Texte intégral
Madame la ministre,
Madame la Présidente, chère Isabelle HUPPERT,
Monsieur le Président du Festival de Cannes,
Monsieur le Délégué général,
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais vous dire, en commençant ce propos, l'intérêt que je prends à clôturer les travaux de votre colloque consacré au "cinéma à venir", d'autant que j'y trouve aussi l'agréable prétexte de venir à Cannes pour la première fois à l'occasion du Festival. Pour le cinéphile que j'ai été et pour le spectateur fidèle que je m'efforce de rester -ce qui, depuis quelque trois ans, n'est pas très facile-, Cannes est le lieu mythique qui exprime le cinéma dans toute sa diversité, dans sa force comme dans ses contradictions. Je suis donc heureux d'être parmi vous cet après-midi et de pouvoir rester avec vous ce soir.
Puisque l'occasion m'en est offerte, j'aimerais -avec la ministre de la Culture et de la Communication, Catherine TASCA- exprimer la reconnaissance de l'état à Pierre VIOT qui achèvera, avec ce Festival de l'an 2000, son mandat de Président du Festival, mandat qu'il exerce depuis 1984. A la tête du Centre national de la cinématographie, puis dans ses fonctions actuelles, il s'est toujours attaché à défendre une haute conception du cinéma: une conception respectueuse du pluralisme, des créateurs et des artistes. Il l'a fait avec une élégance et une indépendance que chacun lui reconnaît. Je suis convaincu qu'à la tête de la Cinéfondation, destinée à promouvoir les jeunes talents de demain, vous continuerez, Monsieur le Président, à aider le cinéma comme vous le faites depuis si longtemps. Vous partez en vous étant assuré de votre succession, puisque Gilles JACOB prendra votre place. Nul ne pouvait le faire mieux que lui qui, depuis plus de vingt ans, avec énergie, intelligence et talent, a su maintenir par tous les temps l'image, la place et le rayonnement du Festival de Cannes. Ce Festival international n'est pas seulement un atout essentiel du cinéma français. Il est aussi une chance pour tout le cinéma. Et c'est pourquoi, avant même de faire écho aux thèmes de votre colloque, je veux souligner combien le rendez-vous annuel de Cannes contribue a inscrire le cinéma au cur de son temps.
Ce rapport du cinéma au temps, le Festival de Cannes l'illustre à sa manière, souvent ambivalente.
Dès l'origine, celui-ci est apparu à la fois hors du monde et marqué par lui: chacun a en mémoire l'arrivée de Louis LUMIERE en septembre 1939 en gare de Cannes, en provenance de La Ciotat où il résidait -comme une mise en abyme de son film fondateur. La première édition du Festival aurait dû commencer au moment même où l'Europe vacillait. Elle connut une seule soirée de projection où les spectateurs purent admirer Charles LAUGHTON dans le rôle de Quasimodo. Et puis, la guerre passée, le Festival devint, dès 1946, le rendez-vous du cinéma mondial.
Rien ne put l'arrêter, sinon le manque d'argent qui le fit suspendre en 1948 et en 1950. Ni les événements qui secouèrent le monde, telles les crises de la guerre froide, ni les soubresauts qui agitèrent la France, tel mai 1968, ni les querelles qui ébranlèrent le cinéma ne le menacèrent vraiment -même si elles le traversèrent.
Le Festival a toujours su se réapproprier très habilement les querelles qui lui étaient faites, et -mieux encore- s'associer le concours de ceux qui le dénonçaient. François TRUFFAUT raconte ainsi que, critique de cinéma, il protesta violemment en 1958 contre -je le cite- le "racisme" des organisateurs du Festival de Cannes: il avait constaté que les corbeilles de fleurs disposées alors devant l'écran pour lui donner un air de fête, si elles étaient du meilleur effet pour les spectateurs officiels du balcon, empêchaient les vrais amateurs de cinéma, installés aux premiers rangs d'orchestre, de lire les sous-titres des films étrangers. Mais, dès 1959, François TRUFFAUT revint à Cannes, cette fois installé au balcon, pour la projection des Quatre cents coups. Il put enfin apprécier sans réserve, confie-t-il, le bel effet des corbeilles disposées devant l'écran.
Pourtant, le Festival ne fut étranger à rien de ce qui marqua le monde. Sa création s'explique pour une large part par la volonté de son fondateur, Philippe Erlanger, de créer un espace de liberté face à ce qu'il avait vu en 1938 à Venise: le prix du Film olympique, voulu par Goebbels, venu récompenser Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl; le grand prix décerné sous la pression de Mussolini à un film supervisé par le Duce lui-même. Le Festival fut interrompu, nous l'avons dit, par la guerre entre 1939 et 1945. Après la guerre, il s'est attaché à présenter dans des conditions politiques et diplomatiques délicates des films en provenance des pays de l'Est. Il fut marqué bien sûr par des prudences qui conduisirent le gouvernement de notre pays à obtenir, en application du règlement qui imposait de ne pas projeter de films qui "pourraient offenser des nations amies", le retrait de la compétition en 1956 de Nuit et brouillard et la projection hors compétition en 1959 de Hiroshima mon amour! Il fut très fortement secoué par Mai 1968, au point de voir la compétition interrompue et la contestation se déchaîner dans la salle. Aujourd'hui encore, il peut être critiqué par ceux qui lui reprochent d'être devenu trop commercial, ou par ceux qui -à l'inverse- lui font grief d'être trop éloigné des goûts du public.
On le voit, le Festival de Cannes -malgré ce qu'il comporte d'artifice- n'a jamais ignoré le monde extérieur. Il a toujours su l'assimiler, à sa manière, parce qu'il est centré autour d'un sujet, d'un art, le cinéma, qui, en prise directe avec le monde, témoin de son mouvement, est l'art même de la vie. Amoureux du cinéma qui n'étais jamais venu ici, je puis témoigner que Cannes réussit en tous cas à nous donner envie d'aller voir les films. Cette manière de susciter le désir est probablement sa plus belle réussite. Le Festival est aussi capable d'organiser de grandes manifestations comme celle qui vous a rassemblés hier et aujourd'hui pour discuter du rôle et de l'avenir du cinéma.
Hors du temps et pourtant au cur du monde, inscrit dans son époque et cependant appelé à durer bien au-delà, marqué par les contraintes techniques, matérielles et humaines d'un moment et néanmoins voué à les transcender, tel apparaît le cinéma.
Le cinéma connaît aujourd'hui de profondes transformations. Sur le plan économique, les coûts croissants liés au tournage et à la distribution des films créent les conditions d'une concentration industrielle qui rendent de plus en plus délicat l'exercice indépendant de la profession. Du point de vue des techniques, la numérisation de l'image conduit à envisager de très importantes modifications dans les conditions de tournage mais aussi de projection des films. Devenus dématérialisés, ceux-ci cesseront d'être symbolisés par la bobine: la caméra et le projecteur changeront de nature. D'ores et déjà, les possibilités liées aux effets spéciaux se sont démultipliées, rendant ceux-ci particulièrement spectaculaires, sinon toujours esthétiques.
Quelle est, dans ces conditions, l'avenir du cinéma? On pourrait même se demander, de façon inquiétante: le cinéma a-t-il un avenir?
Cette question s'est déjà posée à plusieurs reprises dans son histoire. Au moment du passage du muet au parlant, tout d'abord: c'est ainsi que les critiques de l'époque considéraient qu'il fallait s'opposer de toutes ses forces à "la naissance d'un pareil monstre". Puis lors du passage du noir-et-blanc à la couleur. Chaque fois le cinéma s'est interrogé sur son devenir face à ces mutations techniques. Et sans doute avait-il de bonnes raisons de le faire, tant il est vrai que ces mutations changèrent la nature de l'art: le cinéma avait commencé par dire, avec la seule expression des visages, les sentiments de l'humanité. Fritz LANG avec Metropolis, Eisenstein avec Le Cuirassé Potemkine, Abel GANCE avec La Roue, avaient porté à son apogée un art qui donnait à voir sans donner à entendre, un langage propre qui connut alors son crépuscule. Le cinéma a fait ensuite toute sa place à la voix et au dialogue. Il a su atténuer le jeu des acteurs pour éviter un contraste excessif entre l'expression du visage et celle de la voix. Sans doute une certaine magie est-elle partie avec la fin du cinéma muet. Mais le cinéma parlant ne s'est jamais réduit à du théâtre filmé, comme le craignaient ses détracteurs. Comme l'a bien vu André MALRAUX dans son Esquisse d'une psychologie du cinéma, le cinéma moderne est né, non de la possibilité de donner la parole aux personnages du muet, mais des possibilités d'expression conjuguées de l'image et du son.
Alors qu'il s'était construit, tout comme la photographie, sur le jeu des lumières et des contrastes avec le seul noir et blanc, le cinéma a été conduit à travailler la couleur. A chaque étape, il a su s'adapter, se transformer et en même temps rester, au sens plein du terme, un art.
Pourtant, dans l'inquiétude qu'expriment les textes suscités par ce colloque et les échanges noués au cours de ces deux journées, chacun sent que la question qui traverse le cinéma aujourd'hui va au-delà des aspects techniques. La question de l'avenir du cinéma est celle de savoir comment préserver et épanouir une certaine manière de faire du cinéma, une certaine manière de le penser et de le faire vivre, une certaine manière de le regarder. Cette interrogation, je la ressens. Car le cinéma, ce sont pour moi des sensations et des souvenirs: ceux des salles du Quartier Latin où étaient projetés aussi bien des "films noirs" américains que ceux de la "Nouvelle Vague", ceux d'un cinéma européen incroyablement riche et foisonnant -je pense en particulier à la place du cinéma italien avec des films bouleversants comme L'avventura ou La dolce vita-, à ceux d'un cinéma japonais, avec les oeuvres subtiles ou puissantes de Mizoguchi, Ozu ou Kurozawa. Pour beaucoup d'élèves et d'étudiants, ce sont aussi les souvenirs des ciné-clubs, fondés en janvier 1920 par Louis DELLUC mais dont l'essor se produisit après-guerre: ce réseau qui irriguait les lycées et les universités, les maisons de la culture, les foyers de jeunes travailleurs, les clubs du troisième âge, grâce auquel se formait un public averti et amoureux du cinéma.
A l'heure de la télévision par satellite, du paiement à la séance et demain du cinéma sur internet, quel est l'avenir de ce cinéma, que nous avons tant aimé? Les habitudes ont changé. On dit que le jeune public n'aime pas le noir et blanc, lit difficilement les sous-titres et souvent ne sort au cinéma que pour voir les films les plus spectaculaires.
L'avenir du cinéma va sans doute s'inscrire dans la tension qui le parcourt depuis -ou presque- son apparition: la tension entre la création et l'industrie.
Jean RENOIR écrivait: "L'histoire du cinéma, et surtout du cinéma français pendant ce dernier demi-siècle, est placée sous le signe de la lutte de l'auteur contre l'industrie". "Je suis fier, ajoutait-il, d'avoir participé à cette lutte victorieuse. De nos jours, on reconnaît qu'un film est l'uvre d'un auteur tout comme un roman ou un tableau". Même si le cinéma est un art, même si beaucoup de ceux qui le font vivre -réalisateurs, acteurs et techniciens- sont des artistes, cette affirmation doit néanmoins être nuancée, puisqu'il est ainsi certain qu'il n'existerait pas de cinéma sans industrie. Dès l'origine, la création de l'uvre, son tournage, sa distribution, sa diffusion nécessitèrent des fonds que seules des entreprises pouvaient mobiliser. Très vite, s'est bâti à Hollywood un réseau de producteurs pour qui le souci de la rentabilité de l'uvre était essentiel. Chacun sait l'influence que ces hommes d'entreprise eurent sur le cinéma américain: en 1940, c'est David O. SELZNICK qui monta sur scène chercher l'Oscar décerné à Rébecca et non Alfred Hitchcock -qui en conçut d'ailleurs, dit-on, du dépit.
Le succès d'Hollywood a certainement tenu à cette puissance industrielle; il ne tient certainement pas qu'à cela. L'Amérique des studios a su faire de grands films publics: Autant en emporte le Vent, Le Magicien d'Oz ou, plus près de nous, 2001, l'Odyssée de l'Espace ou Le Parrain auront profondément marqué notre mémoire cinématographique, même si ce sont d'autres films que j'ai le plus aimés. Le succès récent de Titanic souligne la capacité caractéristique du cinéma américain à raconter des histoires, à émouvoir, à impressionner le public, à susciter son identification à des figures héroïques. Lequel d'entre nos enfants n'a pas été sensible, comme nous, à la magie des dessins animés de Walt DISNEY? Les studios américains n'ont cessé de marquer l'histoire du cinéma. Leur capacité à rassembler dans les salles, partout dans le monde, un public qui partage les mêmes émotions est remarquable sans doute, même si nous savons bien que le grand cinéma n'est pas seulement le "grand spectacle".
Nous devons donc être lucides sur les raisons de la puissance cinématographique des Etats-Unis. Cette force des Américains doit nous conduire à surmonter nos propres faiblesses.
Dans la tension entre création et industrie, la télévision a contribué à changer la donne. Elle a provoqué l'abandon des salles par de nombreux spectateurs devenus téléspectateurs, appauvrissant ainsi considérablement le milieu dans lequel le cinéma s'était développé. Et pourtant, quel que soit le talent de leurs auteurs, les uvres de fiction pour la télévision ne sont pas exactement comparables aux oeuvres cinématographiques. Et quelles que soient les facilités qu'il offre, le petit écran ne peut pas remplacer la magie de la salle.
La France est sensible à ces évolutions, peut-être plus que d'autres. La France est un pays qui aime le cinéma, qui le célèbre et s'efforce de l'aider, aussi. Un pays rare, dont on pourrait dire qu'il compte soixante millions de spécialistes de science politique et soixante millions de critiques de cinéma... Et cela pour des raisons qui tiennent à son histoire, à l'histoire de son cinéma, aux passions et aux débats qu'il suscita: songeons à la violence des controverses qu'entraîna la "Nouvelle Vague". Peut-être aussi parce que son cinéma s'est inscrit dans les débats du temps, suscitant l'intérêt des milieux intellectuels, la France porte une certaine conception du cinéma -une conception exigeante-, la France se sent responsable -votre colloque en témoigne- de l'avenir du cinéma et pas seulement de l'avenir de son cinéma.
Ce souci n'a jamais consisté à nier la dimension industrielle du cinéma, mais à concevoir celui-ci dans une tension féconde entre l'industriel et l'auteur -et à donner, en fin de compte, le dernier mot à l'auteur, ce que le droit anglo-saxon appelle le "final cut". Il ne doit pas s'agir de mener un combat contre l'industrie, mais de régler justement le rapport entre la création et l'industrie.
D'ailleurs, la France a tenté elle-même, dès l'origine, autour de Pathé et Gaumont, de construire une industrie cinématographique digne de ce nom. Aujourd'hui encore, face à la toute puissance des "majors" d'Hollywood, il nous paraît clair qu'une réponse efficace passe par la constitution de groupes cinématographiques de taille européenne, capables de rivaliser avec l'industrie américaine, de peser sur le marché des droits et d'exporter les oeuvres européennes. Car si le cinéma est devenu un patrimoine, il n'est pas que cela. S'il est l'art dominant de notre époque, il est aussi un secteur d'activité à part entière, une industrie où s'affrontent des entreprises, dans un marché où la concurrence est rude.
En France, depuis plus de cinquante ans, les pouvoirs publics soutiennent le cinéma, par l'intermédiaire du Centre national de la cinématographie. Certains mécanismes permettent d'aider et d'encourager la création -compte de soutien, avance sur recettes. C'est un atout de notre système que de permettre aux auteurs de tenter des expériences cinématographiques. Les grands cinéastes français ont tous pu se permettre certains échecs, certains passages à vide et continuer néanmoins à tourner. Comme l'a écrit Serge DANEY: "c'est l'existence d'une certaine réversibilité de l'art et du commerce, de certaines passerelles aménagées par le pouvoir (avances sur recettes...) qui a permis à Paris de rester une sorte de capitale de la conscience cinéphilique mondiale". D'autres dispositifs améliorent les conditions de distribution des films, aident le maintien d'un réseau diversifié de salles qui, à côté des "gros films" permettent aussi au cinéma indépendant d'exister et d'être vu.
Cet enjeu reste plus que jamais essentiel. La diffusion peut tuer la création. François TRUFFAUT constatait dès 1979 la difficulté qu'il y avait à distribuer les films: "la situation des films, écrivait-il, ressemble de plus en plus à celle des livres. Il n'est pas bien difficile de faire publier un livre. Le difficile c'est d'arriver à ce que le livre figure dans la vitrine du libraire et de le faire acheter et lire. C'est la même chose pour le cinéma. On fait de plus en plus de bons films, mais leur sort n'est pas celui qu'ils méritent". A travers ces mécanismes, il revient donc à l'état de corriger les tendances lourdes du marché pour garantir l'existence d'un cinéma d'auteurs varié et diversifié.
On connaît les critiques qui ont pu être portées contre ce système d'aides: il ferait naître des risques de surfinancement du secteur, contribuerait à l'inflation des coûts, diminuerait considérablement la prise de risque par le producteur au point de lui rendre le succès en salle indifférent. Certaines de ces critiques sont peut-être justifiées pour une part. Aucun des mécanismes mis en place progressivement n'est une fin en soi. Ils doivent constamment être évalués à l'aune d'une vraie question: remplissent-ils les objectifs pour lesquels ils ont été mis en place, à savoir permettre la production et la distribution d'une véritable variété de films? Permettent-ils vraiment de garantir et d'assurer la liberté des créateurs? Il faut donc savoir les faire évoluer. Mais l'objectif reste le même: garantir les conditions de l'essor d'un cinéma fort et divers.
Je suis convaincu que la France peut être fière -que les artistes et les producteurs français peuvent être fiers- d'avoir maintenu une production cinématographique abondante, au sein de laquelle on trouve des oeuvres d'une rare qualité. Il ne peut exister de cinéma national si ne sont pas réunies les conditions d'un véritable terreau où auteurs, techniciens, scénaristes et acteurs puisent leur inspiration, s'il n'y a pas ce que vous avez appelé un "milieu biologique" permettant une osmose entre création et société. Sans doute, parmi les 150 films environ produits chaque année en France, un grand nombre ne connaissent ni succès critique, ni succès public. Mais il est probable que le maintien de ce niveau de production est la condition nécessaire à l'émergence de nouveaux talents. De même, le cinéma national sera d'autant plus vivant, créatif et prospère qu'il s'enracinera dans un public de cinéphiles -et d'abord de jeunes cinéphiles. Nous devons apprendre à la jeunesse l'amour du cinéma. C'est pourquoi j'ai demandé à Jack LANG, ministre de l'Education nationale, de réfléchir à un plan qui offrirait à l'ensemble des collégiens et lycéens français la chance d'une véritable éducation cinématographique.
Si le cinéma a perdu une part de son innocence, il conserve ses pionniers. Je me réjouis de voir émerger aujourd'hui en France une jeune génération de cinéastes -dont certains sont présents ici- qui poursuivent, avec beaucoup de talent et de finesse, l'uvre de création. Signe d'évolution et de maturité, les femmes réalisatrices tiennent une place importante dans cette nouvelle génération. Ce cinéma d'auteurs, en cela fidèle à l'héritage de la "Nouvelle Vague", traduit sans fard la réalité d'un monde souvent difficile, mais fait également sa place à l'amitié et à la solidarité.
Mesdames et Messieurs,
Si nous nous battons pour une industrie du cinéma forte en France, ce n'est pas pour le seul cinéma français. Nous le faisons pour tous les autres pays, pour tous les autres cinémas, pour le cinéma.
Depuis plusieurs années, les gouvernements français successifs se sont engagés pour défendre dans les enceintes internationales l'idée selon laquelle la culture n'était pas simplement une marchandise. Au début, nous avions placé ce combat sous la bannière de "l'exception culturelle". Dans notre esprit, ce terme signifiait que l'art et la culture ne peuvent pas être traités dans les négociations marchandes internationales comme le sont des produits.
Cette "exception" est indispensable. En effet, dans de nombreux pays où existait jadis une riche cinématographie nationale, les circuits de distribution diffusent en masse les produits d'Hollywood, au point que les films nationaux ne représentent plus que vingt, voire dix pour cent de la part de marché. Souvent, le tissu de créateurs locaux a largement disparu. Le cinéma d'auteur de nombreuses nations appartient au passé. Or il est possible de le préserver, et il est souhaitable de le faire revivre. C'est pourquoi il nous faut absolument nous battre pour éviter que le cinéma de demain soit tout entier du côté de l'industrie du divertissement. Voilà pourquoi nous demandions pour le cinéma et l'audiovisuel que soit faite une "exception".
Mais ce mot a parfois été mal compris. Aussi, lors des négociations sur l'AMI puis lors des discussions de Seattle, nous avons tenté de promouvoir celui de "diversité culturelle". Le cinéma offre un parfait exemple de cette diversité: son histoire est celle d'un dialogue perpétuel entre des cultures, entre des auteurs de nationalité différente qui se parlent, échangent, s'enrichissent de leurs talents et de leurs imaginaires. D'ailleurs, bien des cinéastes représentatifs du cinéma français tirent leur inspiration de leur appartenance à d'autres cultures ou d'autres origines. Qu'est-ce qu'un cinéphile sinon celui à qui parle, parfois jusqu'à la passion, partout où il se trouve, aussi bien un film japonais, un long-métrage iranien ou un film français? Le cinéma est universel, parce que le regard qu'il porte sur le monde conserve la même charge d'émotion en tout point du globe. Vous tous, ici, le savez: il y a un public cinéphile mondial.
C'est vous, je crois, Wim WENDERS, qui racontiez avoir découvert avec étonnement l'existence à Osaka d'un fan-club qui vous était consacré. Voilà un écho à la parole de Jean RENOIR à qui ses amis demandaient pourquoi lui, cinéaste si français, était parti vivre en Amérique. "Ma réponse, disait-il, est que l'environnement qui m'a fait ce que je suis , c'est le cinéma. Je suis un citoyen du cinématographe". Jean-Luc GODARD résumait cette situation en insistant sur le fait qu'aller au cinéma, c'était tout simplement éprouver le "sentiment de faire partie du monde de fraternité, de liberté dont le cinéma rendait compte".
Ce combat de la France pour la diversité culturelle n'a de sens que s'il va au-delà du cadre français, que si nous aidons, chaque fois que cela est possible, à l'émergence d'un cinéma indépendant, ancré dans la vie des pays qui l'abritent. La France a aidé, à travers les mécanismes que je rappelais tout à l'heure, de nombreuses cinématographies autour du monde. Je souhaite qu'elle le fasse plus encore. Je profite de la présence à mes côtés de Catherine TASCA, ainsi que du directeur général du Centre national de la cinématographie, pour indiquer que je suivrai avec un intérêt particulier les efforts qui pourront être faits pour renforcer les fonds d'aides aux cinématographies étrangères.
Par-delà sa dimension culturelle, dont je viens de souligner l'importance, la diversité cinématographique est aussi un enjeu pour la démocratie. L'image est le puissant véhicule de valeurs qui peuvent être positives ou négatives. Et ce n'est pas seulement une image que le cinéma projette sur le grand écran: c'est une vision, des visions, de la société. Telle est probablement la seule -mais elle est essentielle- justification de l'intervention de l'état pour protéger la diversité du cinéma.
Votre assemblée donne un écho à la portée de notre action. Vos origines, vos cultures, sont diverses. Mais vous vous battez sur un terrain commun -universel. Et d'abord celui de la défense de l'auteur, de la défense d'un certain cinéma, du refus de voir le grand écran définitivement soumis à l'industrie. Vous me trouverez à vos côtés dans ce combat, tout comme, à l'heure où le développement des technologies numériques et de l'Internet posent de nombreux problèmes en matière de propriété intellectuelle, vous me trouverez à vos côtés pour défendre notre conception du droit d'auteur. Je reste convaincu en effet que le cinéma, comme les autres arts, n'existe que par les talents qui l'animent et le font vivre. Ces talents doivent conserver le droit et le pouvoir de maîtriser leurs oeuvres, de garder, quel que soit leur chemin, un droit de regard sur leur diffusion. Il en va de l'essence même de la création. J'ajouterai enfin que pour nous, Européens, l'enjeu de l'avenir sera aussi dans notre capacité à mettre en place de vraies politiques de coproduction. La sélection à laquelle vous avez procédé, Gilles JACOB, nous permet d'espérer avec confiance et sérénité: rien, ni sur le plan européen, ni sur le plan mondial, n'est perdu. Il nous faut, comme certains d'entre vous ici nous y ont invités, "résister". Nous résisterons.
Mesdames et Messieurs,
Concluant son Esquisse d'une psychologie du cinéma à laquelle je faisais référence tout à l'heure, André MALRAUX analysait la vie du cinéma -du "meilleur cinéma", disait-il- comme consistant à ruser avec le mythe. Pour lui, le cinéma s'adresse aux masses et les masses aiment le mythe. A leur manière, expliquait-il, Le Million de René CLAIR, L'Ange bleu, les films de CHARLOT sont autant de variations autour des mythes que sont la justice, l'aventure ou la sexualité. Grâce au cinéma, les foules reconnaissent ce qu'il y a de meilleur en elles. "Par ailleurs, concluait-il, le cinéma est une industrie".
Vos débats ont souligné l'importance de ce "par ailleurs": la place qu'a prise dans le cinéma la question du financement, les rapports entre cinéma et télévision, les conséquences liées à la concentration des moyens de production et des circuits de distribution, les bouleversements que commence à engendrer l'arrivée du numérique ont été au cur de vos réflexions.
Pourtant, vous avez manifesté votre foi dans le cinéma à venir. Dans la société de l'information, qui transporte sans cesse des signes, le cinéma revendique toute sa place, faite d'imaginaire collectif et de rêve. Il continuera, si nous l'y aidons collectivement, à offrir un espace à la liberté. Il nous revient donc, Mesdames et Messieurs, là où nous sommes -et, croyez-le bien, les pouvoirs publics continueront d'y prendre toute leur part-, de lutter ensemble pour maintenir un équilibre dans cette tension entre industrie et culture qui est la force même du cinéma. Car tous, ici réunis, nous savons que le cinéma, "par ailleurs", est un art.
(Source : http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 12 mai 2000)
Madame la Présidente, chère Isabelle HUPPERT,
Monsieur le Président du Festival de Cannes,
Monsieur le Délégué général,
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais vous dire, en commençant ce propos, l'intérêt que je prends à clôturer les travaux de votre colloque consacré au "cinéma à venir", d'autant que j'y trouve aussi l'agréable prétexte de venir à Cannes pour la première fois à l'occasion du Festival. Pour le cinéphile que j'ai été et pour le spectateur fidèle que je m'efforce de rester -ce qui, depuis quelque trois ans, n'est pas très facile-, Cannes est le lieu mythique qui exprime le cinéma dans toute sa diversité, dans sa force comme dans ses contradictions. Je suis donc heureux d'être parmi vous cet après-midi et de pouvoir rester avec vous ce soir.
Puisque l'occasion m'en est offerte, j'aimerais -avec la ministre de la Culture et de la Communication, Catherine TASCA- exprimer la reconnaissance de l'état à Pierre VIOT qui achèvera, avec ce Festival de l'an 2000, son mandat de Président du Festival, mandat qu'il exerce depuis 1984. A la tête du Centre national de la cinématographie, puis dans ses fonctions actuelles, il s'est toujours attaché à défendre une haute conception du cinéma: une conception respectueuse du pluralisme, des créateurs et des artistes. Il l'a fait avec une élégance et une indépendance que chacun lui reconnaît. Je suis convaincu qu'à la tête de la Cinéfondation, destinée à promouvoir les jeunes talents de demain, vous continuerez, Monsieur le Président, à aider le cinéma comme vous le faites depuis si longtemps. Vous partez en vous étant assuré de votre succession, puisque Gilles JACOB prendra votre place. Nul ne pouvait le faire mieux que lui qui, depuis plus de vingt ans, avec énergie, intelligence et talent, a su maintenir par tous les temps l'image, la place et le rayonnement du Festival de Cannes. Ce Festival international n'est pas seulement un atout essentiel du cinéma français. Il est aussi une chance pour tout le cinéma. Et c'est pourquoi, avant même de faire écho aux thèmes de votre colloque, je veux souligner combien le rendez-vous annuel de Cannes contribue a inscrire le cinéma au cur de son temps.
Ce rapport du cinéma au temps, le Festival de Cannes l'illustre à sa manière, souvent ambivalente.
Dès l'origine, celui-ci est apparu à la fois hors du monde et marqué par lui: chacun a en mémoire l'arrivée de Louis LUMIERE en septembre 1939 en gare de Cannes, en provenance de La Ciotat où il résidait -comme une mise en abyme de son film fondateur. La première édition du Festival aurait dû commencer au moment même où l'Europe vacillait. Elle connut une seule soirée de projection où les spectateurs purent admirer Charles LAUGHTON dans le rôle de Quasimodo. Et puis, la guerre passée, le Festival devint, dès 1946, le rendez-vous du cinéma mondial.
Rien ne put l'arrêter, sinon le manque d'argent qui le fit suspendre en 1948 et en 1950. Ni les événements qui secouèrent le monde, telles les crises de la guerre froide, ni les soubresauts qui agitèrent la France, tel mai 1968, ni les querelles qui ébranlèrent le cinéma ne le menacèrent vraiment -même si elles le traversèrent.
Le Festival a toujours su se réapproprier très habilement les querelles qui lui étaient faites, et -mieux encore- s'associer le concours de ceux qui le dénonçaient. François TRUFFAUT raconte ainsi que, critique de cinéma, il protesta violemment en 1958 contre -je le cite- le "racisme" des organisateurs du Festival de Cannes: il avait constaté que les corbeilles de fleurs disposées alors devant l'écran pour lui donner un air de fête, si elles étaient du meilleur effet pour les spectateurs officiels du balcon, empêchaient les vrais amateurs de cinéma, installés aux premiers rangs d'orchestre, de lire les sous-titres des films étrangers. Mais, dès 1959, François TRUFFAUT revint à Cannes, cette fois installé au balcon, pour la projection des Quatre cents coups. Il put enfin apprécier sans réserve, confie-t-il, le bel effet des corbeilles disposées devant l'écran.
Pourtant, le Festival ne fut étranger à rien de ce qui marqua le monde. Sa création s'explique pour une large part par la volonté de son fondateur, Philippe Erlanger, de créer un espace de liberté face à ce qu'il avait vu en 1938 à Venise: le prix du Film olympique, voulu par Goebbels, venu récompenser Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl; le grand prix décerné sous la pression de Mussolini à un film supervisé par le Duce lui-même. Le Festival fut interrompu, nous l'avons dit, par la guerre entre 1939 et 1945. Après la guerre, il s'est attaché à présenter dans des conditions politiques et diplomatiques délicates des films en provenance des pays de l'Est. Il fut marqué bien sûr par des prudences qui conduisirent le gouvernement de notre pays à obtenir, en application du règlement qui imposait de ne pas projeter de films qui "pourraient offenser des nations amies", le retrait de la compétition en 1956 de Nuit et brouillard et la projection hors compétition en 1959 de Hiroshima mon amour! Il fut très fortement secoué par Mai 1968, au point de voir la compétition interrompue et la contestation se déchaîner dans la salle. Aujourd'hui encore, il peut être critiqué par ceux qui lui reprochent d'être devenu trop commercial, ou par ceux qui -à l'inverse- lui font grief d'être trop éloigné des goûts du public.
On le voit, le Festival de Cannes -malgré ce qu'il comporte d'artifice- n'a jamais ignoré le monde extérieur. Il a toujours su l'assimiler, à sa manière, parce qu'il est centré autour d'un sujet, d'un art, le cinéma, qui, en prise directe avec le monde, témoin de son mouvement, est l'art même de la vie. Amoureux du cinéma qui n'étais jamais venu ici, je puis témoigner que Cannes réussit en tous cas à nous donner envie d'aller voir les films. Cette manière de susciter le désir est probablement sa plus belle réussite. Le Festival est aussi capable d'organiser de grandes manifestations comme celle qui vous a rassemblés hier et aujourd'hui pour discuter du rôle et de l'avenir du cinéma.
Hors du temps et pourtant au cur du monde, inscrit dans son époque et cependant appelé à durer bien au-delà, marqué par les contraintes techniques, matérielles et humaines d'un moment et néanmoins voué à les transcender, tel apparaît le cinéma.
Le cinéma connaît aujourd'hui de profondes transformations. Sur le plan économique, les coûts croissants liés au tournage et à la distribution des films créent les conditions d'une concentration industrielle qui rendent de plus en plus délicat l'exercice indépendant de la profession. Du point de vue des techniques, la numérisation de l'image conduit à envisager de très importantes modifications dans les conditions de tournage mais aussi de projection des films. Devenus dématérialisés, ceux-ci cesseront d'être symbolisés par la bobine: la caméra et le projecteur changeront de nature. D'ores et déjà, les possibilités liées aux effets spéciaux se sont démultipliées, rendant ceux-ci particulièrement spectaculaires, sinon toujours esthétiques.
Quelle est, dans ces conditions, l'avenir du cinéma? On pourrait même se demander, de façon inquiétante: le cinéma a-t-il un avenir?
Cette question s'est déjà posée à plusieurs reprises dans son histoire. Au moment du passage du muet au parlant, tout d'abord: c'est ainsi que les critiques de l'époque considéraient qu'il fallait s'opposer de toutes ses forces à "la naissance d'un pareil monstre". Puis lors du passage du noir-et-blanc à la couleur. Chaque fois le cinéma s'est interrogé sur son devenir face à ces mutations techniques. Et sans doute avait-il de bonnes raisons de le faire, tant il est vrai que ces mutations changèrent la nature de l'art: le cinéma avait commencé par dire, avec la seule expression des visages, les sentiments de l'humanité. Fritz LANG avec Metropolis, Eisenstein avec Le Cuirassé Potemkine, Abel GANCE avec La Roue, avaient porté à son apogée un art qui donnait à voir sans donner à entendre, un langage propre qui connut alors son crépuscule. Le cinéma a fait ensuite toute sa place à la voix et au dialogue. Il a su atténuer le jeu des acteurs pour éviter un contraste excessif entre l'expression du visage et celle de la voix. Sans doute une certaine magie est-elle partie avec la fin du cinéma muet. Mais le cinéma parlant ne s'est jamais réduit à du théâtre filmé, comme le craignaient ses détracteurs. Comme l'a bien vu André MALRAUX dans son Esquisse d'une psychologie du cinéma, le cinéma moderne est né, non de la possibilité de donner la parole aux personnages du muet, mais des possibilités d'expression conjuguées de l'image et du son.
Alors qu'il s'était construit, tout comme la photographie, sur le jeu des lumières et des contrastes avec le seul noir et blanc, le cinéma a été conduit à travailler la couleur. A chaque étape, il a su s'adapter, se transformer et en même temps rester, au sens plein du terme, un art.
Pourtant, dans l'inquiétude qu'expriment les textes suscités par ce colloque et les échanges noués au cours de ces deux journées, chacun sent que la question qui traverse le cinéma aujourd'hui va au-delà des aspects techniques. La question de l'avenir du cinéma est celle de savoir comment préserver et épanouir une certaine manière de faire du cinéma, une certaine manière de le penser et de le faire vivre, une certaine manière de le regarder. Cette interrogation, je la ressens. Car le cinéma, ce sont pour moi des sensations et des souvenirs: ceux des salles du Quartier Latin où étaient projetés aussi bien des "films noirs" américains que ceux de la "Nouvelle Vague", ceux d'un cinéma européen incroyablement riche et foisonnant -je pense en particulier à la place du cinéma italien avec des films bouleversants comme L'avventura ou La dolce vita-, à ceux d'un cinéma japonais, avec les oeuvres subtiles ou puissantes de Mizoguchi, Ozu ou Kurozawa. Pour beaucoup d'élèves et d'étudiants, ce sont aussi les souvenirs des ciné-clubs, fondés en janvier 1920 par Louis DELLUC mais dont l'essor se produisit après-guerre: ce réseau qui irriguait les lycées et les universités, les maisons de la culture, les foyers de jeunes travailleurs, les clubs du troisième âge, grâce auquel se formait un public averti et amoureux du cinéma.
A l'heure de la télévision par satellite, du paiement à la séance et demain du cinéma sur internet, quel est l'avenir de ce cinéma, que nous avons tant aimé? Les habitudes ont changé. On dit que le jeune public n'aime pas le noir et blanc, lit difficilement les sous-titres et souvent ne sort au cinéma que pour voir les films les plus spectaculaires.
L'avenir du cinéma va sans doute s'inscrire dans la tension qui le parcourt depuis -ou presque- son apparition: la tension entre la création et l'industrie.
Jean RENOIR écrivait: "L'histoire du cinéma, et surtout du cinéma français pendant ce dernier demi-siècle, est placée sous le signe de la lutte de l'auteur contre l'industrie". "Je suis fier, ajoutait-il, d'avoir participé à cette lutte victorieuse. De nos jours, on reconnaît qu'un film est l'uvre d'un auteur tout comme un roman ou un tableau". Même si le cinéma est un art, même si beaucoup de ceux qui le font vivre -réalisateurs, acteurs et techniciens- sont des artistes, cette affirmation doit néanmoins être nuancée, puisqu'il est ainsi certain qu'il n'existerait pas de cinéma sans industrie. Dès l'origine, la création de l'uvre, son tournage, sa distribution, sa diffusion nécessitèrent des fonds que seules des entreprises pouvaient mobiliser. Très vite, s'est bâti à Hollywood un réseau de producteurs pour qui le souci de la rentabilité de l'uvre était essentiel. Chacun sait l'influence que ces hommes d'entreprise eurent sur le cinéma américain: en 1940, c'est David O. SELZNICK qui monta sur scène chercher l'Oscar décerné à Rébecca et non Alfred Hitchcock -qui en conçut d'ailleurs, dit-on, du dépit.
Le succès d'Hollywood a certainement tenu à cette puissance industrielle; il ne tient certainement pas qu'à cela. L'Amérique des studios a su faire de grands films publics: Autant en emporte le Vent, Le Magicien d'Oz ou, plus près de nous, 2001, l'Odyssée de l'Espace ou Le Parrain auront profondément marqué notre mémoire cinématographique, même si ce sont d'autres films que j'ai le plus aimés. Le succès récent de Titanic souligne la capacité caractéristique du cinéma américain à raconter des histoires, à émouvoir, à impressionner le public, à susciter son identification à des figures héroïques. Lequel d'entre nos enfants n'a pas été sensible, comme nous, à la magie des dessins animés de Walt DISNEY? Les studios américains n'ont cessé de marquer l'histoire du cinéma. Leur capacité à rassembler dans les salles, partout dans le monde, un public qui partage les mêmes émotions est remarquable sans doute, même si nous savons bien que le grand cinéma n'est pas seulement le "grand spectacle".
Nous devons donc être lucides sur les raisons de la puissance cinématographique des Etats-Unis. Cette force des Américains doit nous conduire à surmonter nos propres faiblesses.
Dans la tension entre création et industrie, la télévision a contribué à changer la donne. Elle a provoqué l'abandon des salles par de nombreux spectateurs devenus téléspectateurs, appauvrissant ainsi considérablement le milieu dans lequel le cinéma s'était développé. Et pourtant, quel que soit le talent de leurs auteurs, les uvres de fiction pour la télévision ne sont pas exactement comparables aux oeuvres cinématographiques. Et quelles que soient les facilités qu'il offre, le petit écran ne peut pas remplacer la magie de la salle.
La France est sensible à ces évolutions, peut-être plus que d'autres. La France est un pays qui aime le cinéma, qui le célèbre et s'efforce de l'aider, aussi. Un pays rare, dont on pourrait dire qu'il compte soixante millions de spécialistes de science politique et soixante millions de critiques de cinéma... Et cela pour des raisons qui tiennent à son histoire, à l'histoire de son cinéma, aux passions et aux débats qu'il suscita: songeons à la violence des controverses qu'entraîna la "Nouvelle Vague". Peut-être aussi parce que son cinéma s'est inscrit dans les débats du temps, suscitant l'intérêt des milieux intellectuels, la France porte une certaine conception du cinéma -une conception exigeante-, la France se sent responsable -votre colloque en témoigne- de l'avenir du cinéma et pas seulement de l'avenir de son cinéma.
Ce souci n'a jamais consisté à nier la dimension industrielle du cinéma, mais à concevoir celui-ci dans une tension féconde entre l'industriel et l'auteur -et à donner, en fin de compte, le dernier mot à l'auteur, ce que le droit anglo-saxon appelle le "final cut". Il ne doit pas s'agir de mener un combat contre l'industrie, mais de régler justement le rapport entre la création et l'industrie.
D'ailleurs, la France a tenté elle-même, dès l'origine, autour de Pathé et Gaumont, de construire une industrie cinématographique digne de ce nom. Aujourd'hui encore, face à la toute puissance des "majors" d'Hollywood, il nous paraît clair qu'une réponse efficace passe par la constitution de groupes cinématographiques de taille européenne, capables de rivaliser avec l'industrie américaine, de peser sur le marché des droits et d'exporter les oeuvres européennes. Car si le cinéma est devenu un patrimoine, il n'est pas que cela. S'il est l'art dominant de notre époque, il est aussi un secteur d'activité à part entière, une industrie où s'affrontent des entreprises, dans un marché où la concurrence est rude.
En France, depuis plus de cinquante ans, les pouvoirs publics soutiennent le cinéma, par l'intermédiaire du Centre national de la cinématographie. Certains mécanismes permettent d'aider et d'encourager la création -compte de soutien, avance sur recettes. C'est un atout de notre système que de permettre aux auteurs de tenter des expériences cinématographiques. Les grands cinéastes français ont tous pu se permettre certains échecs, certains passages à vide et continuer néanmoins à tourner. Comme l'a écrit Serge DANEY: "c'est l'existence d'une certaine réversibilité de l'art et du commerce, de certaines passerelles aménagées par le pouvoir (avances sur recettes...) qui a permis à Paris de rester une sorte de capitale de la conscience cinéphilique mondiale". D'autres dispositifs améliorent les conditions de distribution des films, aident le maintien d'un réseau diversifié de salles qui, à côté des "gros films" permettent aussi au cinéma indépendant d'exister et d'être vu.
Cet enjeu reste plus que jamais essentiel. La diffusion peut tuer la création. François TRUFFAUT constatait dès 1979 la difficulté qu'il y avait à distribuer les films: "la situation des films, écrivait-il, ressemble de plus en plus à celle des livres. Il n'est pas bien difficile de faire publier un livre. Le difficile c'est d'arriver à ce que le livre figure dans la vitrine du libraire et de le faire acheter et lire. C'est la même chose pour le cinéma. On fait de plus en plus de bons films, mais leur sort n'est pas celui qu'ils méritent". A travers ces mécanismes, il revient donc à l'état de corriger les tendances lourdes du marché pour garantir l'existence d'un cinéma d'auteurs varié et diversifié.
On connaît les critiques qui ont pu être portées contre ce système d'aides: il ferait naître des risques de surfinancement du secteur, contribuerait à l'inflation des coûts, diminuerait considérablement la prise de risque par le producteur au point de lui rendre le succès en salle indifférent. Certaines de ces critiques sont peut-être justifiées pour une part. Aucun des mécanismes mis en place progressivement n'est une fin en soi. Ils doivent constamment être évalués à l'aune d'une vraie question: remplissent-ils les objectifs pour lesquels ils ont été mis en place, à savoir permettre la production et la distribution d'une véritable variété de films? Permettent-ils vraiment de garantir et d'assurer la liberté des créateurs? Il faut donc savoir les faire évoluer. Mais l'objectif reste le même: garantir les conditions de l'essor d'un cinéma fort et divers.
Je suis convaincu que la France peut être fière -que les artistes et les producteurs français peuvent être fiers- d'avoir maintenu une production cinématographique abondante, au sein de laquelle on trouve des oeuvres d'une rare qualité. Il ne peut exister de cinéma national si ne sont pas réunies les conditions d'un véritable terreau où auteurs, techniciens, scénaristes et acteurs puisent leur inspiration, s'il n'y a pas ce que vous avez appelé un "milieu biologique" permettant une osmose entre création et société. Sans doute, parmi les 150 films environ produits chaque année en France, un grand nombre ne connaissent ni succès critique, ni succès public. Mais il est probable que le maintien de ce niveau de production est la condition nécessaire à l'émergence de nouveaux talents. De même, le cinéma national sera d'autant plus vivant, créatif et prospère qu'il s'enracinera dans un public de cinéphiles -et d'abord de jeunes cinéphiles. Nous devons apprendre à la jeunesse l'amour du cinéma. C'est pourquoi j'ai demandé à Jack LANG, ministre de l'Education nationale, de réfléchir à un plan qui offrirait à l'ensemble des collégiens et lycéens français la chance d'une véritable éducation cinématographique.
Si le cinéma a perdu une part de son innocence, il conserve ses pionniers. Je me réjouis de voir émerger aujourd'hui en France une jeune génération de cinéastes -dont certains sont présents ici- qui poursuivent, avec beaucoup de talent et de finesse, l'uvre de création. Signe d'évolution et de maturité, les femmes réalisatrices tiennent une place importante dans cette nouvelle génération. Ce cinéma d'auteurs, en cela fidèle à l'héritage de la "Nouvelle Vague", traduit sans fard la réalité d'un monde souvent difficile, mais fait également sa place à l'amitié et à la solidarité.
Mesdames et Messieurs,
Si nous nous battons pour une industrie du cinéma forte en France, ce n'est pas pour le seul cinéma français. Nous le faisons pour tous les autres pays, pour tous les autres cinémas, pour le cinéma.
Depuis plusieurs années, les gouvernements français successifs se sont engagés pour défendre dans les enceintes internationales l'idée selon laquelle la culture n'était pas simplement une marchandise. Au début, nous avions placé ce combat sous la bannière de "l'exception culturelle". Dans notre esprit, ce terme signifiait que l'art et la culture ne peuvent pas être traités dans les négociations marchandes internationales comme le sont des produits.
Cette "exception" est indispensable. En effet, dans de nombreux pays où existait jadis une riche cinématographie nationale, les circuits de distribution diffusent en masse les produits d'Hollywood, au point que les films nationaux ne représentent plus que vingt, voire dix pour cent de la part de marché. Souvent, le tissu de créateurs locaux a largement disparu. Le cinéma d'auteur de nombreuses nations appartient au passé. Or il est possible de le préserver, et il est souhaitable de le faire revivre. C'est pourquoi il nous faut absolument nous battre pour éviter que le cinéma de demain soit tout entier du côté de l'industrie du divertissement. Voilà pourquoi nous demandions pour le cinéma et l'audiovisuel que soit faite une "exception".
Mais ce mot a parfois été mal compris. Aussi, lors des négociations sur l'AMI puis lors des discussions de Seattle, nous avons tenté de promouvoir celui de "diversité culturelle". Le cinéma offre un parfait exemple de cette diversité: son histoire est celle d'un dialogue perpétuel entre des cultures, entre des auteurs de nationalité différente qui se parlent, échangent, s'enrichissent de leurs talents et de leurs imaginaires. D'ailleurs, bien des cinéastes représentatifs du cinéma français tirent leur inspiration de leur appartenance à d'autres cultures ou d'autres origines. Qu'est-ce qu'un cinéphile sinon celui à qui parle, parfois jusqu'à la passion, partout où il se trouve, aussi bien un film japonais, un long-métrage iranien ou un film français? Le cinéma est universel, parce que le regard qu'il porte sur le monde conserve la même charge d'émotion en tout point du globe. Vous tous, ici, le savez: il y a un public cinéphile mondial.
C'est vous, je crois, Wim WENDERS, qui racontiez avoir découvert avec étonnement l'existence à Osaka d'un fan-club qui vous était consacré. Voilà un écho à la parole de Jean RENOIR à qui ses amis demandaient pourquoi lui, cinéaste si français, était parti vivre en Amérique. "Ma réponse, disait-il, est que l'environnement qui m'a fait ce que je suis , c'est le cinéma. Je suis un citoyen du cinématographe". Jean-Luc GODARD résumait cette situation en insistant sur le fait qu'aller au cinéma, c'était tout simplement éprouver le "sentiment de faire partie du monde de fraternité, de liberté dont le cinéma rendait compte".
Ce combat de la France pour la diversité culturelle n'a de sens que s'il va au-delà du cadre français, que si nous aidons, chaque fois que cela est possible, à l'émergence d'un cinéma indépendant, ancré dans la vie des pays qui l'abritent. La France a aidé, à travers les mécanismes que je rappelais tout à l'heure, de nombreuses cinématographies autour du monde. Je souhaite qu'elle le fasse plus encore. Je profite de la présence à mes côtés de Catherine TASCA, ainsi que du directeur général du Centre national de la cinématographie, pour indiquer que je suivrai avec un intérêt particulier les efforts qui pourront être faits pour renforcer les fonds d'aides aux cinématographies étrangères.
Par-delà sa dimension culturelle, dont je viens de souligner l'importance, la diversité cinématographique est aussi un enjeu pour la démocratie. L'image est le puissant véhicule de valeurs qui peuvent être positives ou négatives. Et ce n'est pas seulement une image que le cinéma projette sur le grand écran: c'est une vision, des visions, de la société. Telle est probablement la seule -mais elle est essentielle- justification de l'intervention de l'état pour protéger la diversité du cinéma.
Votre assemblée donne un écho à la portée de notre action. Vos origines, vos cultures, sont diverses. Mais vous vous battez sur un terrain commun -universel. Et d'abord celui de la défense de l'auteur, de la défense d'un certain cinéma, du refus de voir le grand écran définitivement soumis à l'industrie. Vous me trouverez à vos côtés dans ce combat, tout comme, à l'heure où le développement des technologies numériques et de l'Internet posent de nombreux problèmes en matière de propriété intellectuelle, vous me trouverez à vos côtés pour défendre notre conception du droit d'auteur. Je reste convaincu en effet que le cinéma, comme les autres arts, n'existe que par les talents qui l'animent et le font vivre. Ces talents doivent conserver le droit et le pouvoir de maîtriser leurs oeuvres, de garder, quel que soit leur chemin, un droit de regard sur leur diffusion. Il en va de l'essence même de la création. J'ajouterai enfin que pour nous, Européens, l'enjeu de l'avenir sera aussi dans notre capacité à mettre en place de vraies politiques de coproduction. La sélection à laquelle vous avez procédé, Gilles JACOB, nous permet d'espérer avec confiance et sérénité: rien, ni sur le plan européen, ni sur le plan mondial, n'est perdu. Il nous faut, comme certains d'entre vous ici nous y ont invités, "résister". Nous résisterons.
Mesdames et Messieurs,
Concluant son Esquisse d'une psychologie du cinéma à laquelle je faisais référence tout à l'heure, André MALRAUX analysait la vie du cinéma -du "meilleur cinéma", disait-il- comme consistant à ruser avec le mythe. Pour lui, le cinéma s'adresse aux masses et les masses aiment le mythe. A leur manière, expliquait-il, Le Million de René CLAIR, L'Ange bleu, les films de CHARLOT sont autant de variations autour des mythes que sont la justice, l'aventure ou la sexualité. Grâce au cinéma, les foules reconnaissent ce qu'il y a de meilleur en elles. "Par ailleurs, concluait-il, le cinéma est une industrie".
Vos débats ont souligné l'importance de ce "par ailleurs": la place qu'a prise dans le cinéma la question du financement, les rapports entre cinéma et télévision, les conséquences liées à la concentration des moyens de production et des circuits de distribution, les bouleversements que commence à engendrer l'arrivée du numérique ont été au cur de vos réflexions.
Pourtant, vous avez manifesté votre foi dans le cinéma à venir. Dans la société de l'information, qui transporte sans cesse des signes, le cinéma revendique toute sa place, faite d'imaginaire collectif et de rêve. Il continuera, si nous l'y aidons collectivement, à offrir un espace à la liberté. Il nous revient donc, Mesdames et Messieurs, là où nous sommes -et, croyez-le bien, les pouvoirs publics continueront d'y prendre toute leur part-, de lutter ensemble pour maintenir un équilibre dans cette tension entre industrie et culture qui est la force même du cinéma. Car tous, ici réunis, nous savons que le cinéma, "par ailleurs", est un art.
(Source : http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 12 mai 2000)