Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France 2 le 6 octobre 2000, sur le retour à la démocratie en Yougoslavie, le sort de Slobodan Milosevic et les relations diplomatiques entre la France et Israël.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Q - D'abord un mot de réaction toute personnelle face à cette démocratie tant souhaitée, tant attendue, cette victoire. Comment réagissez-vous, personnellement ?
R - Je ressens d'abord une vraie joie intime, presque personnelle compte tenu de ce que cette affaire de Yougoslavie a représenté, pour moi, depuis des années et puis l'affaire du Kosovo. C'est très rare dans la vie internationale et la vie diplomatique qui est un travail de Pénélope qu'on atteigne à ce point l'objectif à certains moments et on a quelques secondes pour savourer cette satisfaction parce que les choses vont vite.
L'autre sentiment très fort que je ressens est un sentiment d'admiration pour les Serbes. Je trouve qu'ils ont été tout à fait extraordinaires dans cet épisode, que la façon dont ils sont allés voter en masse, le 24 septembre, alors qu'ils avaient à craindre toutes les manipulations et la capacité de répression du régime, le fait d'avoir élu Kostunica dès le premier tour, je trouve cela extraordinaire.
Q - Et la maîtrise et la détermination dont ils ont fait preuve et dont parle le nouveau président.
R - Mais ce qui est fondamental, c'est qu'ils se sont sortis, tout seuls, de la trappe où la politique de M. Milosevic les avait enfermés.
Q - Donc, sans l'OTAN, vous voulez dire, et sans les bombardements.
R - Sans l'OTAN et sans l'aide de personne. Alors on a essayé d'aider, de contribuer mais fondamentalement, c'est un peuple qui s'est libéré seul et qui refonde lui-même ce chapitre nouveau.
Q - J'ai beaucoup de questions à vous poser. D'abord, ce nouvel homme au pouvoir que peu connaissent, je crois savoir que vous avez été en contact téléphonique avec lui un certain nombre de fois, peut-être de nombreuses fois ces derniers jours. On dit que ses intentions nationalistes sont très ancrées : ne rien devoir ni à l'OTAN, ni aux Américains, ni à l'Europe. C'est un peu votre sentiment ?
R - J'ai été en contact indirect mais régulier avec lui depuis le début du mois de septembre, depuis que, dans une réunion des quinze ministres des Affaires étrangères de l'Europe, nous avons rédigé sur notre initiative un message au peuple serbe disant si la démocratie l'emporte à Belgrade, toute la politique européenne sera révisée, les sanctions seront levées, l'embargo sera levé et la voie de la coopération s'ouvrira. Il m'a fait savoir après qu'il y avait des contacts avec des diplomates que j'avais envoyés - mais il m'a fait savoir après que c'était exactement le ton qui était susceptible de toucher l'opinion publique serbe. Mais cela est complémentaire de ce qu'ils ont fait. Mais c'était le ton juste. Alors après, on a gardé un contact régulier. Et ces tout derniers jours, on s'est parlé à plusieurs reprises au fil des événements.
Q - Et vous a-t-il dit que, à la fois, il ne comptait pas un instant que Milosevic passe devant un tribunal international, le Tribunal de la Haye ? On ne va pas lui faire de procès d'intention.
R - Non, mais il a des choses plus urgentes à traiter. Ces derniers jours, quand on s'est parlé, c'était pour savoir : "Qu'est-ce qui se passe ? Où est-ce que vous êtes ? Quelle est la situation dans Belgrade ? Comment évaluez-vous le rapport de force ? Peut-il y avoir des provocations, du sabotage ? "
On a eu un contact qui était lié à la gestion de la crise de ces derniers jours et qui s'est dénouée.
Q- Vous savez qu'il y a une sensibilité de la communauté internationale bien évidemment quant au sort de Milosevic. D'ailleurs, Jacques Chirac lui-même tout à l'heure disait "Milosevic devra rendre compte de ses crimes ". C'est votre opinion ? La justice va devoir passer ?
R - Je pense que les Serbes sont les premiers à le penser. C'est leur première responsabilité.
Q - Et le premier d'entre eux le pense ?
R - Le peuple serbe vient de reconquérir un droit à un respect particulier par ce qu'il a fait. Donc, je crois que notre devoir, à ce stade, est de l'écouter. Ce n'est pas de lui imposer notre conception des choses. Il a ses engagements, il aura à tenir ses engagements. Mais nous aurons à parler avec le nouveau président yougoslave sur ces questions. Mais laissez-lui quelques instants pour s'installer. Il n'est pas encore peut-être maître de toutes les choses. On a vu tout à l'heure que Milosevic était encore là, qu'il reçoit le ministre russe, qu'il prétend encore jouer un rôle ce qui est stupéfiant par rapport à ce qui vient de se passer. Donc, je crois que la priorité absolue de ceux qui veulent aider cette nouvelle République fédérale de Yougoslavie à s'installer, ce nouveau pays démocratique, c'est de soutenir l'action de M. Kostunica dans les prochains jours.
Q - Dans les prochains jours : cela ne veut pas dire qu'il y aura un donnant-donnant, on lève les sanctions économiques, l'Europe accueille très bientôt ou accueillerait la Serbie au cas où elle laisserait comparaître
R - Non. La levée des sanctions, je l'ai annoncée début septembre, je l'ai confirmée après le premier tour et j'ai redit hier que c'était mis à l'ordre du jour d'une réunion des ministres lundi parce que, formellement, c'est cette réunion et elle seule qui peut lever les sanctions.
Q - Et par la suite, il n'y aura pas de donnant-donnant ?
R - Ce n'est subordonné à rien d'autre que le retour à la démocratie. Ensuite, il y a la question de la mise en uvre sur le plan des sanctions pour que cette levée des sanctions ait des résultats concrets le plus rapidement possible. M. Kostunica arrive. Le président Chirac l'a invité au Conseil européen de Biarritz et M. Kostunica espère pouvoir venir mais il ne sait pas encore exactement comment il sera organisé à partir du moment où on commencera à discuter sur un certain nombre de sujets. Je ne dis pas d'avance qu'on sera d'accord sur tout mais on n'en est pas là ce soir.
Q - Si je vous comprends bien, au fond, la justice devra passer mais il faudra qu'elle prenne son temps ?
R - Non, ce n'est pas une question de temps. Je dis que nous n'avons pas à décider comme cela, brusquement ce soir à la place des Serbes. On ne va pas déposséder les Serbes de leur propre destin au moment où ils le prennent en main. Ils ont certainement des choses à dire sur ce plan, sur leur avenir, sur ce qui va se passer.
Q - M. Hubert Védrine, peut-être tout de suite un mot, pour en finir sur cette crise diplomatique entre Israël et la France. Hier, Israël accusait - et aujourd'hui, très violemment - la France par son intransigeance d'avoir, d'une certaine façon, fait capoter les accords de mercredi dernier. L'Elysée a aussitôt démenti. Quelle est votre position ce soir ?
R - Je ne vais pas entrer dans des polémiques parce que la situation est assez difficile comme cela. Ce que je voudrais dire c'est que je crois que les conversations de Paris ont quand même apporté une certaine bonne volonté de la part de M. Arafat et de M. Barak, qui ont essayé de dire de part et d'autre qu'il fallait faire baisser la tension. Ce n'est pas encore vrai, les choses ne sont pas aggravées, on est entre les deux. Il y a eu certains acquis, ils n'ont pas été jusqu'à un accord notamment sur les modalités d'une enquête, mais il y a eu certains acquis. Ils n'étaient pas venus à Paris comme cela, uniquement pour refuser d'avancer.
Q - Est-ce que vous diriez qu'il y a une crispation entre la France et Israël et que cette crispation existe ? En tout cas à l'heure d'aujourd'hui.
R - Je n'en sais rien. Si c'est le cas cela passera parce que de toute façon, la France a conquis une place dans le tout petit groupe des pays qui sont considérés comme recherchant sincèrement la paix et ils ne sont pas très nombreux en fait à pouvoir jouer un rôle utile. Mais enfin l'urgence ce n'est pas cela. Ce n'est pas les questions des relations diplomatiques. L'urgence, c'est d'éteindre l'incendie.
Q - Avez-vous le sentiment, alors précisément à la lecture des événements d'aujourd'hui, on parlait de cette journée de tous les dangers, qu'il y a peut-être une très légère, décrispation peut-être pas, mais une tension moindre ?
R - J'espère, enfin c'est peut-être un peu moins violent, un peu moins tendu. L'urgence, c'est cela, parce qu'il faut absolument reprendre la négociation sur le fond, cela paraît bizarre que j'en parle maintenant, mais c'est une nécessité absolue, parce qu'on le voit encore au Proche-Orient, on est sur un volcan et si on n'avance pas vers le processus de paix tout éclate de nouveau et il ne faut pas donner raison à Sharon avec la provocation.
Q - Un mot sur le sommet du Caire.
R - Justement cela n'a pas permis d'apporter non plus tout à fait la solution, le fond de la chose, c'est qu'il ne faut pas donner raison aux provocateurs, tout cela découle de ce qu'a fait Sharon au départ. Il y a eu la réaction des uns et des autres
Q - Donc vous dites clairement Ariel Sharon.
R - Oui je le dis, j'étais le seul à le nommer d'ailleurs et à dire que c'était une manuvre de politique intérieure, il ne faut pas lui donner raison. La bonne façon de ne pas lui donner raison, c'est de circonscrire l'incendie mais de reprendre la discussion sur le fond et je crois qu'Arafat et Barak ont fait tellement de choses depuis des semaines et des mois, qu'ils savent que cela n'a pas de sens de s'arrêter là, quelle que soit l'immensité de l'émotion légitime qu'on ressent maintenant. Il faut reprendre cette recherche de la paix et c'est ce à quoi nous allons aider.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2000)