Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
La Direction des Applications Militaires du CEA fête aujourd'hui ses quarante ans. Son apport à notre pays a été grand, et il est normal que ce franchissement soit aujourd'hui honoré, comme doit l'être le CEA qui a contribué depuis 1945 à notre indépendance et à notre prospérité. Malgré la séparation voulue par les responsables politiques entre les aspects civils et militaires du nucléaire, il existe de nombreux points de convergence.
Je voudrais rappeler en quelques phrases le contexte qui fut celui de sa naissance, avant d'indiquer quels me semblent être le chemin d'avenir du nucléaire dans son ensemble, et en particulier l'évolution de notre doctrine de dissuasion dans un environnement stratégique renouvelé.
Avec des décennies de recul, s'il fallait trouver un repère, un moment clé dans l'histoire du nucléaire français, ce serait sans doute la crise de Suez en 1956. Cette crise, en effet, cristallise en quelques jours deux inquiétudes distinctes sur l'indépendance de la France : sur l'autonomie de son action militaire et diplomatique d'une part, dans un système d'alliance contraignant, et sur la continuité de ses approvisionnements en énergie d'autre part - cette seconde inquiétude va prendre toute son ampleur à partir du choc pétrolier de 1973.
Cet épisode est donc, pour le nucléaire militaire et pour le nucléaire civil, un moment de prise de conscience, et les décisions prises ont permis le passage d'une phase de recherches et d'études à une phase de construction active. Dans un esprit de continuité, il y a là un exemple de la prise en compte de l'intérêt supérieur de l'Etat qui mérite d'être salué.
Toute une génération de scientifiques et d'ingénieurs a été mobilisée pour cette entreprise hors du commun. Certains sont parmi nous ce matin, et je les salue avec respect ; d'autres ont disparu - leurs noms familiers à vos oreilles, leurs images resteront dans l'histoire de cette épopée scientifique : le Général BUCHALET, Yves ROCARD, Jacques ROBERT, Jean VIALET et tant d'autres Cette entreprise s'est inscrite dans le long terme, grâce à la conjonction d'une volonté politique soutenue et de moyens financiers appropriés, garantis dans la durée. Ce fut l'entrée dans notre système législatif des lois de programmation. L'influence de la France dans le domaine de la physique fondamentale leur doit beaucoup.
La Direction des Applications militaires s'est construite comme un pôle technologique autonome et complet, garantissant chacune des étapes de la filière : recherche fondamentale, recherche appliquée, production, expérimentation. L'évolution permanente des techniques lui a fait franchir une à une les étapes de la modernisation de notre armement : bombe A, bombe H, têtes multiples, et maintenant la simulation qui est notre grand chantier.
Le nucléaire civil et militaire s'est ainsi progressivement trouvé au cur des enjeux de la souveraineté nationale, comme son expression et sa garantie ; il a été le socle d'une mutation de notre culture politique et stratégique. Il a aussi été, et continue d'être, un gage de crédibilité pour la haute technologie française dans son ensemble, la démonstration concrète de la vitalité de notre système de recherche entraîné par l'Etat.
Dans le domaine civil, grâce à la filière électro-nucléaire, nous avons progressivement recouvré l'indépendance énergétique dont la nature et l'histoire nous avaient privés ; la prospérité du pays, au moment où la balance commerciale française accusait de lourds déficits, s'en est trouvée renforcée.
Dans le domaine militaire et stratégique, le rôle de la bombe française a été essentiel. La dissuasion du faible au fort, idée stratégique déterminante, loin d'être une chimère, nous a donné une liberté d'action sur le plan international qui a contribué à défaire la logique des blocs ; et la crédibilité de notre outil de dissuasion a été reconnue en son temps, aussi bien par les dirigeants soviétiques, pour lesquels cette arme compliquait considérablement l'équation stratégique, que par les dirigeants des autres pays de l'Alliance atlantique.
Cette arme a contribué à préserver la paix et la sécurité en Europe , en menaçant de la pire des guerres concevables tout ennemi potentiel. Elle a donné une assise à la politique extérieure de la France, sans laquelle sa voix n'aurait pas été écoutée de la même manière - songeons, pour ne prendre qu'un exemple, au discours de François Mitterrand au Bundestag en 1983 : il a été l'un des tournants de cette période.
Mais j'en viens au temps présent : un large débat s'est amorcé, concernant aussi bien le domaine civil que le domaine militaire, sur les mérites de la technologie nucléaire. Dans un paysage énergétique et stratégique très largement renouvelé, est-il souhaitable que l'atome reste au centre de notre politique ?
Le nucléaire civil : pas de substitut à court terme.
Concernant le nucléaire civil, les faits sont là : l'électricité que nous consommons provient très majoritairement de la capacité de nos centrales atomiques, qui entreront progressivement en période de renouvellement dans les années 2010. C'est dire que, pour le court et le moyen terme, aucun substitut n'est réaliste. La question se pose en revanche sur le long terme, et nous devons la travailler de manière rationnelle au cours de la décennie qui va s'engager.
C'est, en effet, à cet horizon que doit être définie une répartition future de nos capacités énergétiques. La diversification, toujours souhaitable dans son principe, sera certainement une des caractéristiques de cette révision ; et le gaz aura selon toute vraisemblance une marge de progression. Mais, ma conviction est que le nucléaire aura aussi une place de choix, ne serait-ce que pour des raisons de respect de l'environnement et de nos engagements internationaux en la matière (les accords de Kyoto sont déterminants pour réduire nos rejets de carbone). Sur ce sujet, la Défense n'a son mot à dire que par rapport à une préoccupation : la sécurité des approvisionnements. Or, force est de constater que les pays producteurs, pour la plupart, ont été tentés de faire une utilisation politique de leurs ressources.
On doit d'ailleurs s'intéresser à ce qui se passe à l'écart de nos frontières en matière de choix : dans les décennies à venir, la demande d'énergie va continuer à croître, en particulier de la part des pays en développement rapides en Asie, en Amérique latine. Or, il n'y a pas de filière énergétique parfaite : au problème de la gestion des déchets nucléaires correspondent d'autres filières, celui des rejets dans l'atmosphère de gaz à effet de serre provenant de la consommation des combustibles fossiles.
Et il n'est pas rationnel d'affirmer que, par principe, le progrès scientifique pourrait en permanence reculer les limites des rejets atmosphériques tandis qu'il buterait irrémédiablement devant toute avancée dans la sécurisation des déchets nucléaires. Ce qui importe, c'est que le choix - qui a toutes les chances d'être un compromis fondé sur des exigences qualitatives clairement justifiées - s'effectue à travers un débat démocratiquement ouvert et transparent, sur des orientations politiques gouvernementales et des bases techniques démontrées.
Un préalable indispensable : accroître la sûreté.
A nous donc de créer le cadre d'un débat constructif, et les bases d'une diversification des énergies primaires. De ce point de vue, il nous faut aussi préparer le nucléaire de demain, et de travailler sérieusement, outre sur la compétitivité économique de la filière nucléaire, sur l'aval du cycle de production, c'est-à-dire la gestion des déchets, ainsi que sur la sûreté des installations nucléaires. Cette revendication permanente est tout à fait légitime, et l'on ne pourra poursuivre sur la voie du nucléaire qu'en garantissant à nos concitoyens une fiabilité maximale et une sécurité qui soit vérifiable par une autorité indépendante de sûreté nucléaire. En tout état de cause, il s'agit de montrer à nos concitoyens que nous traitons les questions nucléaires de manière responsable et transparente, en tenant compte de la spécificité de cette filière.
Le gouvernement a pris récemment sur ce point l'initiative d'une plus grande transparence ; une mission a été confiée à Monsieur le Député Jean-Yves LE DEAUT, qui a suggéré des mesures législatives sur les modalités de contrôle et de transparence en matière de sûreté nucléaire, et organisant notamment la création d'une autorité indépendante, la distinction entre les activités de contrôle et d'exploitation.
Je partage les recommandations de M. LE DEAUT. La sûreté des installations militaires doit à mon sens suivre des procédures identiques et tout aussi rigoureuses que celles appliquées dans le domaine civil. C'est plus particulièrement le cas s'agissant d'installations en phase de démantèlement, telles que Pierrelatte et Marcoule.
Deux spécificités devraient toutefois être prises en compte dans la sûreté du nucléaire militaire :
- la décision d'utilisation d'un système d'arme, comme par exemple le porte-avions Charles de Gaulle, doit revenir in fine au pouvoir politique et le mode d'intervention d'une autorité indépendante, si elle est instaurée, devra être aménagée en conséquence ;
- la lutte contre la prolifération, et plus largement la sécurité de notre pays, nous imposent des règles de précaution et de confidentialité très strictes en ce qui concerne les armes nucléaires.
Mais cependant, au niveau des principes et en facteur commun, une plus grande transparence, gage d'une sûreté encore accrue, est donc, pour le civil et pour le militaire la voie à suivre dans les années à venir afin d'assurer que la perception de nos installations reste bonne dans la population, par le professionnalisme et la rigueur de tous les intervenants de la chaîne.
Certains peuvent craindre l'exploitation de la transparence ou les effets secondaires de celle-ci. En réalité, chacun y trouvera avantage à long terme : il suffit de rappeler le rôle joué par le nucléaire dans notre pays pour le développement de la culture de sécurité y compris dans des domaines qui lui sont étrangers.
La dissuasion demeure essentielle.
J'en viens à la question de l'actualité de l'atome dans le domaine militaire, alors que le monde stratégique nouveau né en 1989 dévoile chaque jour d'autres zones d'incertitude et de complexité.
Comme vous le savez, aucune menace directe ne pèse aujourd'hui sur notre pays, et aucune menace militaire de grande ampleur n'est, à l'heure actuelle, envisageable pour le court terme. Quelle conclusion pouvons-nous tirer de cette analyse ? Pouvons-nous nous contenter de préparer nos forces uniquement à des opérations de maintien de la paix, loin de notre territoire national ?
Evidemment non. Dans le domaine qui est le vôtre à la DAM, on reste vigilant quant aux capacités de destruction massive qui existent et dont il faut continuer à tenir compte ; on travaille dans la perspective des vingt années à venir, afin d'assurer la continuité de la dissuasion française face à toutes les éventualités.
L'arme atomique reste en effet la garantie que la survie du pays ne fera jamais l'objet d'une menace ou d'un chantage exercés par une puissance hostile dans le futur, directement ou par enchaînement. Ceci suppose d'être en permanence en mesure de faire redouter à cette puissance, si elle survient et quelle qu'elle soit en toutes circonstances, des dommages inacceptables sur son territoire.
C'est pourquoi les travaux réalisés ici se poursuivront, dans le respect des engagements pris par notre pays en matière de non-prolifération, et en matière d'essais nucléaires - tout particulièrement le TICE (Traité d'Interdiction Complète des Essais Nucléaires). C'est un défi majeur, pour l'institution qui fête aujourd'hui ses quarante ans, que de concevoir, fabriquer et garantir sans essais nucléaires nouveaux les armes qui contribueront à notre sécurité demain.
Vos travaux permettent à notre dissuasion de s'adapter progressivement aux défis nouveaux.
Un autre élément du contexte international actuel pourrait justifier des interrogations sur cette actualité de l'arme atomique. Vous savez que ce gouvernement, suivant le précédent, attache une grande importance à la construction d'une défense européenne plus cohérente, plus puissante, et ce aussi bien quant aux capacités de décision commune que sur le plan opérationnel et industriel.
Notre doctrine de dissuasion s'est toujours accompagnée de l'affirmation d'une solidarité robuste avec nos partenaires. Le programme Simulation que vous avez lancé est la marque d'une détermination française à se maintenir à la pointe de cette technologie afin d'assurer sur le long terme son indépendance. Nos capacités bénéficient à nos partenaires de façon indirecte. Un jour elles peuvent être amenées à jouer un rôle directement utile dans les relations internationales, lorsque ce cadre européen sera pleinement devenu celui de l'expression commune de nos valeurs et de nos intérêts.
Enfin, même en ces temps de paix où le risque a remplacé la menace, et de construction européenne d'inspiration coopérative, l'arme nucléaire contribue à préserver et pérenniser les grands équilibres stratégiques internationaux. Les événements intervenus cette année sur le continent eurasiatique ont montré qu'on ne pouvait fonder sa posture stratégique sur le pari hasardeux d'une stabilité de long terme, même dans le domaine nucléaire
La voix de la France sur toutes ces questions, dans tous les forums officiels où elle s'exprime à commencer par les Nations Unies, ne serait évidemment pas la même sans la possession reconnue par le droit international de l'arme atomique, et sans le lancement crédible du programme Simulation. Notre action diplomatique, menée en particulier aux Nations Unies, en faveur de la paix dans un monde multipolaire stable, repose largement sur notre statut, qui doit beaucoup aux travaux qui sont menés ici au CEA.
Quel sera donc, à la DAM, le contexte de votre travail à l'avenir, je ne dis pas pour les quarante prochaines années, je ne prétends pas voir si loin, mais disons pour la décennie qui commence ?
Sur le plan national, votre mission est le maintien d'une dissuasion crédible et évolutive dans un contexte fermé : pas d'essais, pas de production. La France s'est imposée d'elle-même depuis 1996 des contraintes sans équivalent chez aucune puissance nucléaire, avec le démantèlement du Centre d'Essais du Pacifique et des usines de Pierrelatte et Marcoule. La simulation, seule technique accessible dans ce nouveau contexte, est donc bien le grand défi que vous aurez à relever ; c'est presque pour la DAM une nouvelle vie qui commence à présent. Il faudra aussi vous organiser pour répondre aux autres missions qui vous sont confiées : accroître la sûreté des installations existantes et des démantèlement que j'évoquais à l'instant, assurer leur assainissement, et faire profiter le tissu industriel français de l'exceptionnel réservoir de connaissances et de compétences que vous représentez, comme certains de vos anciens collègues présents ici en ont montré brillamment la voie par leur parcours personnel.
Sur le plan de la recherche et du travail au quotidien, il faudra vous réorganiser non seulement pour faire face au défi de la simulation, mais aussi pour que le passage du témoin entre les équipes anciennes, les concepteurs qui ont vécu les derniers essais, et les jeunes scientifiques recrutés pour le programme nouveau, se déroule sans perte du précieux savoir accumulé. Je compte sur vous pour réaliser cet amalgame qui assurera la permanence de notre savoir-faire en matière nucléaire. Par ailleurs, je tiens à saluer l'effort réel de réorganisation déjà conduit par la DAM pour s'adapter au cadre nouveau et au format de ses missions.
Sur le plan international enfin, il vous faudra poursuivre la coopération technologique, par exemple avec les Etats-Unis (ainsi pour le laser Mégajoule), mais aussi l'intensifier avec nos amis britanniques et d'autres partenaires européens potentiels ; le dialogue avec les scientifiques russes est également un enjeu auquel nous sommes attentifs. Par ailleurs, il faudra de plus en plus prendre en compte l'évolution du contexte international : l'opinion publique dans sa diversité, le cadre juridique, les nouvelles lignes de partage stratégiques Notre but est la paix et notre rêve est celui d'un monde sans armes nucléaires ; mais le désarmement nucléaire total ne peut se concevoir que dans le cadre d'un désarmement général et complet, comme l'a rappelé le premier ministre à l'IHEDN cette année. Je salue d'ailleurs sur ce point la mise à disposition des organisations internationales par la DAM de ses compétences en matière de détection sismique, hydroacoustique, d'ondes atmosphériques ou radionucléides ; ce faisant, la DAM participe activement à des mesures concrètes et réalistes en vue d'un monde plus sûr.
Voilà, tracé en quelques mots, le contexte du travail de la DAM au cours des prochaines années. Il ne porte pas à se retourner sur le passé.
S'il fallait, aujourd'hui que l'on fête ses quarante années d'existence, résumer en un mot ce contexte, vous l'aurez compris : l'aventure nucléaire, cette aventure qui a largement été la vôtre, continue au service de la connaissance et de notre sécurité. Votre savoir, votre rigueur professionnelle et votre éthique en sont les outils. Je vous encourage dans cette nouvelle phase en pleine confiance.
Je vous remercie.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 17 septembre 2001)
La Direction des Applications Militaires du CEA fête aujourd'hui ses quarante ans. Son apport à notre pays a été grand, et il est normal que ce franchissement soit aujourd'hui honoré, comme doit l'être le CEA qui a contribué depuis 1945 à notre indépendance et à notre prospérité. Malgré la séparation voulue par les responsables politiques entre les aspects civils et militaires du nucléaire, il existe de nombreux points de convergence.
Je voudrais rappeler en quelques phrases le contexte qui fut celui de sa naissance, avant d'indiquer quels me semblent être le chemin d'avenir du nucléaire dans son ensemble, et en particulier l'évolution de notre doctrine de dissuasion dans un environnement stratégique renouvelé.
Avec des décennies de recul, s'il fallait trouver un repère, un moment clé dans l'histoire du nucléaire français, ce serait sans doute la crise de Suez en 1956. Cette crise, en effet, cristallise en quelques jours deux inquiétudes distinctes sur l'indépendance de la France : sur l'autonomie de son action militaire et diplomatique d'une part, dans un système d'alliance contraignant, et sur la continuité de ses approvisionnements en énergie d'autre part - cette seconde inquiétude va prendre toute son ampleur à partir du choc pétrolier de 1973.
Cet épisode est donc, pour le nucléaire militaire et pour le nucléaire civil, un moment de prise de conscience, et les décisions prises ont permis le passage d'une phase de recherches et d'études à une phase de construction active. Dans un esprit de continuité, il y a là un exemple de la prise en compte de l'intérêt supérieur de l'Etat qui mérite d'être salué.
Toute une génération de scientifiques et d'ingénieurs a été mobilisée pour cette entreprise hors du commun. Certains sont parmi nous ce matin, et je les salue avec respect ; d'autres ont disparu - leurs noms familiers à vos oreilles, leurs images resteront dans l'histoire de cette épopée scientifique : le Général BUCHALET, Yves ROCARD, Jacques ROBERT, Jean VIALET et tant d'autres Cette entreprise s'est inscrite dans le long terme, grâce à la conjonction d'une volonté politique soutenue et de moyens financiers appropriés, garantis dans la durée. Ce fut l'entrée dans notre système législatif des lois de programmation. L'influence de la France dans le domaine de la physique fondamentale leur doit beaucoup.
La Direction des Applications militaires s'est construite comme un pôle technologique autonome et complet, garantissant chacune des étapes de la filière : recherche fondamentale, recherche appliquée, production, expérimentation. L'évolution permanente des techniques lui a fait franchir une à une les étapes de la modernisation de notre armement : bombe A, bombe H, têtes multiples, et maintenant la simulation qui est notre grand chantier.
Le nucléaire civil et militaire s'est ainsi progressivement trouvé au cur des enjeux de la souveraineté nationale, comme son expression et sa garantie ; il a été le socle d'une mutation de notre culture politique et stratégique. Il a aussi été, et continue d'être, un gage de crédibilité pour la haute technologie française dans son ensemble, la démonstration concrète de la vitalité de notre système de recherche entraîné par l'Etat.
Dans le domaine civil, grâce à la filière électro-nucléaire, nous avons progressivement recouvré l'indépendance énergétique dont la nature et l'histoire nous avaient privés ; la prospérité du pays, au moment où la balance commerciale française accusait de lourds déficits, s'en est trouvée renforcée.
Dans le domaine militaire et stratégique, le rôle de la bombe française a été essentiel. La dissuasion du faible au fort, idée stratégique déterminante, loin d'être une chimère, nous a donné une liberté d'action sur le plan international qui a contribué à défaire la logique des blocs ; et la crédibilité de notre outil de dissuasion a été reconnue en son temps, aussi bien par les dirigeants soviétiques, pour lesquels cette arme compliquait considérablement l'équation stratégique, que par les dirigeants des autres pays de l'Alliance atlantique.
Cette arme a contribué à préserver la paix et la sécurité en Europe , en menaçant de la pire des guerres concevables tout ennemi potentiel. Elle a donné une assise à la politique extérieure de la France, sans laquelle sa voix n'aurait pas été écoutée de la même manière - songeons, pour ne prendre qu'un exemple, au discours de François Mitterrand au Bundestag en 1983 : il a été l'un des tournants de cette période.
Mais j'en viens au temps présent : un large débat s'est amorcé, concernant aussi bien le domaine civil que le domaine militaire, sur les mérites de la technologie nucléaire. Dans un paysage énergétique et stratégique très largement renouvelé, est-il souhaitable que l'atome reste au centre de notre politique ?
Le nucléaire civil : pas de substitut à court terme.
Concernant le nucléaire civil, les faits sont là : l'électricité que nous consommons provient très majoritairement de la capacité de nos centrales atomiques, qui entreront progressivement en période de renouvellement dans les années 2010. C'est dire que, pour le court et le moyen terme, aucun substitut n'est réaliste. La question se pose en revanche sur le long terme, et nous devons la travailler de manière rationnelle au cours de la décennie qui va s'engager.
C'est, en effet, à cet horizon que doit être définie une répartition future de nos capacités énergétiques. La diversification, toujours souhaitable dans son principe, sera certainement une des caractéristiques de cette révision ; et le gaz aura selon toute vraisemblance une marge de progression. Mais, ma conviction est que le nucléaire aura aussi une place de choix, ne serait-ce que pour des raisons de respect de l'environnement et de nos engagements internationaux en la matière (les accords de Kyoto sont déterminants pour réduire nos rejets de carbone). Sur ce sujet, la Défense n'a son mot à dire que par rapport à une préoccupation : la sécurité des approvisionnements. Or, force est de constater que les pays producteurs, pour la plupart, ont été tentés de faire une utilisation politique de leurs ressources.
On doit d'ailleurs s'intéresser à ce qui se passe à l'écart de nos frontières en matière de choix : dans les décennies à venir, la demande d'énergie va continuer à croître, en particulier de la part des pays en développement rapides en Asie, en Amérique latine. Or, il n'y a pas de filière énergétique parfaite : au problème de la gestion des déchets nucléaires correspondent d'autres filières, celui des rejets dans l'atmosphère de gaz à effet de serre provenant de la consommation des combustibles fossiles.
Et il n'est pas rationnel d'affirmer que, par principe, le progrès scientifique pourrait en permanence reculer les limites des rejets atmosphériques tandis qu'il buterait irrémédiablement devant toute avancée dans la sécurisation des déchets nucléaires. Ce qui importe, c'est que le choix - qui a toutes les chances d'être un compromis fondé sur des exigences qualitatives clairement justifiées - s'effectue à travers un débat démocratiquement ouvert et transparent, sur des orientations politiques gouvernementales et des bases techniques démontrées.
Un préalable indispensable : accroître la sûreté.
A nous donc de créer le cadre d'un débat constructif, et les bases d'une diversification des énergies primaires. De ce point de vue, il nous faut aussi préparer le nucléaire de demain, et de travailler sérieusement, outre sur la compétitivité économique de la filière nucléaire, sur l'aval du cycle de production, c'est-à-dire la gestion des déchets, ainsi que sur la sûreté des installations nucléaires. Cette revendication permanente est tout à fait légitime, et l'on ne pourra poursuivre sur la voie du nucléaire qu'en garantissant à nos concitoyens une fiabilité maximale et une sécurité qui soit vérifiable par une autorité indépendante de sûreté nucléaire. En tout état de cause, il s'agit de montrer à nos concitoyens que nous traitons les questions nucléaires de manière responsable et transparente, en tenant compte de la spécificité de cette filière.
Le gouvernement a pris récemment sur ce point l'initiative d'une plus grande transparence ; une mission a été confiée à Monsieur le Député Jean-Yves LE DEAUT, qui a suggéré des mesures législatives sur les modalités de contrôle et de transparence en matière de sûreté nucléaire, et organisant notamment la création d'une autorité indépendante, la distinction entre les activités de contrôle et d'exploitation.
Je partage les recommandations de M. LE DEAUT. La sûreté des installations militaires doit à mon sens suivre des procédures identiques et tout aussi rigoureuses que celles appliquées dans le domaine civil. C'est plus particulièrement le cas s'agissant d'installations en phase de démantèlement, telles que Pierrelatte et Marcoule.
Deux spécificités devraient toutefois être prises en compte dans la sûreté du nucléaire militaire :
- la décision d'utilisation d'un système d'arme, comme par exemple le porte-avions Charles de Gaulle, doit revenir in fine au pouvoir politique et le mode d'intervention d'une autorité indépendante, si elle est instaurée, devra être aménagée en conséquence ;
- la lutte contre la prolifération, et plus largement la sécurité de notre pays, nous imposent des règles de précaution et de confidentialité très strictes en ce qui concerne les armes nucléaires.
Mais cependant, au niveau des principes et en facteur commun, une plus grande transparence, gage d'une sûreté encore accrue, est donc, pour le civil et pour le militaire la voie à suivre dans les années à venir afin d'assurer que la perception de nos installations reste bonne dans la population, par le professionnalisme et la rigueur de tous les intervenants de la chaîne.
Certains peuvent craindre l'exploitation de la transparence ou les effets secondaires de celle-ci. En réalité, chacun y trouvera avantage à long terme : il suffit de rappeler le rôle joué par le nucléaire dans notre pays pour le développement de la culture de sécurité y compris dans des domaines qui lui sont étrangers.
La dissuasion demeure essentielle.
J'en viens à la question de l'actualité de l'atome dans le domaine militaire, alors que le monde stratégique nouveau né en 1989 dévoile chaque jour d'autres zones d'incertitude et de complexité.
Comme vous le savez, aucune menace directe ne pèse aujourd'hui sur notre pays, et aucune menace militaire de grande ampleur n'est, à l'heure actuelle, envisageable pour le court terme. Quelle conclusion pouvons-nous tirer de cette analyse ? Pouvons-nous nous contenter de préparer nos forces uniquement à des opérations de maintien de la paix, loin de notre territoire national ?
Evidemment non. Dans le domaine qui est le vôtre à la DAM, on reste vigilant quant aux capacités de destruction massive qui existent et dont il faut continuer à tenir compte ; on travaille dans la perspective des vingt années à venir, afin d'assurer la continuité de la dissuasion française face à toutes les éventualités.
L'arme atomique reste en effet la garantie que la survie du pays ne fera jamais l'objet d'une menace ou d'un chantage exercés par une puissance hostile dans le futur, directement ou par enchaînement. Ceci suppose d'être en permanence en mesure de faire redouter à cette puissance, si elle survient et quelle qu'elle soit en toutes circonstances, des dommages inacceptables sur son territoire.
C'est pourquoi les travaux réalisés ici se poursuivront, dans le respect des engagements pris par notre pays en matière de non-prolifération, et en matière d'essais nucléaires - tout particulièrement le TICE (Traité d'Interdiction Complète des Essais Nucléaires). C'est un défi majeur, pour l'institution qui fête aujourd'hui ses quarante ans, que de concevoir, fabriquer et garantir sans essais nucléaires nouveaux les armes qui contribueront à notre sécurité demain.
Vos travaux permettent à notre dissuasion de s'adapter progressivement aux défis nouveaux.
Un autre élément du contexte international actuel pourrait justifier des interrogations sur cette actualité de l'arme atomique. Vous savez que ce gouvernement, suivant le précédent, attache une grande importance à la construction d'une défense européenne plus cohérente, plus puissante, et ce aussi bien quant aux capacités de décision commune que sur le plan opérationnel et industriel.
Notre doctrine de dissuasion s'est toujours accompagnée de l'affirmation d'une solidarité robuste avec nos partenaires. Le programme Simulation que vous avez lancé est la marque d'une détermination française à se maintenir à la pointe de cette technologie afin d'assurer sur le long terme son indépendance. Nos capacités bénéficient à nos partenaires de façon indirecte. Un jour elles peuvent être amenées à jouer un rôle directement utile dans les relations internationales, lorsque ce cadre européen sera pleinement devenu celui de l'expression commune de nos valeurs et de nos intérêts.
Enfin, même en ces temps de paix où le risque a remplacé la menace, et de construction européenne d'inspiration coopérative, l'arme nucléaire contribue à préserver et pérenniser les grands équilibres stratégiques internationaux. Les événements intervenus cette année sur le continent eurasiatique ont montré qu'on ne pouvait fonder sa posture stratégique sur le pari hasardeux d'une stabilité de long terme, même dans le domaine nucléaire
La voix de la France sur toutes ces questions, dans tous les forums officiels où elle s'exprime à commencer par les Nations Unies, ne serait évidemment pas la même sans la possession reconnue par le droit international de l'arme atomique, et sans le lancement crédible du programme Simulation. Notre action diplomatique, menée en particulier aux Nations Unies, en faveur de la paix dans un monde multipolaire stable, repose largement sur notre statut, qui doit beaucoup aux travaux qui sont menés ici au CEA.
Quel sera donc, à la DAM, le contexte de votre travail à l'avenir, je ne dis pas pour les quarante prochaines années, je ne prétends pas voir si loin, mais disons pour la décennie qui commence ?
Sur le plan national, votre mission est le maintien d'une dissuasion crédible et évolutive dans un contexte fermé : pas d'essais, pas de production. La France s'est imposée d'elle-même depuis 1996 des contraintes sans équivalent chez aucune puissance nucléaire, avec le démantèlement du Centre d'Essais du Pacifique et des usines de Pierrelatte et Marcoule. La simulation, seule technique accessible dans ce nouveau contexte, est donc bien le grand défi que vous aurez à relever ; c'est presque pour la DAM une nouvelle vie qui commence à présent. Il faudra aussi vous organiser pour répondre aux autres missions qui vous sont confiées : accroître la sûreté des installations existantes et des démantèlement que j'évoquais à l'instant, assurer leur assainissement, et faire profiter le tissu industriel français de l'exceptionnel réservoir de connaissances et de compétences que vous représentez, comme certains de vos anciens collègues présents ici en ont montré brillamment la voie par leur parcours personnel.
Sur le plan de la recherche et du travail au quotidien, il faudra vous réorganiser non seulement pour faire face au défi de la simulation, mais aussi pour que le passage du témoin entre les équipes anciennes, les concepteurs qui ont vécu les derniers essais, et les jeunes scientifiques recrutés pour le programme nouveau, se déroule sans perte du précieux savoir accumulé. Je compte sur vous pour réaliser cet amalgame qui assurera la permanence de notre savoir-faire en matière nucléaire. Par ailleurs, je tiens à saluer l'effort réel de réorganisation déjà conduit par la DAM pour s'adapter au cadre nouveau et au format de ses missions.
Sur le plan international enfin, il vous faudra poursuivre la coopération technologique, par exemple avec les Etats-Unis (ainsi pour le laser Mégajoule), mais aussi l'intensifier avec nos amis britanniques et d'autres partenaires européens potentiels ; le dialogue avec les scientifiques russes est également un enjeu auquel nous sommes attentifs. Par ailleurs, il faudra de plus en plus prendre en compte l'évolution du contexte international : l'opinion publique dans sa diversité, le cadre juridique, les nouvelles lignes de partage stratégiques Notre but est la paix et notre rêve est celui d'un monde sans armes nucléaires ; mais le désarmement nucléaire total ne peut se concevoir que dans le cadre d'un désarmement général et complet, comme l'a rappelé le premier ministre à l'IHEDN cette année. Je salue d'ailleurs sur ce point la mise à disposition des organisations internationales par la DAM de ses compétences en matière de détection sismique, hydroacoustique, d'ondes atmosphériques ou radionucléides ; ce faisant, la DAM participe activement à des mesures concrètes et réalistes en vue d'un monde plus sûr.
Voilà, tracé en quelques mots, le contexte du travail de la DAM au cours des prochaines années. Il ne porte pas à se retourner sur le passé.
S'il fallait, aujourd'hui que l'on fête ses quarante années d'existence, résumer en un mot ce contexte, vous l'aurez compris : l'aventure nucléaire, cette aventure qui a largement été la vôtre, continue au service de la connaissance et de notre sécurité. Votre savoir, votre rigueur professionnelle et votre éthique en sont les outils. Je vous encourage dans cette nouvelle phase en pleine confiance.
Je vous remercie.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 17 septembre 2001)