l'Euro-11, qui a fait des débuts prometteurs. Nous devons maintenant faire fonctionner ce système dans un contexte évidemment différent de celui que les architectes de Maastricht avaient à l'esprit lorsqu'ils ont rédigé le traité.
Le point de départ est facile à résumer. Depuis plusieurs trimestres, l'Europe a ressenti les effets de la crise asiatique, elle connaît maintenant un ralentissement modéré de sa croissance et une baisse significative de l'inflation. La crise russe, la tempête financière mondiale que cette crise a provoquée et les conséquences encore incertaines de celle-ci sur l'économie réelle ont abouti à une certaine détérioration des perspectives à court terme. Les prévisions diffèrent, mais nul ne conteste l'existence d'aléa négatifs. Comme le récent communiqué du G7 l'a souligné, l'équilibre des risques s'est déplacé.
La question est de savoir comment la politique macro-économique peut gérer cet aléa négatif. Il est de la plus haute importance de répondre correctement à cette question, d'abord parce que la situation économique mondiale est incontestablement sérieuse, mais aussi parce qu'une réaction inappropriée des politiques économiques enverrait un signal négatif fort quant à la capacité de l'UEM de relever les défis de la politique macro-économique. C'est pourquoi, un intense débat politique a vu le jour dans la plupart des pays européens - y compris en Allemagne, à la surprise de beaucoup. C'est un débat très pertinent. Pour parler simplement, la question à laquelle nous devons répondre est de savoir si nous devons adopter le dosage politique budgétaire laxiste / politique monétaire restrictive pratiqué par le tandem Reagan-Volcker ou le dosage inverse, qui a été choisi par le tandem Clinton-Greenspan ? Nous devons bien évidemment ne pas perdre de vue les différences de situations, mais je suis cependant convaincu que le dosage de politiques le mieux adapté à l'Europe d'aujourd'hui est beaucoup plus proche de la seconde que de la première de ces expériences.
La réponse classique à la question est en effet très nette : dans les circonstances actuelles, la responsabilité de maintenir des conditions favorables à une croissance sans inflation doit incomber à la politique monétaire, tandis que, dans tous les pays où des ajustements budgétaires sont encore en cours, la politique budgétaire doit conserver comme objectif la réduction du déficit public. Cette conclusion est difficile à mettre en cause pour au moins quatre raisons :
1. Il n'y a pour le moment aucune menace visible sur la stabilité des prix dans la zone euro. L'inflation pour les 12 derniers mois est de 1 % dans la zone euro et de 0,5 % en France. Et s'il y a lieu de s'inquiéter, c'est parce que, même sans tenir compte des distorsions tenant à la mesure de l'évolution des prix, l'inflation est maintenant significativement au-dessous du plafond retenu par la Banque Centrale Européenne.
2. L'ajustement budgétaire dans la zone euro n'est pas encore achevé, et il doit encore se poursuivre jusqu'à ce que nous atteignions une situation des finances publiques assainie, dans laquelle nous soyions en mesure de garantir que le ratio de l'endettement public reste en moyenne stable sur un cycle dans des pays où son niveau peut être considéré comme approprié, et qu'il diminue dans les pays où ce ratio est trop élevé (ou dont les comptes publics sont affectés par la charge des engagements implicites au titre des retraites). L'orientation inverse mettrait en cause l'inversion nécessaire de la tendance des ratio d'endettement public, et donc affecterait la capacité des État membres à recourir à une politique budgétaire plus active en cas de choc asymétrique;
3. Le choc auquel nous sommes actuellement confrontés peut être analysé comme la combinaison d'un choc de demande symétrique et négatif, accompagné par un choc d'offre symétrique positif (moins prononcé). Dans ce type de situation, la politique monétaire commune constitue un instrument approprié et elle est capable de faire face rapidement, et en même temps, aux chocs d'offre et de demande, de façon totalement symétrique ; au contraire, compter sur des politiques budgétaires nationales pour mettre au point une réponse coordonnée demanderait une énergie considérable et pourrait distraire les gouvernements nationaux des objectifs internes sur lesquelles ils doivent concentrer leur attention;
4. Les économistes, et notamment Richard Portes, ont depuis un certain temps averti que dans ses débuts, l'euro pourrait subir des pressions à la hausse, en raison d'un déplacement de la demande d'actifs vers des placements libellés en monnaie européenne. L'évolution récente tend à souligner ce risque, puisque la situation initiale est caractérisée par des perspectives d'affaiblissement de la croissance en Amérique et des déséquilibres significatifs de la balance des paiements courants entre les États-Unis et l'Europe. Quelle que soit l'amplitude de cet éventuelle pression, la politique macro-économique ne doit certainement pas la favoriser en adoptant une combinaison de politique budgétaire laxiste et de politique monétaire restrictive, qui ne pourrait que favoriser une appréciation de l'euro.
Ces quatre raisons me conduisent à conclure sans ambiguïté en faveur d'une politique monétaire commune qui demeure fidèle à sa mission d'assurer la stabilité des prix, tout en veillant parallèlement à maintenir des conditions favorables à une croissance sans inflation, et pour des politiques budgétaires qui continuent à viser l'ajustement requis en matière de finances publiques.
Toutefois ce qui, dans un pays, peut être le résultat naturel d'un dialogue permanent entre le ministre des Finances et le gouverneur de la banque centrale, sera beaucoup plus exigeant dans la zone euro, parce que cela demandera de coordonner les décisions de 11 gouvernements nationaux et d'une banque centrale indépendante, alors que personne n'a encore l'expérience concrète des règles du jeu. Cela représente pour nous un défi important, parce qu'en l'absence d'une coordination effective, des doutes de chacun sur l'attitude des autres acteurs pourraient conduire les autorités responsables à adopter collectivement un dosage de politiques sous-optimal. Les conséquences d'un tel choix de fait pourraient s'avérer sérieuses, comme cela s'est déjà produit à plusieurs occasions, notamment lors de l'expérience Reagan-Volcker ou lors de la réunification de l'Allemagne. Cela créerait aussi un précédent négatif quant à la qualité des politiques économiques en Europe.
C'est précisément parce que nous avons pensé que des situations de ce type pourraient se produire que, juste après la formation du gouvernement de Lionel Jospin, nous avons insisté sur la nécessité d'une coordination des politiques économiques en Europe et que nous avons proposé la création de l'Euro-11. La situation à laquelle nous sommes aujourd'hui confrontés nous rappelle avec insistance combien nous avons besoin d'institutions de coordination efficaces entre les 11 gouvernements de la zone euro, ainsi qu'entre eux et la BCE. C'est seulement si nous créons un climat de dialogue, et de confiance mutuelle dans la capacité des partenaires à assumer leurs engagements, que la zone euro sera en mesure de définir et de mettre en uvre des politiques appropriées dans le contexte actuel. Je suis profondément convaincu que nous sommes capables de relever ce défi. J'ai la ferme intention de contribuer à ce dialogue et à l'émergence d'une réponse collective adéquate.
Trouver des moyens d'assurer un dosage de politiques approprié est un test clé pour l'UEM. Les efforts que nous avons accomplis depuis la fin des années 80 ont créé les conditions d'un long cycle de croissance, de modernisation productive et de stabilité des prix en Europe. L'Europe est prête pour une nouvelle ère. Notre responsabilité historique est de faire en sorte de ne pas manquer cette occasion.
Une bonne combinaison de politiques macro-économiques ne suffira cependant pas à susciter la croissance. Quel que soit le rôle que celle-ci a joué dans les résultats décevants de l'économie européenne au cours des années 90, nul ne peut sérieusement contester que les déficiences structurelles y ont également contribué. C'est pourquoi la gauche ne doit pas reproduire, en l'inversant, l'erreur de la droite qui, trop souvent, a mis en avant les problèmes structurels et minimisé le rôle des politiques macro-économiques dans la création d'un environnement propice à la croissance. Comme Tony Blair et Gordon Brown aiment à le souligner, nous devons également élaborer notre propre projet de réforme économique. C'est en associant un dosage macro-économique approprié et des réformes structurelles que nous créerons les conditions favorables à une réduction durable du chômage en Europe. Le rétablissement du plein emploi en Europe le seul objectif que nous puissions nous fixer sera un processus de longue haleine et, pour cela, il nous faudra remédier à toutes les déficiences qui contribuent au maintien d'un niveau de chômage élevé. Nous disposons déjà d'un instrument précieux, avec les lignes directrices pour l'emploi approuvées par le Conseil européen à la suite de la demande, formulée par le Gouvernement français, d'un nouvel engagement européen pour réduire le chômage. L'importance accordée à l'emploi par Gerhard Schröder assure que cet effort en vue de définir des stratégies et de recenser les meilleures pratiques sera sans aucun doute poursuivi. La convergence vers les meilleurs résultats obtenus en matière d'inflation et de dette publique (benchmarking, comme on dit dans le secteur privé) a créé une impulsion très forte, dans l'intérêt de tous les États membres. Comme la plupart des gouvernements ont désormais l'emploi comme priorité commune, une course similaire en vue d'obtenir les meilleurs résultats dans ce domaine devrait à présent prévaloir en Europe.
4. La stabilité financière et monétaire internationale
Je souhaiterais achever cette présentation en abordant quelques-uns des problèmes internationaux qui sont au cur de nos difficultés actuelles. Je suis profondément convaincu que le processus d'évaluation et de réforme de l'architecture monétaire et financière internationale enclenché il y a quelques mois doit être poursuivi et mené à son terme. Les réunions du G7 et du FMI, qui ont eu lieu le mois dernier à Washington, lui ont donné une nouvelle impulsion, mais il y a lieu de poursuivre les efforts pour asseoir la croissance et le développement mondiaux sur des bases nouvelles. Nous ne pouvons nous satisfaire d'un système dans lequel, sous l'effet de circonstances fortuites, le prix que les pays doivent payer pour les erreurs de politique économique est tantôt négligeable, tantôt colossal ; et où des marchés financiers d'une extrême sophistication s'avèrent incapables d'égaler les performances du système financier du XIXème siècle, qui pendant des décennies a été en mesure de transférer des montants importants d'épargne des pays dans lesquels elle était surabondante vers les pays avides d'investissements.
La récurrence de crises dont le coût retombe fréquemment sur les fractions les plus pauvres de la population ne se traduit pas seulement par une perte économique et sociale très importante. Elle sape également la confiance des peuples dans les bénéfices à attendre de la mondialisation et le soutien qu'ils peuvent lui apporter. Comme je l'ai déjà dit lors des réunions de Washington, l'alternative d'aujourd'hui n'oppose plus économie de marché et économie planifiée. Elle est entre des marchés dont le fonctionnement favorise le développement parce qu'ils sont organisés, et un rejet de la libéralisation du marché perçue comme un facteur d'instabilité. Notre objectif final ne doit pas être de tourner le dos à la mondialisation, mais plutôt d'en faire un moteur de la croissance et du développement. Pour dire les choses plus simplement, voulons plus d'échanges de biens et de capitaux, pas moins. Il est clairement nécessaire de maîtriser les afflux de capitaux soudains et déstabilisateurs, mais les pays ont tous au même titre intérêt à trouver les moyens permettant que des flux financiers importants se dirigent vers les pays émergents et les pays en développement. Il convient de ne pas l'oublier au moment de concevoir de nouvelles orientations et procédures.
Pour toutes ces raisons, il nous faut maintenant définir et mettre en uvre les réformes nécessaires pour renforcer les relations financières et monétaires internationales et les rendre plus favorables à la croissance et au développement. La tournure prise par les discussions intervenues au cours des derniers mois me donne à penser que parmi les pays européens et les membres du G7, le degré de consensus est maintenant plus élevé qu'il ne l'a été pendant très longtemps. Le récent communiqué du G7, préparé à l'initiative de Gordon Brown, en atteste. Personne ne conteste plus sérieusement la nécessité d'exiger une plus grande transparence de la part des institutions engagées dans les transactions financières internationales et d'imposer des obligations en matière de communication des informations financières. Personne ne remet en question le fait qu'il y a d'importantes conditions préalables à la libéralisation des marchés des capitaux dans les pays émergents, et que même lorsque ces conditions sont réunies, il est fortement recommandé d'observer une grande vigilance et d'adopter une approche graduelle. Personne ne met plus en question la nécessité d'un FMI fort, reposant sur une assise politique légitime et responsable, et disposant des moyens suffisants pour faire face à de soudaines vagues de sortie des capitaux atteignant un grand nombre de pays. Personne ne conteste la nécessité d'associer le secteur privé à la résolution des crises, afin de limiter le risque de renflouement des investisseurs imprudents à l'aide des fonds publics. Lorsque ces idées ont été émises il y a quelques mois par des universitaires ou par des gouvernements, dont celui auquel j'appartiens, elles ont fréquemment été taxées d'hérétiques par les fondamentalistes du marché libre. Elles commencent à faire partie d'un nouveau consensus international, et nous cherchons actuellement les moyens de les concrétiser. La France a joué un rôle actif en formulant des propositions, telle que celle visant à transformer le Comité intérimaire du FMI en un véritable organe directeur, comme l'illustre le document appelant à une Initiative européenne que j'ai diffusé il y a quelques mois. L'Europe a un très grand rôle à jouer dans ce processus. Aussi, Oskar Lafontaine et moi-même avons nous décidé récemment de mettre en chantier la rédaction d'un document commun franco-allemand qui pourrait servir de base aux futures discussions des pays européens. J'espère qu'à la fin de cette année, l'Union européenne sera en mesure d'approuver de nouvelles propositions qui puissent être soumises conjointement à nos partenaires internationaux.
Venons-en maintenant aux régimes et aux politiques de change. La crise asiatique et l'onde de choc qui a suivi ont suscité de profondes interrogations quant au caractère approprié de nos dispositifs de change. Dans la foulée de la crise, ces préoccupations ont été reléguées au second plan par l'urgence des problèmes financiers, mais nous ne devons pas oublier que la conjonction entre une appréciation importante du dollar et de politiques d'ancrage au dollar plus ou moins rigides en Asie a été l'un des causes directes de la crise. Dans ce contexte, l'avènement de l'euro devrait être l'occasion de revoir les dispositifs de change en place jusqu'à présent, dans les pays industrialisés comme dans les pays émergents, et d'étudier les moyens de les améliorer. Ce problème a été fortement mis en relief par la nouvelle équipe au pouvoir en Allemagne et je partage ce souci. Je souhaiterais dessiner les grandes lignes des quatre principales tâches qui nous attendent.
1. La question du futur rôle international de l'euro et celle de la politique de change de la zone euro ont fait l'objet de larges débats parmi les experts, et deviennent de plus en plus des enjeux concrets. Après des années d'efforts presque entièrement consacrés à organiser le fonctionnement interne de l'UEM, les responsables politiques européens s'attachent de plus en plus aux aspects internationaux de la question. La première étape à cet égard consiste à se mettre d'accord sur des moyens efficaces d'organiser la représentation extérieure de la zone euro. Nous avons accompli des progrès importants dans ce sens au cours des derniers mois et un certain nombre de propositions sont d'ores et déjà sur la table, notamment la proposition belge. J'ai bon espoir que nous trouverons une solution d'ici la fin de l'année. A mon sens, il est indispensable, avant tout, que les questions clé touchant à l'euro soient systématiquement discutées et fassent l'objet d'un accord au sein de l'Euro-11. La représentation extérieure de la zone euro auprès d'instances de coopération comme le G7 pourrait alors être déléguée à un tandem constitué par le président de l'Euro-11 et un vice-président. Ce tandem serait désigné pour une année, de façon à ce que le président ou le vice-président soit toujours membre du G7. Cela garantirait qu'outre le président de la BCE, l'un des membres européens du G7 aura à tout moment la capacité de s'exprimer au nom de la zone euro dans les affaires économiques internationales et, ainsi, d'apporter une réponse à la célèbre boutade de Henry Kissinger, qui demandait quel était le numéro de téléphone de l'Europe. Nous devrons également résoudre la question de la représentation de la zone euro auprès du FMI et des autres organisations internationales.
2. La deuxième tâche est de trouver un accord sur les caractéristiques de la politique de change de l'euro. Les experts ont longuement débattu pour déterminer si l'introduction de l'euro allait ou non induire de la stabilité des changes au niveau international, mais le rôle des responsables est de faire en sorte qu'il soit le moteur de relations plus satisfaisantes avec nos principaux partenaires. Notre premier souci doit être de veiller à ce que la naissance de l'euro, qui conduira inévitablement les intervenants sur le marché à reconsidérer la composition de leur portefeuille, intervienne dans un environnement monétaire international stable, notamment en ce qui concerne le taux de change euro-dollar. Comme je l'ai souligné précédemment, il est essentiel à cette fin d'adopter un dosage de politiques approprié dans la zone euro. Mais il importe également de suivre l'évolution des marchés des changes et de se tenir prêts à recourir, le cas échéant, aux dispositions de l'article 109 du Traité de Maastricht. Il n'y a de mon point de vue aucune contradiction entre les objectifs de stabilité des prix et de degré raisonnable de stabilité des taux de change que nous devrions poursuivre. Il est évident que cela passe par la coopération entre les ministres de l'Euro-11, dont la responsabilité en matière de politique de change est clairement inscrite dans le traité, et la BCE qui a pour mission de préserver la stabilité des prix. Il faut clairement faire comprendre à nos partenaires et aux marchés que des spéculations au sujet d'un benign neglect européen sont déplacées. Je suis pleinement convaincu que la qualité de notre coopération interne sur les questions de taux de change contribuera grandement à stabiliser les anticipations des acteurs du marché.
3. Une représentation efficace de la zone euro et une entente renforcée sur la politique de change de l'euro sont des conditions préalables à la troisième tâche, qui consistera à examiner les moyens d'améliorer les relations monétaires internationales avec nos partenaires du G7 et avec les principaux pays émergents. Les fluctuations des taux de change entre deux grands blocs de monnaies dont le cycle n'est pas synchronisé est à l'évidence un phénomène naturel auquel on ne saurait s'opposer. Toutefois, il est également nécessaire d'éviter l'instabilité excessive des taux de change. Un degré raisonnable de stabilité du taux de change entre le dollar et l'euro ne sera pas uniquement requis au plan bilatéral. Ce sera également un " bien public " pour l'économie mondiale, qui profitera à un grand nombre de pays ayant des relations commerciales et financières diversifiées. L'Europe et les États-Unis auront conjointement pour mission de prodiguer ce " bien public " et, comme je l'ai déjà indiqué, nous devrions débattre avec nos amis américains de la meilleure façon d'éviter que la coexistence de deux grandes zones monétaires, dont le degré d'ouverture est limité, ne donne lieu à une sorte de benign neglect réciproque.
4. La quatrième et dernière tâche qui incombe à la communauté internationale devrait être de réfléchir aux moyens d'améliorer les politiques de change des pays émergents. Pour chaque pays, il s'agit de définir à la fois le degré de flexibilité souhaitable, compte tenu de la crédibilité des autorités monétaires nationales, et le régime d'ancrage approprié au regard de la structure des échanges et des investissements. A l'évidence, un enseignement que nous pouvons tirer de la crise est que dans les pays dont la structure des échanges est diversifiée, des politiques d'ancrage rigide à une monnaie internationale donnée peuvent engendrer de sérieuses difficultés. Néanmoins, nous ne devrions pas commettre l'erreur d'aller trop loin dans le sens contraire, et de déduire de cette crise que seules des politiques de taux de change flottants doivent être poursuivies. Il est sans aucun doute nécessaire de poursuivre la réflexion sur ce point. S'agissant de l'UE, cela signifie que nous devrions débattre avec nos voisins d'Europe centrale et orientale et des pays méditerranéens, afin de définir ensemble la meilleure façon d'organiser notre coopération monétaire avec eux. Il est tout à fait dans notre intérêt que la création d'une zone de stabilité des taux de change profite à nos partenaires.
Le programme de réforme financière que j'ai présenté dans les grandes lignes et les quatre mesures concrètes que j'ai proposées pour améliorer les relations monétaires devraient à mon sens être considérés comme des étapes dans la réalisation d'un objectif plus ambitieux, à savoir la mise en place de nouvelles fondations pour le système financier et monétaire international. Cet objectif est assurément très ambitieux, car les historiens affirment que la plupart des tentatives entreprises à l'époque moderne pour organiser les relations monétaires internationales ont échoué, à deux exceptions près : la conférence de Bretton Woods en 1944 et le traité de Maastricht en 1991. Les pessimistes tireront du passé la leçon que nous devrions laisser le système monétaire mondial continuer à évoluer selon sa dynamique propre. Ceux qui, comme moi, sont convaincus que l'élaboration d'arrangements monétaires et financières pour l'économie mondiale du XXIème siècle est une tâche trop importante pour être indéfiniment ajournée, tireront du passé la leçon contraire : il s'agit de l'entreprise collective de toute une génération, tout comme l'était la construction européenne pour les pères fondateurs de l'Union européenne dans les années 50. C'est précisément parce qu'elle prendra beaucoup de temps que nous devons nous mettre à la tâche sans tarder et mon ambition est qu'avec Gordon Brown, Carlo Ciampi, Oskar Lafontaine et nos autres collègues, nous dessinions les fondements de cette réforme essentielle
Dans le cadre de cet exposé, je n'ai fait référence aux travaux de recherche du CEPR que de façon ponctuelle. Pour chacun des sujets que j'ai abordés, j'aurais pu, toutefois, mentionner un rapport ou une conférence à caractère novateur, qui ont aidé à cerner les questions à traiter et à évaluer les politiques envisageables.. C'est là une indication de la très importante contribution du CEPR à l'élaboration des politiques économiques aux plans international et européen. L'époque où les responsables de politique économique pouvaient ignorer les résultats de la recherche, si telle époque a jamais existé, est bel et bien révolue. Vous connaissez tous la célèbre affirmation de John Maynard Keynes au sujet des hommes pratiques qui suivent en fait aveuglément un économiste défunt. En tant qu'homme pratique, je ne veux pas non plus suivre aveuglément un économiste vivant. Mais je crois fermement qu'un dialogue permanent entre les économistes et les décideurs peut être très fructueux. Ne serait-ce que pour cette raison, je souhaite que le CEPR connaisse à l'avenir le même succès qu'au cours des quinze dernières années.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 31 juillet 2002)
*il s'agit d'une institution réellement européenne, qui témoigne par son existence même de l'émergence d'une société civile pan-européenne. Lorsqu'on lit un rapport du CEPR, on prête à peine attention à la nationalité des auteurs. Qu'ils soient britanniques, français, italiens ou hongrois, ils travaillent ensemble, et leur point de vue est européen. Il y a quinze ans, c'était exceptionnel : en Europe, la recherche économique était très cloisonnée et les chercheurs de haut niveau entretenaient des relations beaucoup plus étroites avec leurs collègues américains qu'avec leurs homologues européens. Aujourd'hui, dans une large mesure grâce à l'engagement de Richard Portes, la coopération européenne est devenue une démarche naturelle ;
*elle a créé une tradition de recherche européenne de grande qualité dans le domaine de la politique économique. Lorsque j'ai quitté la recherche, peu avant la création du CEPR, les chercheurs évitaient souvent toute conclusion qui puisse avoir quelque pertinence pour l'action publique, tandis que les décideurs se disaient trop absorbés par leurs importantes occupations pour perdre du temps en discussions avec les chercheurs. Les choses ont changé et, à cet égard, le CEPR a joué un rôle très important en apportant la preuve que des recherches très sérieuses peuvent être menées sur des sujets brûlants de politique économique, et produire des résultats tout à fait intéressants pour la décision.
*elle contribue à améliorer la qualité du débat sur la politique économique. Je suis profondément convaincu que les principales options économiques doivent faire l'objet d'un débat public et que nous ne pouvons demander à nos concitoyens d'approuver nos choix que si nous acceptons une libre confrontation sur les différents points de vue. Le risque existe toutefois, qu'avec le développement de la discussion, on en vienne à politiser à l'excès les choix de politique économique. En livrant au public et à la presse le fruit de recherches non-partisanes, le CEPR a également contribué à sensibiliser le public à ces questions et à permettre un débat mieux informé.
Je suis donc très heureux de célébrer cet anniversaire avec vous. Il m'est également agréable de me trouver à Londres peu après que le gouvernement britannique s'est à nouveau déclaré intéressé par une adhésion à la monnaie unique et a annoncé des mesures destinées à préparer une éventuelle entrée du Royaume-Uni dans l'Union monétaire. Je suis convaincu qu'une telle initiative serait tout à l'avantage des Britanniques et de leurs partenaires. Je forme des vux pour qu'elle intervienne le moment venu.
Ce soir, je souhaiterais aborder en priorité les problèmes de politique nationale et internationale auxquels doit aujourd'hui faire face l'Europe. Je définirai brièvement les enjeux. J'examinerai ensuite les questions inscrites au calendrier de la nouvelle gauche européenne. Je présenterai ensuite mon point de vue sur les dilemmes de la politique macro-économique. Pour terminer, j'évoquerai les questions internationales à l'ordre du jour.
1. Les enjeux
2.
Le récent sommet européen de Pörtschach a montré à quel point l'Europe a changé au cours des 18 derniers mois. Au printemps 1997, l'euro n'était encore qu'un projet à l'avenir incertain, l'Europe continentale continuait d'être à la traîne dans une économie mondiale très dynamique, et le paysage politique restait dominé par une alliance (plutôt hétéroclite) de conservateurs. En l'espace de quelques mois, la situation a radicalement changé, en bien. Toutefois, le temps presse trop pour que nous puissions nous permettre de nous reposer sur nos acquis et faire de l'autosatisfaction. Bien au contraire, je vois au moins trois raisons qui doivent pousser les responsables politiques européens à prendre conscience de leur responsabilité historique :
*nous nous apprêtons à engager l'une des entreprises économiques les plus ambitieuses que l'on puisse imaginer, à savoir la création de la monnaie unique. Grâce en grande partie aux travaux du CEPR, nous savons beaucoup de choses sur l'UEM et sur son fonctionnement futur. Mais il y a aussi beaucoup de choses que nous ne savons pas, ne serait-ce que parce qu'il est impossible de tester in vitro le fonctionnement réel des règles et des institutions. Désormais, c'est à nous qu'incombe la tâche de faire fonctionner ces institutions afin d'être sûrs que l'euro sera un succès et que dans un contexte non-inflationniste, il contribuera à stimuler la croissance et à combattre le principal fléau auquel l'Europe soit confrontée : le chômage ;
*les récentes crises financières nous rappellent avec force à quel point le système économique mondial est fragile. La croissance mondiale s'est considérablement ralentie et beaucoup de ce que la grande majorité des économistes en étaient venus à considérer comme acquis - l'accentuation de la mondialisation, la croissance sans limites des économies émergentes, le rôle bénéfique d'une libéralisation totale des mouvements de capitaux - est remis en question par les événements survenus en Asie et ailleurs. La croissance et la stabilité financière dans le monde sont menacées, et les fondations qui avaient été posées à Bretton Woods, sur lesquelles la prospérité de l'économie mondiale avait été bâtie, doivent de toute urgence être remises en état. En tant que région dotée de perspectives de croissance tout à fait encourageantes et en tant que père fondateur des institutions financières internationales, l'Europe a une responsabilité toute particulière à cet égard ;
*troisième raison, et non des moindres, les gouvernements européens actuels font preuve d'un degré rare d'homogénéité intellectuelle. L'époque est révolue où la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher et la France de François Mitterrand mettaient en uvre des politiques presque radicalement opposées. Aujourd'hui, les socialistes ou les sociaux-démocrates sont au pouvoir dans 13 des 15 pays membres, et même si certains se présentent comme de gauche, tandis que d'autres préfèrent parler de centre-gauche, ils ont bien des choses en commun. Nous, la gauche européenne, avons bien entendu des raisons de nous réjouir de cette convergence, mais nous ne devons pas nous cacher qu'elle fait en même temps peser un poids plus lourd sur nos épaules : c'est nous et nous seuls qui seront comptables de la prospérité de nos concitoyens. Nous ne pourrons rejeter la faute sur aucun bouc émissaire.
Un enjeu de dimension historique. Une crise qui met à jour la vacuité des idées reçues. Et une unité assez forte pour rendre une action conjointe possible. Voilà une combinaison à laquelle les gouvernements sont peu habitués. Il s'agit d'être à la hauteur de la situation.
2. La doctrine économique de la Nouvelle gauche européenne
Le premier thème que je souhaiterais aborder est celui de la doctrine économique de la Nouvelle gauche européenne. Je suis surpris de la propension qu'ont les conservateurs à caricaturer les socialistes et les sociaux-démocrates, et à nous présenter comme des hommes politiques à l'ancienne, portés sur l'impôt et la dépense publique. Je n'ai pas l'intention de consacrer trop de temps à notre défense. J'invite simplement les commentateurs à examiner de plus près l'appareil intellectuel de la gauche européenne. Il a changé.
Depuis la fin des années 60, époque où Milton Friedman a écrit son article resté célèbre sur le rôle de la politique monétaire, le débat sur la politique économique est dominé par l'opposition entre les partisans du marché et les partisans de l'Etat-providence. Ce débat n'est pas terminé, car il ne peut pas l'être, mais il a perdu de sa vigueur et sa pertinence. Comme Avisant Dixit l'a écrit dans un livre récent, " nous sommes bien obligés d'admettre que les marchés et les États sont tous les deux imparfaits ; qu'on ne peut se passer ni des uns, ni des autres ; et ils exercent une forte influence les uns sur les autres. " Ces idées relèvent bien entendu du simple bon sens, mais il n'est pas inutile de les rappeler aux fondamentalistes du marché, à un moment où l'on s'attelle à des problèmes tels que la croissance et l'inflation en Europe, ou encore à la réforme de l'architecture du système financier international. Pour la Nouvelle gauche européenne, les marchés libéralisés ne sont pas des icônes qu'il faudrait soit détruire, soit vénérer. Elle les considère comme des institutions essentielles d'une économie moderne, dans le fonctionnement desquelles les gouvernements devraient s'abstenir d'interférer, mais aussi comme des institutions qui ne sont pas infaillibles, dans l'architecture desquelles les gouvernements peuvent être contraints de prendre leurs responsabilités, afin de définir et de faire appliquer quelques règles de base - c'est le rôle de la politique de la concurrence -, et de corriger des imperfections liées à l'existence d'externalités, ou à l'incomplétude des marchés. La gauche européenne a rompu avec une longue tradition de méfiance envers les marchés et d'interventionnisme. Elle ne pose plus en postulat que les gouvernements sont parfaitement informés et qu'ils sont à l'abri de l'influence de groupes d'intérêts. Mais dans le même temps, elle a perdu tous ses complexes à l'égard de l'idéologie du marché libre, et elle est prête à réformer les structures de marché lorsque cela s'avère nécessaire.
Dans le domaine macro-économique, la Nouvelle gauche européenne adopte une approche similaire. Nous sommes aussi attachés que quiconque à la culture de stabilité et à une gestion responsable des finances publiques. Plusieurs gouvernements de gauche en ont payé le prix politique. Il en a été ainsi dans mon propre pays où, sous la présidence de François Mitterrand, des gouvernements socialistes ont opéré un changement de cap décisif en direction de la désinflation et de la stabilité des taux de change. Cela est vrai aussi de l'Italie, qui a engagé puis suivi une politique de rigueur budgétaire, lorsqu'elle était dirigée par des gouvernements de centre-gauche, notamment celui de Romano Prodi, et de plusieurs autres pays européens. C'est somme toute logique, dans la mesure où personne n'a jamais démontré que redistribuer les richesses par le biais de l'inflation ou de l'augmentation de la dette publique fasse progresser la justice sociale. Bien au contraire, laisser indéfiniment s'accumuler la dette publique a un effet redistributif négatif pour les générations futures, empêche l'État d'investir pour l'avenir, et incite le secteur privé à des placements d'État sans risque plutôt qu'à des investissements plus risqués dans le secteur productif. Je ne vois absolument pas pourquoi la gauche devrait associer son nom à des politiques qui vont à l'encontre de la justice sociale et qui favorisent les comportements de rentier. C'est pourquoi il est paradoxal que les commentateurs persistent à douter de la sincérité de notre engagement. J'encourage d'ailleurs les économistes à se livrer à une comparaison systématique des résultats macro-économiques récents des gouvernements sociaux-démocrates et conservateurs en Europe. Je suis certain qu'il apparaîtrait que la stabilité des prix et la rectitude des politiques budgétaires ne sont en rien associées à la droite.
Cet engagement ne veut toutefois pas dire que les gouvernements et les banques centrales doivent oublier qu'ils ont un rôle à jouer dans la gestion du cycle économique. Ce n'est pas parce qu'elles doivent garantir la stabilité des prix que les banques centrales doivent se fixer étroitement sur les prix, surtout lorsque l'inflation est faible et en recul. Cet engagement ne veut pas non plus dire que la politique budgétaire n'a aucun rôle à jouer dans le cadre de l'UEM. Au contraire, tant la théorie que l'expérience laissent penser que la politique macro-économique gagne en efficacité lorsque les autorités ne s'écartent pas d'objectifs à moyen terme bien définis.
Ainsi, notre culture a évolué tant au plan micro-économique que macro-économique. Et ma lecture (je l'avoue, incomplète) de la recherche contemporaine m'incite à penser que nous sommes beaucoup plus proches des résultats de ces travaux que ne le pensent la plupart des gens. L'archaïsme et la modernité ne sont pas toujours là où on les attend.
3. Politique économique et croissance en Europe
Je vais maintenant aborder une question plus concrète, à savoir les dilemmes de la politique macro-économique de l'Europe d'aujourd'hui.
L'architecture que nous avons mise au point pour l'élaboration de la politique macro-économique au sein de la zone euro repose sur des fondations solides : elle comprend à la fois un partage net des responsabilités entre les autorités budgétaires des États membres et l'autorité monétaire européenne, et une définition claire des objectifs que chaque intervenant doit poursuivre. Nous avons fait le choix d'une banque centrale indépendante, dont l'autonomie vis-à-vis des gouvernements nationaux et des institutions de l'Union européenne, qui résulte d'un traité international, est garantie plus solidement que partout ailleurs dans le monde. J'ai toutes les raisons d'être satisfait de ce choix, qui permettra à notre dispositif institutionnel d'assurer la stabilité des prix. Nous avons clairement inséré dans notre traité un code de politique budgétaire qui met l'accent sur le besoin de politiques responsables en matière de finances publiques, et nous avons élaboré une législation secondaire qui assurera que les États membres tiendront cet engagement. Comme je viens de le dire, c'est un objectif que je partage entièrement. Pour finir, nous avons également créé une institution de coordination des politiques économiques, l'Euro-11, qui a fait des débuts prometteurs. Nous devons maintenant faire fonctionner ce système dans un contexte évidemment différent de celui que les architectes de Maastricht avaient à l'esprit lorsqu'ils ont rédigé le traité.
Le point de départ est facile à résumer. Depuis plusieurs trimestres, l'Europe a ressenti les effets de la crise asiatique, elle connaît maintenant un ralentissement modéré de sa croissance et une baisse significative de l'inflation. La crise russe, la tempête financière mondiale que cette crise a provoquée et les conséquences encore incertaines de celle-ci sur l'économie réelle ont abouti à une certaine détérioration des perspectives à court terme. Les prévisions diffèrent, mais nul ne conteste l'existence d'aléa négatifs. Comme le récent communiqué du G7 l'a souligné, l'équilibre des risques s'est déplacé.
La question est de savoir comment la politique macro-économique peut gérer cet aléa négatif. Il est de la plus haute importance de répondre correctement à cette question, d'abord parce que la situation économique mondiale est incontestablement sérieuse, mais aussi parce qu'une réaction inappropriée des politiques économiques enverrait un signal négatif fort quant à la capacité de l'UEM de relever les défis de la politique macro-économique. C'est pourquoi, un intense débat politique a vu le jour dans la plupart des pays européens - y compris en Allemagne, à la surprise de beaucoup. C'est un débat très pertinent. Pour parler simplement, la question à laquelle nous devons répondre est de savoir si nous devons adopter le dosage politique budgétaire laxiste / politique monétaire restrictive pratiqué par le tandem Reagan-Volcker ou le dosage inverse, qui a été choisi par le tandem Clinton-Greenspan ? Nous devons bien évidemment ne pas perdre de vue les différences de situations, mais je suis cependant convaincu que le dosage de politiques le mieux adapté à l'Europe d'aujourd'hui est beaucoup plus proche de la seconde que de la première de ces expériences.
La réponse classique à la question est en effet très nette : dans les circonstances actuelles, la responsabilité de maintenir des conditions favorables à une croissance sans inflation doit incomber à la politique monétaire, tandis que, dans tous les pays où des ajustements budgétaires sont encore en cours, la politique budgétaire doit conserver comme objectif la réduction du déficit public. Cette conclusion est difficile à mettre en cause pour au moins quatre raisons :
1. Il n'y a pour le moment aucune menace visible sur la stabilité des prix dans la zone euro. L'inflation pour les 12 derniers mois est de 1 % dans la zone euro et de 0,5 % en France. Et s'il y a lieu de s'inquiéter, c'est parce que, même sans tenir compte des distorsions tenant à la mesure de l'évolution des prix, l'inflation est maintenant significativement au-dessous du plafond retenu par la Banque Centrale Européenne.
2. L'ajustement budgétaire dans la zone euro n'est pas encore achevé, et il doit encore se poursuivre jusqu'à ce que nous atteignions une situation des finances publiques assainie, dans laquelle nous soyions en mesure de garantir que le ratio de l'endettement public reste en moyenne stable sur un cycle dans des pays où son niveau peut être considéré comme approprié, et qu'il diminue dans les pays où ce ratio est trop élevé (ou dont les comptes publics sont affectés par la charge des engagements implicites au titre des retraites). L'orientation inverse mettrait en cause l'inversion nécessaire de la tendance des ratio d'endettement public, et donc affecterait la capacité des État membres à recourir à une politique budgétaire plus active en cas de choc asymétrique;
3. Le choc auquel nous sommes actuellement confrontés peut être analysé comme la combinaison d'un choc de demande symétrique et négatif, accompagné par un choc d'offre symétrique positif (moins prononcé). Dans ce type de situation, la politique monétaire commune constitue un instrument approprié et elle est capable de faire face rapidement, et en même temps, aux chocs d'offre et de demande, de façon totalement symétrique ; au contraire, compter sur des politiques budgétaires nationales pour mettre au point une réponse coordonnée demanderait une énergie considérable et pourrait distraire les gouvernements nationaux des objectifs internes sur lesquelles ils doivent concentrer leur attention;
4. Les économistes, et notamment Richard Portes, ont depuis un certain temps averti que dans ses débuts, l'euro pourrait subir des pressions à la hausse, en raison d'un déplacement de la demande d'actifs vers des placements libellés en monnaie européenne. L'évolution récente tend à souligner ce risque, puisque la situation initiale est caractérisée par des perspectives d'affaiblissement de la croissance en Amérique et des déséquilibres significatifs de la balance des paiements courants entre les États-Unis et l'Europe. Quelle que soit l'amplitude de cet éventuelle pression, la politique macro-économique ne doit certainement pas la favoriser en adoptant une combinaison de politique budgétaire laxiste et de politique monétaire restrictive, qui ne pourrait que favoriser une appréciation de l'euro.
Ces quatre raisons me conduisent à conclure sans ambiguïté en faveur d'une politique monétaire commune qui demeure fidèle à sa mission d'assurer la stabilité des prix, tout en veillant parallèlement à maintenir des conditions favorables à une croissance sans inflation, et pour des politiques budgétaires qui continuent à viser l'ajustement requis en matière de finances publiques.
Toutefois ce qui, dans un pays, peut être le résultat naturel d'un dialogue permanent entre le ministre des Finances et le gouverneur de la banque centrale, sera beaucoup plus exigeant dans la zone euro, parce que cela demandera de coordonner les décisions de 11 gouvernements nationaux et d'une banque centrale indépendante, alors que personne n'a encore l'expérience concrète des règles du jeu. Cela représente pour nous un défi important, parce qu'en l'absence d'une coordination effective, des doutes de chacun sur l'attitude des autres acteurs pourraient conduire les autorités responsables à adopter collectivement un dosage de politiques sous-optimal. Les conséquences d'un tel choix de fait pourraient s'avérer sérieuses, comme cela s'est déjà produit à plusieurs occasions, notamment lors de l'expérience Reagan-Volcker ou lors de la réunification de l'Allemagne. Cela créerait aussi un précédent négatif quant à la qualité des politiques économiques en Europe.
C'est précisément parce que nous avons pensé que des situations de ce type pourraient se produire que, juste après la formation du gouvernement de Lionel Jospin, nous avons insisté sur la nécessité d'une coordination des politiques économiques en Europe et que nous avons proposé la création de l'Euro-11. La situation à laquelle nous sommes aujourd'hui confrontés nous rappelle avec insistance combien nous avons besoin d'institutions de coordination efficaces entre les 11 gouvernements de la zone euro, ainsi qu'entre eux et la BCE. C'est seulement si nous créons un climat de dialogue, et de confiance mutuelle dans la capacité des partenaires à assumer leurs engagements, que la zone euro sera en mesure de définir et de mettre en uvre des politiques appropriées dans le contexte actuel. Je suis profondément convaincu que nous sommes capables de relever ce défi. J'ai la ferme intention de contribuer à ce dialogue et à l'émergence d'une réponse collective adéquate.
Trouver des moyens d'assurer un dosage de politiques approprié est un test clé pour l'UEM. Les efforts que nous avons accomplis depuis la fin des années 80 ont créé les conditions d'un long cycle de croissance, de modernisation productive et de stabilité des prix en Europe. L'Europe est prête pour une nouvelle ère. Notre responsabilité historique est de faire en sorte de ne pas manquer cette occasion.
Une bonne combinaison de politiques macro-économiques ne suffira cependant pas à susciter la croissance. Quel que soit le rôle que celle-ci a joué dans les résultats décevants de l'économie européenne au cours des années 90, nul ne peut sérieusement contester que les déficiences structurelles y ont également contribué. C'est pourquoi la gauche ne doit pas reproduire, en l'inversant, l'erreur de la droite qui, trop souvent, a mis en avant les problèmes structurels et minimisé le rôle des politiques macro-économiques dans la création d'un environnement propice à la croissance. Comme Tony Blair et Gordon Brown aiment à le souligner, nous devons également élaborer notre propre projet de réforme économique. C'est en associant un dosage macro-économique approprié et des réformes structurelles que nous créerons les conditions favorables à une réduction durable du chômage en Europe. Le rétablissement du plein emploi en Europe le seul objectif que nous puissions nous fixer sera un processus de longue haleine et, pour cela, il nous faudra remédier à toutes les déficiences qui contribuent au maintien d'un niveau de chômage élevé. Nous disposons déjà d'un instrument précieux, avec les lignes directrices pour l'emploi approuvées par le Conseil européen à la suite de la demande, formulée par le Gouvernement français, d'un nouvel engagement européen pour réduire le chômage. L'importance accordée à l'emploi par Gerhard Schröder assure que cet effort en vue de définir des stratégies et de recenser les meilleures pratiques sera sans aucun doute poursuivi. La convergence vers les meilleurs résultats obtenus en matière d'inflation et de dette publique (benchmarking, comme on dit dans le secteur privé) a créé une impulsion très forte, dans l'intérêt de tous les États membres. Comme la plupart des gouvernements ont désormais l'emploi comme priorité commune, une course similaire en vue d'obtenir les meilleurs résultats dans ce domaine devrait à présent prévaloir en Europe.
4. La stabilité financière et monétaire internationale
Je souhaiterais achever cette présentation en abordant quelques-uns des problèmes internationaux qui sont au cur de nos difficultés actuelles. Je suis profondément convaincu que le processus d'évaluation et de réforme de l'architecture monétaire et financière internationale enclenché il y a quelques mois doit être poursuivi et mené à son terme. Les réunions du G7 et du FMI, qui ont eu lieu le mois dernier à Washington, lui ont donné une nouvelle impulsion, mais il y a lieu de poursuivre les efforts pour asseoir la croissance et le développement mondiaux sur des bases nouvelles. Nous ne pouvons nous satisfaire d'un système dans lequel, sous l'effet de circonstances fortuites, le prix que les pays doivent payer pour les erreurs de politique économique est tantôt négligeable, tantôt colossal ; et où des marchés financiers d'une extrême sophistication s'avèrent incapables d'égaler les performances du système financier du XIXème siècle, qui pendant des décennies a été en mesure de transférer des montants importants d'épargne des pays dans lesquels elle était surabondante vers les pays avides d'investissements.
La récurrence de crises dont le coût retombe fréquemment sur les fractions les plus pauvres de la population ne se traduit pas seulement par une perte économique et sociale très importante. Elle sape également la confiance des peuples dans les bénéfices à attendre de la mondialisation et le soutien qu'ils peuvent lui apporter. Comme je l'ai déjà dit lors des réunions de Washington, l'alternative d'aujourd'hui n'oppose plus économie de marché et économie planifiée. Elle est entre des marchés dont le fonctionnement favorise le développement parce qu'ils sont organisés, et un rejet de la libéralisation du marché perçue comme un facteur d'instabilité. Notre objectif final ne doit pas être de tourner le dos à la mondialisation, mais plutôt d'en faire un moteur de la croissance et du développement. Pour dire les choses plus simplement, voulons plus d'échanges de biens et de capitaux, pas moins. Il est clairement nécessaire de maîtriser les afflux de capitaux soudains et déstabilisateurs, mais les pays ont tous au même titre intérêt à trouver les moyens permettant que des flux financiers importants se dirigent vers les pays émergents et les pays en développement. Il convient de ne pas l'oublier au moment de concevoir de nouvelles orientations et procédures.
Pour toutes ces raisons, il nous faut maintenant définir et mettre en uvre les réformes nécessaires pour renforcer les relations financières et monétaires internationales et les rendre plus favorables à la croissance et au développement. La tournure prise par les discussions intervenues au cours des derniers mois me donne à penser que parmi les pays européens et les membres du G7, le degré de consensus est maintenant plus élevé qu'il ne l'a été pendant très longtemps. Le récent communiqué du G7, préparé à l'initiative de Gordon Brown, en atteste. Personne ne conteste plus sérieusement la nécessité d'exiger une plus grande transparence de la part des institutions engagées dans les transactions financières internationales et d'imposer des obligations en matière de communication des informations financières. Personne ne remet en question le fait qu'il y a d'importantes conditions préalables à la libéralisation des marchés des capitaux dans les pays émergents, et que même lorsque ces conditions sont réunies, il est fortement recommandé d'observer une grande vigilance et d'adopter une approche graduelle. Personne ne met plus en question la nécessité d'un FMI fort, reposant sur une assise politique légitime et responsable, et disposant des moyens suffisants pour faire face à de soudaines vagues de sortie des capitaux atteignant un grand nombre de pays. Personne ne conteste la nécessité d'associer le secteur privé à la résolution des crises, afin de limiter le risque de renflouement des investisseurs imprudents à l'aide des fonds publics. Lorsque ces idées ont été émises il y a quelques mois par des universitaires ou par des gouvernements, dont celui auquel j'appartiens, elles ont fréquemment été taxées d'hérétiques par les fondamentalistes du marché libre. Elles commencent à faire partie d'un nouveau consensus international, et nous cherchons actuellement les moyens de les concrétiser. La France a joué un rôle actif en formulant des propositions, telle que celle visant à transformer le Comité intérimaire du FMI en un véritable organe directeur, comme l'illustre le document appelant à une Initiative européenne que j'ai diffusé il y a quelques mois. L'Europe a un très grand rôle à jouer dans ce processus. Aussi, Oskar Lafontaine et moi-même avons nous décidé récemment de mettre en chantier la rédaction d'un document commun franco-allemand qui pourrait servir de base aux futures discussions des pays européens. J'espère qu'à la fin de cette année, l'Union européenne sera en mesure d'approuver de nouvelles propositions qui puissent être soumises conjointement à nos partenaires internationaux.
Venons-en maintenant aux régimes et aux politiques de change. La crise asiatique et l'onde de choc qui a suivi ont suscité de profondes interrogations quant au caractère approprié de nos dispositifs de change. Dans la foulée de la crise, ces préoccupations ont été reléguées au second plan par l'urgence des problèmes financiers, mais nous ne devons pas oublier que la conjonction entre une appréciation importante du dollar et de politiques d'ancrage au dollar plus ou moins rigides en Asie a été l'un des causes directes de la crise. Dans ce contexte, l'avènement de l'euro devrait être l'occasion de revoir les dispositifs de change en place jusqu'à présent, dans les pays industrialisés comme dans les pays émergents, et d'étudier les moyens de les améliorer. Ce problème a été fortement mis en relief par la nouvelle équipe au pouvoir en Allemagne et je partage ce souci. Je souhaiterais dessiner les grandes lignes des quatre principales tâches qui nous attendent.
1. La question du futur rôle international de l'euro et celle de la politique de change de la zone euro ont fait l'objet de larges débats parmi les experts, et deviennent de plus en plus des enjeux concrets. Après des années d'efforts presque entièrement consacrés à organiser le fonctionnement interne de l'UEM, les responsables politiques européens s'attachent de plus en plus aux aspects internationaux de la question. La première étape à cet égard consiste à se mettre d'accord sur des moyens efficaces d'organiser la représentation extérieure de la zone euro. Nous avons accompli des progrès importants dans ce sens au cours des derniers mois et un certain nombre de propositions sont d'ores et déjà sur la table, notamment la proposition belge. J'ai bon espoir que nous trouverons une solution d'ici la fin de l'année. A mon sens, il est indispensable, avant tout, que les questions clé touchant à l'euro soient systématiquement discutées et fassent l'objet d'un accord au sein de l'Euro-11. La représentation extérieure de la zone euro auprès d'instances de coopération comme le G7 pourrait alors être déléguée à un tandem constitué par le président de l'Euro-11 et un vice-président. Ce tandem serait désigné pour une année, de façon à ce que le président ou le vice-président soit toujours membre du G7. Cela garantirait qu'outre le président de la BCE, l'un des membres européens du G7 aura à tout moment la capacité de s'exprimer au nom de la zone euro dans les affaires économiques internationales et, ainsi, d'apporter une réponse à la célèbre boutade de Henry Kissinger, qui demandait quel était le numéro de téléphone de l'Europe. Nous devrons également résoudre la question de la représentation de la zone euro auprès du FMI et des autres organisations internationales.
2. La deuxième tâche est de trouver un accord sur les caractéristiques de la politique de change de l'euro. Les experts ont longuement débattu pour déterminer si l'introduction de l'euro allait ou non induire de la stabilité des changes au niveau international, mais le rôle des responsables est de faire en sorte qu'il soit le moteur de relations plus satisfaisantes avec nos principaux partenaires. Notre premier souci doit être de veiller à ce que la naissance de l'euro, qui conduira inévitablement les intervenants sur le marché à reconsidérer la composition de leur portefeuille, intervienne dans un environnement monétaire international stable, notamment en ce qui concerne le taux de change euro-dollar. Comme je l'ai souligné précédemment, il est essentiel à cette fin d'adopter un dosage de politiques approprié dans la zone euro. Mais il importe également de suivre l'évolution des marchés des changes et de se tenir prêts à recourir, le cas échéant, aux dispositions de l'article 109 du Traité de Maastricht. Il n'y a de mon point de vue aucune contradiction entre les objectifs de stabilité des prix et de degré raisonnable de stabilité des taux de change que nous devrions poursuivre. Il est évident que cela passe par la coopération entre les ministres de l'Euro-11, dont la responsabilité en matière de politique de change est clairement inscrite dans le traité, et la BCE qui a pour mission de préserver la stabilité des prix. Il faut clairement faire comprendre à nos partenaires et aux marchés que des spéculations au sujet d'un benign neglect européen sont déplacées. Je suis pleinement convaincu que la qualité de notre coopération interne sur les questions de taux de change contribuera grandement à stabiliser les anticipations des acteurs du marché.
3. Une représentation efficace de la zone euro et une entente renforcée sur la politique de change de l'euro sont des conditions préalables à la troisième tâche, qui consistera à examiner les moyens d'améliorer les relations monétaires internationales avec nos partenaires du G7 et avec les principaux pays émergents. Les fluctuations des taux de change entre deux grands blocs de monnaies dont le cycle n'est pas synchronisé est à l'évidence un phénomène naturel auquel on ne saurait s'opposer. Toutefois, il est également nécessaire d'éviter l'instabilité excessive des taux de change. Un degré raisonnable de stabilité du taux de change entre le dollar et l'euro ne sera pas uniquement requis au plan bilatéral. Ce sera également un " bien public " pour l'économie mondiale, qui profitera à un grand nombre de pays ayant des relations commerciales et financières diversifiées. L'Europe et les États-Unis auront conjointement pour mission de prodiguer ce " bien public " et, comme je l'ai déjà indiqué, nous devrions débattre avec nos amis américains de la meilleure façon d'éviter que la coexistence de deux grandes zones monétaires, dont le degré d'ouverture est limité, ne donne lieu à une sorte de benign neglect réciproque.
4. La quatrième et dernière tâche qui incombe à la communauté internationale devrait être de réfléchir aux moyens d'améliorer les politiques de change des pays émergents. Pour chaque pays, il s'agit de définir à la fois le degré de flexibilité souhaitable, compte tenu de la crédibilité des autorités monétaires nationales, et le régime d'ancrage approprié au regard de la structure des échanges et des investissements. A l'évidence, un enseignement que nous pouvons tirer de la crise est que dans les pays dont la structure des échanges est diversifiée, des politiques d'ancrage rigide à une monnaie internationale donnée peuvent engendrer de sérieuses difficultés. Néanmoins, nous ne devrions pas commettre l'erreur d'aller trop loin dans le sens contraire, et de déduire de cette crise que seules des politiques de taux de change flottants doivent être poursuivies. Il est sans aucun doute nécessaire de poursuivre la réflexion sur ce point. S'agissant de l'UE, cela signifie que nous devrions débattre avec nos voisins d'Europe centrale et orientale et des pays méditerranéens, afin de définir ensemble la meilleure façon d'organiser notre coopération monétaire avec eux. Il est tout à fait dans notre intérêt que la création d'une zone de stabilité des taux de change profite à nos partenaires.
Le programme de réforme financière que j'ai présenté dans les grandes lignes et les quatre mesures concrètes que j'ai proposées pour améliorer les relations monétaires devraient à mon sens être considérés comme des étapes dans la réalisation d'un objectif plus ambitieux, à savoir la mise en place de nouvelles fondations pour le système financier et monétaire international. Cet objectif est assurément très ambitieux, car les historiens affirment que la plupart des tentatives entreprises à l'époque moderne pour organiser les relations monétaires internationales ont échoué, à deux exceptions près : la conférence de Bretton Woods en 1944 et le traité de Maastricht en 1991. Les pessimistes tireront du passé la leçon que nous devrions laisser le système monétaire mondial continuer à évoluer selon sa dynamique propre. Ceux qui, comme moi, sont convaincus que l'élaboration d'arrangements monétaires et financières pour l'économie mondiale du XXIème siècle est une tâche trop importante pour être indéfiniment ajournée, tireront du passé la leçon contraire : il s'agit de l'entreprise collective de toute une génération, tout comme l'était la construction européenne pour les pères fondateurs de l'Union européenne dans les années 50. C'est précisément parce qu'elle prendra beaucoup de temps que nous devons nous mettre à la tâche sans tarder et mon ambition est qu'avec Gordon Brown, Carlo Ciampi, Oskar Lafontaine et nos autres collègues, nous dessinions les fondements de cette réforme essentielle
Dans le cadre de cet exposé, je n'ai fait référence aux travaux de recherche du CEPR que de façon ponctuelle. Pour chacun des sujets que j'ai abordés, j'aurais pu, toutefois, mentionner un rapport ou une conférence à caractère novateur, qui ont aidé à cerner les questions à traiter et à évaluer les politiques envisageables.. C'est là une indication de la très importante contribution du CEPR à l'élaboration des politiques économiques aux plans international et européen. L'époque où les responsables de politique économique pouvaient ignorer les résultats de la recherche, si telle époque a jamais existé, est bel et bien révolue. Vous connaissez tous la célèbre affirmation de John Maynard Keynes au sujet des hommes pratiques qui suivent en fait aveuglément un économiste défunt. En tant qu'homme pratique, je ne veux pas non plus suivre aveuglément un économiste vivant. Mais je crois fermement qu'un dialogue permanent entre les économistes et les décideurs peut être très fructueux. Ne serait-ce que pour cette raison, je souhaite que le CEPR connaisse à l'avenir le même succès qu'au cours des quinze dernières années.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 31 juillet 2002)