Texte intégral
Interview dans "Le Figaro" le 6 décembre :
Q - A Nice, l'Allemagne obtiendra-t-elle un poids plus important que la France au sein de l'Union européenne ?
R - On s'est trop focalisé sur cette question franco-allemande. Il y a aussi des demandes néerlandaise ou espagnole. Je préfère mettre l'accent sur l'aspect global. Les différentes réflexions et discussions n'ont pas permis pour le moment de conclure.
Q - Pourquoi est-il important pour la France de rester à parité avec l'Allemagne, qui a un tiers d'habitants de plus ?
R - Parce que l'Europe moderne s'est construite sur cet accord politique de parité entre la France et l'Allemagne et que le facteur démographique n'a jamais été exclusif. Déjà en 1957, l'Allemagne avait plus de 10 millions d'habitants de plus que la France. En pourcentage, le ratio, après la réunification allemande, n'est pas tellement plus important aujourd'hui. Cette question n'a pas été vraiment posée par l'Allemagne dans la négociation mais est apparue ces dernières semaines dans des articles de la presse allemande.
Q - Avez-vous l'impression d'avoir été pris en traître par une revendication de dernière minute ?
R - Non. Ce n'est pas le cas. Au contraire, à chaque fois que cette question a été abordée au plus haut niveau franco-allemand, la conclusion a été que ce ne serait pas un facteur de blocage. La France et l'Allemagne ont un intérêt commun, encore plus fort, à une repondération substantielle des voix au Conseil des ministres de l'UE pour corriger le déséquilibre actuel qui est au détriment des pays les plus peuplés.
Q - L'Europe moderne peut-elle se construire sur un argumentaire vieux de cinquante ans ?
R - Le pacte politique fondateur franco-allemand reste valable. Cette nécessaire adaptation de droits de vote ne le remet pas en cause. S'agissant de la pondération une solution devra être trouvée dans le respect des groupes de pays.
Q - Vous pensez que l'opinion française n'accepterait pas un décrochage : avec l'Allemagne ?
R - Notre position n'est pas seulement fondée sur une réaction de l'opinion mais aussi sur une logique politique et historique. De toute façon, s'il devait y avoir un décrochage français, cela réveillerait une série de revendications auxquelles nous ne savons pas répondre. A Nice, l'objectif est d'obtenir une repondération substantielle en faveur des grands pays. Je pense que l'Allemagne préférerait, dans l'absolu, un système de double majorité qui lui donnerait un poids clair et net supplémentaire. Mais l'Allemagne a des intérêts globaux par rapport à l'Europe et il me semble que le chancelier Gerhard Schröder et le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer, en tout cas eux personnellement, ont accepté de traiter cette question de façon raisonnable. Il y a une volonté très forte de la part des dirigeants français et allemands pour qu'au bout du compte ce ne soit pas un problème.
Q - La France a souvent été accusée d'arrogance pendant sa présidence ?
R - Je ne vois pas pourquoi. La présidence française a été travailleuse et disponible. Son bilan, en dehors même de la réforme institutionnelle, est considérable : la charte des droits fondamentaux, l'agenda social, l'amélioration du fonctionnement de l'Eurogroupe qui gère notre monnaie commune, l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne, sécurité maritime accrue, lutte contre l'argent sale, programme média plus très important pour le cinéma et l'audiovisuel, programme de mobilité des étudiants et des chercheurs, amélioration des méthodes de travail du Conseil des ministres des Affaires générales, préservation du processus euroméditerranéen, conclusions du partenariat avec la Turquie, politique yougoslave et balkanique, Europe de la défense, sécurité alimentaire, rationalisation et avancée des négociations d'adhésion. Alors même que le bilan complet ne pourra être fait qu'à la fin de l'année.
Q - Alors, pourquoi ces critiques contre la présidence française ?
R - La première explication qui me vient à l'esprit, c'est qu'il y a toujours de la tension avant les Conseils européens importants. En outre, la tension n'atteint pas seulement la présidence, même si celle-ci est un bouc émissaire facile ! Regardez, par exemple, la presse britannique, très agressive à l'égard de Tony Blair. Si, à Nice, nous arrivons, comme je le pense, à un accord à l'arraché, on dira que, finalement, la présidence française a bien géré tout cela.
Q - Pourquoi voulez-vous réduire la taille de la Commission ? Certains gouvernements fonctionnent très bien avec 40 ministres.
R - Cela reste à démontrer ! Je ne crois pas qu'on puisse défendre l'idée que ça marche bien quel que soit le nombre. Si on laisse la Commission s'élargir jusqu'à 34 commissaires ou plus, elle se paralysera. Le problème du nombre n'est pas négligeable. Il n'y a pas 40 fonctions de commissaire. Si on veut que ça reste un organe collégial avec une capacité d'initiative, il faut en limiter le nombre. La solution n'est pas facile à trouver, et d'ailleurs nous ne l'avons pas encore trouvée.
Q - Avez-vous été surpris par les résistances ?
R - J'ai pensé et dit depuis des mois que cette Conférence intergouvernementale allait être très difficile. Après tout, celle de 1996/1997 avait échoué sur ces mêmes questions. Il y a quelques mois, on nous a accusés de manquer de vision. Nous disons : réussissons Nice d'abord. La Conférence intergouvernementale, c'est important, et c'est difficile.
Q - La France va-t-elle être obligée de renoncer à son droit de veto en matière de produits culturels ?
R - Si la France ne bouge pas, ce n'est pas pour embêter les autres. C'est vraiment parce qu'elle ne peut pas bouger. La France préservera sa capacité à avoir une politique culturelle.
Q - Dans le grand marchandage de Nice, allez-vous, en tant que présidence, être obligé de lâcher sur ce point ?
R - Douze pays sur quinze ont des problèmes avec la majorité qualifiée. La présidence démontrera quand même cette capacité à aller de l'avant et à entraîner les autres, sans compromettre ce qui est vital pour nous.
Q - La cohabitation en France réduit-elle notre marge de manuvre à Nice ?
R - Je n'en ai pas l'impression. Je ne suis pas un partisan théorique de la cohabitation. Je peux vous assurer que le Président et le Premier ministre ont arrêté notre position dans la négociation ensemble, parce qu'ils pensent que c'est la bonne et pas par une sorte de jeux de rôle.
Q - Quelle est votre stratégie pour parvenir à un succès à Nice ?
R - Mettre les Quinze devant leurs responsabilités. Chacun, y compris nous, a défendu ses légitimes intérêts nationaux pendant 330 heures de négociation ! Le moment est venu maintenant de les harmoniser par le haut, dans l'intérêt général de l'Union. C'est possible. Nous voulons une Union forte et qui fonctionne. Nous utiliserons pour cela toutes les capacités de proposition et de persuasion de la présidence. Je suis convaincu que les autres dirigeants arrivent à Nice dans ce même esprit constructif.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 décembre 2000)
Entretien avec les radios et télévisions le 7 décembre :
Q - A partir de demain après-midi, quelle est la méthode de la Présidence française pour progresser ? Est-ce qu'on discute thème par thème, est ce qu'on associe les ministres et les experts ? Quelle est la méthode pour progresser rapidement et aller jusqu'à samedi pour un accord ?
R - D'abord, au cours de cette première journée de jeudi, les choses ont été un peu plus vite que prévu puisque dès cet après-midi de jeudi nous avons réussi à traiter tous les sujets économiques, sociaux, de l'Europe des citoyens, la Charte, qui avaient été prévus initialement pour cet après-midi mais également le vendredi matin. Donc nous allons consacrer le vendredi matin à la lecture des conclusions de cette première partie du Conseil européen, ce qui veut dire que la discussion et la négociation proprement dites sur les quatre sujets de la réforme vont pouvoir commencer dès, sans doute, la fin de la matinée. En plus, cela a été préparé à un niveau très politique et très personnel par les chefs d'Etat et de gouvernement au cours du dîner de jeudi soir. Donc les choses vont vite pour le moment.
Alors en terme de méthode, je pense que le président de la République va résumer chaque difficulté concernant chacun des quatre points de la conférence intergouvernementale en demandant à chacun de ne pas ré-expliquer des positions qui sont archi-connues. On ne va pas faire des tours de table. Puis on va se concentrer à chaque fois sur les problèmes, en vérifiant si tel ou tel pays qui a un problème peut bouger, dans quel contexte, par rapport à quel mouvement fait par les autres. Ils pousseront la séance plénière le plus loin possible et, lorsqu'ils verront qu'il faut progresser autrement, peut être suspendront-ils les séances plénières pour qu'on commence à travailler par petits groupes ou par ce que l'on appelle dans les conseils les "techniques de confessionnal", c'est-à-dire quand la présidence en exercice voit chaque pays, l'un après l'autre. Pendant ce temps là, les ministres peuvent aller de l'un à l'autre, tester des formules, imaginer des solutions. Après, je ne peux pas vous dire car la méthode sera adaptée en fonction de l'évolution de la négociation.
Q - Est-ce qu'il y a comme dans d'autres conférences des discussions entre experts, c'est à dire à part, pour travailler déjà sur un projet ?
R - D'abord les experts de la mécanique communautaire, que ce soit les représentants à Bruxelles et puis les collaborateurs spécialisés du président de la République ou du Premier ministre, les miens et ceux de Pierre Moscovici, ont énormément travaillé ces derniers temps. Nous avons un projet de traité avec beaucoup d'articles déjà rédigés. Ceux qui sont encore en blanc sont ceux sur lesquels l'accord n'interviendra qu'à la fin. Le plus difficile, c'est la question de la Commission ou de la repondération. Sur ces sujets, les experts ont plusieurs formules à l'esprit. Ils peuvent les mettre dans la discussion en quelques minutes en réalité. Encore faut-il qu'un minimum de consensus se soit formé autour d'une des options pour qu'on puisse en parler utilement. Tout est prêt.
Q - Il y a ce que l'on appelle l'arrêt des pendules, c'est à dire que si samedi à midi aucun accord n'est trouvé, on continue malgré tout jusqu'à ce que l'on puisse obtenir quelques choses de substantiels. Cela veut dire quoi ?
R - On a dit les choses calmement à l'avance. On a expliqué qu'il y avait un ordre du jour particulièrement lourd. C'est pour ça qu'il y a eu, au début, une sorte de premier Conseil européen avec les conclusions de la première partie pour que les chefs d'Etat et de gouvernement et les ministres aient l'esprit tout à fait libre pour se concentrer sur la CIG.
Après, on avait prévu que cela puisse se terminer samedi midi, si tout était facilement résolu, mais c'est peu probable, tout est bien compliqué. Donc on a prévu d'aller jusqu'au dimanche. On l'a annoncé précisément pour bien montrer que si cela se produit ce n'est pas tragique. Naturellement si on peut terminer plus tôt c'est encore mieux. Donc, pas la peine de faire des spéculations. On verra bien. On terminera dès qu'on aura réglé tous ces problèmes et trouvé la bonne solution à laquelle nous travaillons. Le plus tôt sera le mieux mais nous sommes prêts à ce que ce soit un peu long si c'est indispensable.
Q - Mais à partir de quel moment peut-on dire "ce n'est pas la peine de continuer". Est-ce qu'il y a un moment où on se rend compte qu'on arrive pas à s'entendre et qu'il vaut peut être mieux s'arrêter ?
R - On n'en est pas là, on n'est pas dans ce climat. Vous m'interrogez à un moment où la discussion sur la CIG n'a pas commencé. Elle commence avec ce dîner. Et puis la discussion commence demain, vraisemblablement en fin de matinée. Donc on en est pas là, ni dans une hypothèse d'échec.
Q - Quand on parle de ligne rouge, est ce qu'il y un moment où on s'aperçoit qu'elles sont vraiment et totalement infranchissables ?
R - Non, on est là pour réussir, pour aboutir. C'est vrai que les 330 heures de négociations préalables n'ont pas permis de trouver de solution. C'est vrai aussi que dans la tête de tous les dirigeants, les ministres de tous les pays, il y a l'idée que les choses se dénoueront finalement à Nice. On en est là maintenant ; chaque pays a défendu vaillamment ses légitimes intérêts, y compris nous d'ailleurs, ce qui est tout fait naturel.
En même temps, chaque pays est habité par l'impression qu'il y a une sorte d'intérêt général européen et que si nous n'arrivions à trouver une solution à Nice nous en pâtirions tous. L'Europe en serait pénalisée, comme chaque pays du reste. Donc on sent ici cette volonté d'aboutir. Les chefs d'Etat et de gouvernement ne sont pas venus non plus pour répéter simplement des impossibilités. Ils veulent progresser. Pas n'importe comment, pas dans n'importe quelle condition, pas à n'importe quel prix. Ils veulent aussi progresser. C'est plutôt cela que je sens, moi, à l'issue de cette première journée.
Q - Peut-on désormais fixer une date d'adhésion pour les pays candidats ?
R - Il y douze pays candidats, il y a douze négociations. Chaque pays est traité selon ses mérites propres. L'adhésion de chaque pays pose des problèmes particuliers qu'il faut résoudre le mieux possible et le plus vite possible pour que les adhésions aient lieu vite. Et les problèmes d'un pays ne sont pas les problèmes de son voisin. Donc nous ne travaillons pas sur cette idée globale. Et cela, l'Union européenne l'a répété dans chaque Conseil européen important. Nous continuons donc dans cette direction. Simplement, au fur et à mesure que les discussions avancent, nous précisons pour chaque pays la meilleure façon de progresser et d'avancer.
Q - Si en 2003 plusieurs pays sont prêts à adhérer, alors ce sera une bonne adhésion ?
R - Oui mais on ne peut pas le décider à l'avance de façon arbitraire. Si en 2003 plusieurs pays sont prêts en même temps, à ce moment là on constatera qu'ils sont prêts à rentrer et ils entreront en même temps. Mais ce n'est pas une détermination artificielle, à l'avance, pour des raisons de politique abstraites. Cela dépend de la négociation. La négociation, vous savez bien ce que c'est : on demande aux pays candidats de reprendre l'acquis communautaire. C'est à dire des milliers de textes et de règlements. Quand un pays est prêt, qu'il est en mesure de reprendre l'acquis communautaire et de respecter ensuite les règles de l'Union, alors il est prêt à entrer, et il entrera. Si plusieurs sont prêts en même temps, ils entreront en même temps. S'ils ne sont pas prêts en même temps, ils rentreront chacun lorsqu'ils seront prêts. C'est aussi simple que cela.
Q - La route de l'adhésion est-elle aujourd'hui ouverte pour la Turquie ?
R - Je suis très heureux que nous ayons réussi à trouver, pour ce qui concerne le partenariat d'adhésion pour la Turquie, une formulation qui est conforme à nos décisions d'Helsinki, qui a pu satisfaire les Quinze et qui a pu satisfaire la Turquie.
C'était un travail assez délicat et je suis heureux que nous ayons réussi à le mener à bien grâce à un bon esprit de travail au sein de l'Europe et notamment à l'attitude très positive de M. Papandréou et grâce aussi à l'attitude très coopérative et tournée vers l'Europe de M. Cem. J'espère que nous allons pouvoir maintenant utiliser cet instrument pour travailler au mieux les relations entre l'Union européenne et la Turquie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 décembre 2000)
Entretien avec TF1 le 11 décembre :
Q - On est là pour parler de Nice. Aussi bien Lionel Jospin que Jacques Chirac répétaient beaucoup, avant ce Sommet de Nice : "mieux vaut pas d'accord qu'un accord au rabais". On y est sur l'accord au rabais.
R - Je ne le crois pas. Je crois que c'est une réussite que les Quinze aient pu se mettre d'accord. Il y a quatre ans, les Quinze avaient échoué dans une réforme institutionnelle de ce type. C'est-à-dire que pour que l'Europe fonctionne mieux et qu'elle puisse continuer à marcher même quand elle sera élargie. Nous sommes quinze aujourd'hui, un jour nous serons vingt-sept ou plus. Donc, il y a quatre ans, ils ont essayé, ils n'ont pas réussi. Ils ne se sont pas mis d'accord parce que c'est extrêmement compliqué pour chaque pays de faire des concessions qui au total s'équilibrent. Cette fois-ci, cela a été très dur, laborieux, long mais on a réussi. Les Quinze ont réussi, ce n'est pas la présidence. Les Quinze se sont mis d'accord et ils se sont dit : "finalement, avec ce paquet de mesures, on peut y aller, on va fonctionner mieux et on va pouvoir accueillir de nouveaux membres."
Q - Vous avez bien entendu la critique qui est revenue, lancinante, toute la journée : manque de souffle, manque d'ambition. On a l'impression qu'on a essayé de ne pas froisser les egos et les amours-propres des uns des autres.
R - Il y a des pays qui trouvent qu'on a été trop loin. Dans certains pays, par exemple, Tony Blair est très attaqué en Grande-Bretagne parce qu'il est censé avoir été beaucoup trop loin, avoir fait trop de concessions. D'autres trouvent qu'il fallait aller plus loin, c'est cela une négociation. Il y a ceux qui veulent plus, qui voulaient plus, ceux qui voulaient moins, la négociation se fait au milieu.
Q - Gerhard Schröder, lui, a l'air d'être content de cette affaire, c'est lui qui a gagné?
R - Non, ce n'est pas un match. Ce n'est pas un match de Schröder contre d'autres et ce n'est évidemment pas un match franco-allemand, ce n'est pas une réunion bilatérale franco-allemande, c'est une réunion à quinze. A un moment donné, il faut que les concessions s'équilibrent. Il y des points sur lesquels l'Allemagne a fait des concessions, d'autres pas, cela dépend, c'est le cas de tous les pays, y compris la France.
Q - On parle souvent de l'attelage franco-allemand et le chancelier allemand a dit assez clairement "nous avons essayé de ne pas rentrer en conflit avec la France, donc on voit bien que...
R - C'est la preuve d'un bon état d'esprit.
Q - Et vous, avez-vous été obligé d'accepter un certain nombre de concessions à son égard ?
R- Non, pas à cet égard, chaque pays en a fait, la France par rapport à l'Allemagne, chacun des quinze. Ce qui a été accepté par rapport à l'Allemagne, par exemple le fait que l'Allemagne ait plus de parlementaires européens parce que c'est le pays le plus peuplé, est accepté par les quatorze autres. Ce n'est pas la France par rapport à l'Allemagne. Ce qui est important, c'est de savoir si cela va fonctionner mieux donc moi, je dis simplement cela va fonctionner mieux. En tant que France, nous avions des ambitions plus grandes, on l'avait dit. En tant que présidence, on ne peut pas se substituer aux autres. Ce n'est pas une présidence despotique, la présidence tournante de l'Europe. Ce n'est pas une tyrannie, comme à Rome autrefois. Au contraire, la présidence doit essayer de faire émerger le consensus entre les Quinze, alors il faut aller assez loin et on a jugé collectivement qu'on avait les améliorations dont on avait besoin pour avancer.
Q - Alors, vous dites cela n'a pas été un match franco-allemand. Est-ce que cela a été un match des gros et des petits ? Les petits l'ont vécu comme cela et est-ce qu'au fond les gros s'en tirent mieux ?
R- Non, cela dépend des gros, cela dépend des petits, cela dépend des sujets. Il y a tellement de sujets dans cette négociation, je ne vais pas entrer dans le détail, il y a trop de détails techniques. Il y a eu tellement de sujets qu'il y avait finalement toutes les différences possibles : des sujets sur lesquels tout le monde était d'accord tout de suite, des sujets sur lesquels personne n'était d'accord, on a pas pu avancer, et énormément de sujets où on a avancé. Mais parfois, il y a un gros, trois moyens, deux petits, il n'y a pas de clivage comme cela.
Q - Mais au fond, pourquoi ne pas favoriser les pays fondateurs, ceux qui ont voulu déjà depuis 1958, les Six, qui ont voulu vraiment l'Europe ?
R - Si je vous amène dans la salle du Conseil européen et que vous allez dire : "on va favoriser les pays fondateurs", vous allez avoir une fronde de tous les autres : "et non c'est pas juste. On est entré, on doit être sur un pied d'égalité". Cela va choquer autant que si on dit c'est la dictature des gros ou bien de la majorité des petits contre les gros. Aucune de ces formules ne marche automatiquement sinon on aurait trouvé depuis longtemps. Donc pour arriver à des réformes qui permettent à l'Union européenne de fonctionner mieux, plus aisément puis d'accueillir de nouveaux membres quand ils seront prêts, il fallait discuter.
Vous savez qu'on a négocié 330 heures avant d'arriver à Nice. Donc on avait exploré toutes les formules possibles. Il manquait l'acte politique final qui était de savoir quelles étaient les concessions que faisait chaque pays au bout du compte. Chaque pays a dû soit lâcher quelque chose soit renoncer à un objectif.
Q - Juste pour revenir sur les pays historiques, à quoi sert d'avancer à qui mieux-mieux l'Europe jusqu'à englober entièrement tous ses pays membres pour finalement arriver avec des gens qui viennent chez vous, viennent chez nous dans l'Europe avec des pieds de plomb, qui viennent presque en reculant, je fais allusion par exemple aux Anglais ou aux Suédois qui vous ont pas mal ennuyé tout au long de ces négociations. Cela sert à quoi de les avoir avec soi ?
R - Les Britanniques sont entrés il y a longtemps, c'était à l'époque du président Pompidou.
Q - Mais on sent qu'ils sont toujours sur le reculoir ?
R- Non, ils ont une conception de l'Europe qui n'est pas forcément celle des autres. Ils sont membres de l'Union européenne à part entière. Ils ont été reconnus comme tels et dans le débat européen ils défendent leur conception et chacun d'entre nous défend ses conceptions. Par exemple, la France qui a fait beaucoup de compromis, qui a été très constructive dans cette négociation, sur certains points, a dit : "je ne veux pas bouger", par exemple nous avons protégé notre politique culturelle parce qu'on sait très bien que si on la décide à la majorité qualifiée, compte tenu de ce que pensent les autres cinq ans on a plus de politique culturelle. Ce n'est pas qu'on ait changé d'état d'esprit, on est toujours aussi européens mais on ne souhaite pas bouger sur tel point. D'autres n'ont pas pu bouger sur tel ou tel autre. Le fait que Tony Blair n'ait pas pu bouger, par exemple sur la fiscalité ne veut pas dire que globalement il soit un mauvais européen. C'est d'ailleurs avec lui qu'on a inventé la défense européenne ces deux dernières années. Il y a de nombreux sujets différents.
Q - Qu'est-ce qui pour vous était non négociable, pour vous, Français. Je ne parle pas de présidence française, de présidence européenne mais pour la France ?
R- Pour la France, il y avait ce que je viens de vous citer. Nous ne voulions pas...
Q - L'exception culturelle
R - Vous savez on vote soit à l'unanimité, soit à la majorité qualifiée donc à la majorité qualifiée on peut être mis en minorité. Il y a des domaines qui sont trop vitaux pour nous, trop essentiels pour ce qu'est la société française et son équilibre pour qu'on puisse accepter cela, compte tenu du fait que la plupart des autres ont des conceptions différentes, parfois beaucoup plus ultralibérales. Donc il y avait la politique culturelle, il y avait la santé, il y avait l'éducation par exemple. Il y a déjà 80 % des sujets qui sont décidés selon le mode de la majorité qualifiée, on a pu faire passer une trentaine d'articles de plus dans la majorité qualifiée. Donc on a avancé, simplement on n'a pas avancé autant que ce que pourrait dire tel ou tel parlementaire européen très maximaliste mais on a avancé plus que ce que pourrait souhaiter un parlementaire britannique très partisan du statu quo. C'est cela la dynamique d'une négociation.
Q - Je relisais quand même les discours de Jacques Chirac à Berlin il y a six mois et celui de Joschka Fischer, votre homologue allemand. Il y avait quand même du souffle, un désir d'une voie nouvelle et là on a l'impression qu'il y a eu des comptes d'apothicaire assez bureaucratiques finalement à Nice.
R - Vous trouvez qu'on a tort de défendre la politique culturelle française ?
Q - Cet exemple mis à part ?
R - Pour chaque pays il y a d'autres exemples comme cela qui sont essentiels. Par exemple l'Allemagne a absolument refusé qu'on vote à la majorité qualifiée sur le droit d'asile et sur l'immigration et la libre circulation parce qu'elle n'a pas envie de perdre tout contrôle sur ce qui va se passer par rapport à cela. Donc il y a des points fixes. Mais il y a deux choses différentes : il y a eu au printemps dernier beaucoup de discours, dix à douze en Europe, sur ce que pourrait être l'Europe à long terme. Est-ce qu'elle doit devenir presque fédérale, est-ce qu'elle doit être une sorte de confédération ou autre chose ? Beaucoup de propositions vont se développer et il y en aura de plus en plus.
Q - Et après on est revenu sur terre et on discute ?
R - Mais tous ceux qui ont fait des discours comme cela ont dit : "on parie sur le long terme mais dans l'immédiat il faut réussir Nice". Si on avait fait des grands discours sur l'avenir et qu'on avait échoué à Nice, comme il y a eu un échec à Amsterdam, c'était "Perrette et le pot au lait". Donc il fallait reprendre les choses par le début, avoir une percée à Nice, nous l'avons eue et nous pouvons donc maintenant à la fois accueillir les nouveaux candidats quand ils seront capables de respecter nos règles et d'autre part préparer ce débat sur ce que nous voulons pour l'avenir à long terme. Mais il fallait avoir réglé des problèmes qui étaient en suspens depuis quatre ans à Amsterdam et qui n'étaient pas réglés. Je pense que c'était le meilleur résultat qu'on puisse obtenir, compte tenu de ce que sont les Européens dans la réalité d'aujourd'hui.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 décembre 2000)
Interview à Radio France internationale le 12 décembre :
Q - Monsieur le Ministre bonjour. Le pragmatisme l'a-t-il emporté sur l'ambition ? Quelle appréciation politique portez-vous sur les jugements plutôt critiques concernant les résultats du Sommet de Nice ?
R - D'abord les jugements ne sont pas partout critiques puisque, par exemple, dans l'ensemble des pays candidats, c'est un élan d'enthousiasme sur les résultats de Nice. D'autre part, il faudrait se rappeler qu'il y a quatre ans, quatre ans et demi, les Quinze avaient échoué à trouver une réforme même pragmatique à ce problème institutionnel qui est indispensable. Il faut que l'Europe puisse fonctionner mieux maintenant et après avec les nouvelles adhésions. La grande différence, c'est qu'à Nice, nous avons évité cette impasse, nous avons surmonté le risque de blocage ou d'échec qui était tout à fait réel. C'était une négociation extraordinairement difficile, je rappelle qu'il y avait eu 330 heures de négociations avant Nice qui n'avaient déjà pas permis de déboucher vraiment. C'est donc une réussite. Elle va permettre à l'Europe de fonctionner mieux, par exemple parce qu'il y a plus de majorité qualifiée, parce qu'il y a ce qu'on appelle les coopérations renforcées, qui permettront à des groupes de pays d'aller plus loin dans certains domaines. Cela permettra d'accueillir les candidats quand ils seront prêts. Tout cela a été obtenu dans le respect de nos intérêts parce qu'un des points importants était que nous ne voulions pas que l'influence des grands pays en général et de la France en particulier soit réduite dans une Europe très élargie à tel point qu'on aurait pu se voir imposer des décisions par une grosse majorité de petits pays représentant une part infime de la population. Il fallait régler ces problèmes en même temps et je pense que nous avons trouvé une bonne réponse à ces problèmes.
Q - Néanmoins, Monsieur Védrine, comment expliquez-vous le décalage entre votre satisfecit, votre lecture et celui des presses française et européenne unanimement négatives ce matin ?
R - Ce que je vous dis ce n'est pas un cocorico, c'est un satisfecit prudent. Je constate simplement que nous avons réussi là où il y a quatre ans et demi les Quinze avaient échoué. C'est une réussite sur ce plan. Alors, le décalage, cela dépend de son origine. Par exemple, en Grande-Bretagne, on voit l'opposition dire que si elle revient au pouvoir, elle ne ratifiera pas le Traité de Nice parce qu'il va trop loin. C'est un point. Dans différents pays, certains regrettent que leur gouvernement n'ait pas lâché sur tel point ou au contraire admettent des avancées. Les critiques sont très contradictoires. Si on prenait l'ensemble des critiques qui sont faites au traité de Nice, vous ne pouvez certainement pas faire un autre traité à la place. Ni plus ambitieux, ni moins ambitieux. Donc une négociation c'est ça, vous devez tenir compte de ceux qui veulent aller plus loin, moins loin, d'un très grand nombre de sujets et du travail d'une présidence, indépendamment de ce qu'elle souhaite comme pays. Nous, comme pays, nous étions plus ambitieux pour l'Europe. Chacun le sait. La présidence doit obtenir le meilleur accord possible des Quinze. Et c'est ce que nous avons obtenu compte tenu des réalités politiques européennes d'aujourd'hui. Alors, le décalage vient du fait qu'il y a des gens qui ont des idées soit idéalistes soit même utopistes pour l'Europe de demain et ils sont déçus chaque fois qu'il y a une réunion européenne qui ne met pas en place leur plan d'avenir.
Q - Mais néanmoins, Monsieur Védrine, en subordonnant l'ensemble de la discussion à la sauvegarde de la parité avec l'Allemagne, est-ce que la France n'a pas accentué la fracture entre les grands et les petits pays et finalement commis des dégâts diplomatiques durables ?
R - D'abord, ce n'est pas la parité entre la France et l'Allemagne. C'est la parité Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne. Et on a bien tort d'en faire un problème franco-allemand quoi que puissent dire certains articles de la presse allemande. D'autre part, c'est un sujet parmi d'autres. Ce n'est pas du tout le problème qui se posait dans le débat sur l'avenir de la Commission. On a quand même réussi à faire inscrire le principe du plafonnement à vingt-sept. Ce n'est pas du tout le problème qui se posait en matière de majorité qualifiée ; ce n'est pas du tout le problème qui se posait à propos du débat qu'on veut organiser pour après Nice. La focalisation sur le problème franco-allemand tient simplement au fait que nous rappelions qu'historiquement l'accord franco-allemand s'était fait sur ces bases et que le chancelier Adenauer avait dit que cela valait même pour après la réunification. Ce rappel est tout à fait conforme à l'esprit des origines que beaucoup de ceux qui se disent ambitieux invoquent aujourd'hui. Ce n'est pas à cause de cela que l'Allemagne, par exemple, a refusé de passer à la majorité qualifiée sur l'asile, l'immigration, la circulation des personnes. Ce n'est pas pour cela que la Grande-Bretagne et l'Irlande ont refusé de renoncer à l'unanimité sur les questions de fiscalité. Ce n'est pas pour cela que le Portugal, la Suède ou d'autres pays ont refusé de renoncer à leurs commissaires. Cela n'a aucun rapport avec le problème France-Allemagne. Il y a une sorte de disproportion dans les analyses et les commentaires que j'ai lus ou entendus hier et aujourd'hui sur ce sujet.
Q - Néanmoins, Hubert Védrine, est-ce qu'il n'y a pas un grand décalage entre cet apport, somme toute très technique et le manque de souffle, le manque d'ambition qui pourrait être lisible par les citoyens européens? Là, il n'y a pas encore eu une fracture entre l'expertise et la citoyenneté européenne ?
R - Que l'on nous dise comment on fait à la place. Tous ceux qui ont fait des grands discours au printemps sur l'avenir de l'Europe ont tous conclu en disant que l'important c'est de réussir à Nice parce que sinon les grands discours sur l'avenir de l'Europe c'est "Perrette et le pot au lait". Nous avons réussi à trouver une solution là où il n'y en avait pas. Et si on peut commencer aujourd'hui à réfléchir à l'avenir de l'Europe à long terme, c'est parce que nous avons réussi à Nice. Il ne faut pas opposer l'ambition à long terme et la réussite de Nice. Il ne faut pas opposer les calculs prétendument techniques et la grande politique. Le débat des pays et le comportement des différents pays, et de tous les pays, pas seulement un ou deux grands pays, dans la discussion sur la pondération, c'est la question du pouvoir dans l'Europe de demain. Donc il ne faut pas opposer ces différents éléments et il n'y pas dans tout ce que j'ai lu de commentaires sur le thème "il faudrait être plus ambitieux". Je n'ai trouvé nulle part d'idée ou de solutions qui nous auraient permis d'aboutir à quelque chose de mieux. Simplement parce qu'il y a des réalités. On ne va pas dire à tel ou tel pays qui ne veut pas de telle solution : "vous ne faites plus partie de l'Europe". La présidence de l'Europe, c'est une présidence consensuelle, démocratique qui doit animer une dynamique de groupe, qui n'est pas une présidence despotique qui peut trancher contre la position d'un Etat membre souverain. Et comme les réformes des traités sont les plus importantes des décisions, elles se font à l'unanimité. Aucun de ceux qui voulait plus d'ambition n'a fourni de méthode ou de solution miracle pour obtenir un résultat plus important que celui de Nice. A moins que vous n'ayez repérée quelque part cette solution, je serais heureux qu'on me l'indique./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 décembre 2000)
Interview à Radio France internationale le 12 décembre sur la Côte d'Ivoire :
Q - Quelle est votre réaction suite aux élections législatives le 10 décembre en Côte d'Ivoire ?
R - Nous sommes déçus parce que la manière dont se sont déroulées ces élections n'a pas répondu à nos attentes. Il est vrai que les élections se sont déroulées dans le calme, mais après l'invalidation de M. Ouattara, après les conséquences que son parti en a tirées, le fait qu'elles n'ont pas eu lieu partout, tout cela ne rend pas la situation heureuse. Nous sommes en train d'évaluer la situation aujourd'hui, les perspectives politiques possibles quant à notre coopération, qui fait l'objet d'une concertation à quinze.
Q - Mais est-ce que la réintroduction du RDR d'Alassane Ouattara dans le jeu politique ivoirien est une des conditions de la poursuite de la coopération française avec la Côte d'Ivoire ?
R - Je ne parle pas de conditions parce qu'on ne peut pas ramener toute une situation politique à un seul point précis. D'autre part, ce n'est pas forcément toute la coopération qui est en balance parce qu'il y a une grande partie de la coopération dans tous ces pays qui profite directement aux populations et on ne voit pas pourquoi il faudrait - quand nous avons à exprimer un mécontentement ou une distance par rapport à une situation - sanctionner les populations. Nous voudrions que sur place les nouveaux responsables, les juges, mais aussi le président Gbagbo naturellement, trouvent une façon de sortir de cette impasse politique de façon qu'ils répondent à nos attentes légitimes qui, en plus d'attentes démocratiques, sont des attentes amicales. Ils ont commencé à sortir de l'impasse dans lequel ils s'étaient trouvés auparavant. Simplement, ce qui a été fait ne suffit pas./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 décembre 2000)
Q - A Nice, l'Allemagne obtiendra-t-elle un poids plus important que la France au sein de l'Union européenne ?
R - On s'est trop focalisé sur cette question franco-allemande. Il y a aussi des demandes néerlandaise ou espagnole. Je préfère mettre l'accent sur l'aspect global. Les différentes réflexions et discussions n'ont pas permis pour le moment de conclure.
Q - Pourquoi est-il important pour la France de rester à parité avec l'Allemagne, qui a un tiers d'habitants de plus ?
R - Parce que l'Europe moderne s'est construite sur cet accord politique de parité entre la France et l'Allemagne et que le facteur démographique n'a jamais été exclusif. Déjà en 1957, l'Allemagne avait plus de 10 millions d'habitants de plus que la France. En pourcentage, le ratio, après la réunification allemande, n'est pas tellement plus important aujourd'hui. Cette question n'a pas été vraiment posée par l'Allemagne dans la négociation mais est apparue ces dernières semaines dans des articles de la presse allemande.
Q - Avez-vous l'impression d'avoir été pris en traître par une revendication de dernière minute ?
R - Non. Ce n'est pas le cas. Au contraire, à chaque fois que cette question a été abordée au plus haut niveau franco-allemand, la conclusion a été que ce ne serait pas un facteur de blocage. La France et l'Allemagne ont un intérêt commun, encore plus fort, à une repondération substantielle des voix au Conseil des ministres de l'UE pour corriger le déséquilibre actuel qui est au détriment des pays les plus peuplés.
Q - L'Europe moderne peut-elle se construire sur un argumentaire vieux de cinquante ans ?
R - Le pacte politique fondateur franco-allemand reste valable. Cette nécessaire adaptation de droits de vote ne le remet pas en cause. S'agissant de la pondération une solution devra être trouvée dans le respect des groupes de pays.
Q - Vous pensez que l'opinion française n'accepterait pas un décrochage : avec l'Allemagne ?
R - Notre position n'est pas seulement fondée sur une réaction de l'opinion mais aussi sur une logique politique et historique. De toute façon, s'il devait y avoir un décrochage français, cela réveillerait une série de revendications auxquelles nous ne savons pas répondre. A Nice, l'objectif est d'obtenir une repondération substantielle en faveur des grands pays. Je pense que l'Allemagne préférerait, dans l'absolu, un système de double majorité qui lui donnerait un poids clair et net supplémentaire. Mais l'Allemagne a des intérêts globaux par rapport à l'Europe et il me semble que le chancelier Gerhard Schröder et le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer, en tout cas eux personnellement, ont accepté de traiter cette question de façon raisonnable. Il y a une volonté très forte de la part des dirigeants français et allemands pour qu'au bout du compte ce ne soit pas un problème.
Q - La France a souvent été accusée d'arrogance pendant sa présidence ?
R - Je ne vois pas pourquoi. La présidence française a été travailleuse et disponible. Son bilan, en dehors même de la réforme institutionnelle, est considérable : la charte des droits fondamentaux, l'agenda social, l'amélioration du fonctionnement de l'Eurogroupe qui gère notre monnaie commune, l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne, sécurité maritime accrue, lutte contre l'argent sale, programme média plus très important pour le cinéma et l'audiovisuel, programme de mobilité des étudiants et des chercheurs, amélioration des méthodes de travail du Conseil des ministres des Affaires générales, préservation du processus euroméditerranéen, conclusions du partenariat avec la Turquie, politique yougoslave et balkanique, Europe de la défense, sécurité alimentaire, rationalisation et avancée des négociations d'adhésion. Alors même que le bilan complet ne pourra être fait qu'à la fin de l'année.
Q - Alors, pourquoi ces critiques contre la présidence française ?
R - La première explication qui me vient à l'esprit, c'est qu'il y a toujours de la tension avant les Conseils européens importants. En outre, la tension n'atteint pas seulement la présidence, même si celle-ci est un bouc émissaire facile ! Regardez, par exemple, la presse britannique, très agressive à l'égard de Tony Blair. Si, à Nice, nous arrivons, comme je le pense, à un accord à l'arraché, on dira que, finalement, la présidence française a bien géré tout cela.
Q - Pourquoi voulez-vous réduire la taille de la Commission ? Certains gouvernements fonctionnent très bien avec 40 ministres.
R - Cela reste à démontrer ! Je ne crois pas qu'on puisse défendre l'idée que ça marche bien quel que soit le nombre. Si on laisse la Commission s'élargir jusqu'à 34 commissaires ou plus, elle se paralysera. Le problème du nombre n'est pas négligeable. Il n'y a pas 40 fonctions de commissaire. Si on veut que ça reste un organe collégial avec une capacité d'initiative, il faut en limiter le nombre. La solution n'est pas facile à trouver, et d'ailleurs nous ne l'avons pas encore trouvée.
Q - Avez-vous été surpris par les résistances ?
R - J'ai pensé et dit depuis des mois que cette Conférence intergouvernementale allait être très difficile. Après tout, celle de 1996/1997 avait échoué sur ces mêmes questions. Il y a quelques mois, on nous a accusés de manquer de vision. Nous disons : réussissons Nice d'abord. La Conférence intergouvernementale, c'est important, et c'est difficile.
Q - La France va-t-elle être obligée de renoncer à son droit de veto en matière de produits culturels ?
R - Si la France ne bouge pas, ce n'est pas pour embêter les autres. C'est vraiment parce qu'elle ne peut pas bouger. La France préservera sa capacité à avoir une politique culturelle.
Q - Dans le grand marchandage de Nice, allez-vous, en tant que présidence, être obligé de lâcher sur ce point ?
R - Douze pays sur quinze ont des problèmes avec la majorité qualifiée. La présidence démontrera quand même cette capacité à aller de l'avant et à entraîner les autres, sans compromettre ce qui est vital pour nous.
Q - La cohabitation en France réduit-elle notre marge de manuvre à Nice ?
R - Je n'en ai pas l'impression. Je ne suis pas un partisan théorique de la cohabitation. Je peux vous assurer que le Président et le Premier ministre ont arrêté notre position dans la négociation ensemble, parce qu'ils pensent que c'est la bonne et pas par une sorte de jeux de rôle.
Q - Quelle est votre stratégie pour parvenir à un succès à Nice ?
R - Mettre les Quinze devant leurs responsabilités. Chacun, y compris nous, a défendu ses légitimes intérêts nationaux pendant 330 heures de négociation ! Le moment est venu maintenant de les harmoniser par le haut, dans l'intérêt général de l'Union. C'est possible. Nous voulons une Union forte et qui fonctionne. Nous utiliserons pour cela toutes les capacités de proposition et de persuasion de la présidence. Je suis convaincu que les autres dirigeants arrivent à Nice dans ce même esprit constructif.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 décembre 2000)
Entretien avec les radios et télévisions le 7 décembre :
Q - A partir de demain après-midi, quelle est la méthode de la Présidence française pour progresser ? Est-ce qu'on discute thème par thème, est ce qu'on associe les ministres et les experts ? Quelle est la méthode pour progresser rapidement et aller jusqu'à samedi pour un accord ?
R - D'abord, au cours de cette première journée de jeudi, les choses ont été un peu plus vite que prévu puisque dès cet après-midi de jeudi nous avons réussi à traiter tous les sujets économiques, sociaux, de l'Europe des citoyens, la Charte, qui avaient été prévus initialement pour cet après-midi mais également le vendredi matin. Donc nous allons consacrer le vendredi matin à la lecture des conclusions de cette première partie du Conseil européen, ce qui veut dire que la discussion et la négociation proprement dites sur les quatre sujets de la réforme vont pouvoir commencer dès, sans doute, la fin de la matinée. En plus, cela a été préparé à un niveau très politique et très personnel par les chefs d'Etat et de gouvernement au cours du dîner de jeudi soir. Donc les choses vont vite pour le moment.
Alors en terme de méthode, je pense que le président de la République va résumer chaque difficulté concernant chacun des quatre points de la conférence intergouvernementale en demandant à chacun de ne pas ré-expliquer des positions qui sont archi-connues. On ne va pas faire des tours de table. Puis on va se concentrer à chaque fois sur les problèmes, en vérifiant si tel ou tel pays qui a un problème peut bouger, dans quel contexte, par rapport à quel mouvement fait par les autres. Ils pousseront la séance plénière le plus loin possible et, lorsqu'ils verront qu'il faut progresser autrement, peut être suspendront-ils les séances plénières pour qu'on commence à travailler par petits groupes ou par ce que l'on appelle dans les conseils les "techniques de confessionnal", c'est-à-dire quand la présidence en exercice voit chaque pays, l'un après l'autre. Pendant ce temps là, les ministres peuvent aller de l'un à l'autre, tester des formules, imaginer des solutions. Après, je ne peux pas vous dire car la méthode sera adaptée en fonction de l'évolution de la négociation.
Q - Est-ce qu'il y a comme dans d'autres conférences des discussions entre experts, c'est à dire à part, pour travailler déjà sur un projet ?
R - D'abord les experts de la mécanique communautaire, que ce soit les représentants à Bruxelles et puis les collaborateurs spécialisés du président de la République ou du Premier ministre, les miens et ceux de Pierre Moscovici, ont énormément travaillé ces derniers temps. Nous avons un projet de traité avec beaucoup d'articles déjà rédigés. Ceux qui sont encore en blanc sont ceux sur lesquels l'accord n'interviendra qu'à la fin. Le plus difficile, c'est la question de la Commission ou de la repondération. Sur ces sujets, les experts ont plusieurs formules à l'esprit. Ils peuvent les mettre dans la discussion en quelques minutes en réalité. Encore faut-il qu'un minimum de consensus se soit formé autour d'une des options pour qu'on puisse en parler utilement. Tout est prêt.
Q - Il y a ce que l'on appelle l'arrêt des pendules, c'est à dire que si samedi à midi aucun accord n'est trouvé, on continue malgré tout jusqu'à ce que l'on puisse obtenir quelques choses de substantiels. Cela veut dire quoi ?
R - On a dit les choses calmement à l'avance. On a expliqué qu'il y avait un ordre du jour particulièrement lourd. C'est pour ça qu'il y a eu, au début, une sorte de premier Conseil européen avec les conclusions de la première partie pour que les chefs d'Etat et de gouvernement et les ministres aient l'esprit tout à fait libre pour se concentrer sur la CIG.
Après, on avait prévu que cela puisse se terminer samedi midi, si tout était facilement résolu, mais c'est peu probable, tout est bien compliqué. Donc on a prévu d'aller jusqu'au dimanche. On l'a annoncé précisément pour bien montrer que si cela se produit ce n'est pas tragique. Naturellement si on peut terminer plus tôt c'est encore mieux. Donc, pas la peine de faire des spéculations. On verra bien. On terminera dès qu'on aura réglé tous ces problèmes et trouvé la bonne solution à laquelle nous travaillons. Le plus tôt sera le mieux mais nous sommes prêts à ce que ce soit un peu long si c'est indispensable.
Q - Mais à partir de quel moment peut-on dire "ce n'est pas la peine de continuer". Est-ce qu'il y a un moment où on se rend compte qu'on arrive pas à s'entendre et qu'il vaut peut être mieux s'arrêter ?
R - On n'en est pas là, on n'est pas dans ce climat. Vous m'interrogez à un moment où la discussion sur la CIG n'a pas commencé. Elle commence avec ce dîner. Et puis la discussion commence demain, vraisemblablement en fin de matinée. Donc on en est pas là, ni dans une hypothèse d'échec.
Q - Quand on parle de ligne rouge, est ce qu'il y un moment où on s'aperçoit qu'elles sont vraiment et totalement infranchissables ?
R - Non, on est là pour réussir, pour aboutir. C'est vrai que les 330 heures de négociations préalables n'ont pas permis de trouver de solution. C'est vrai aussi que dans la tête de tous les dirigeants, les ministres de tous les pays, il y a l'idée que les choses se dénoueront finalement à Nice. On en est là maintenant ; chaque pays a défendu vaillamment ses légitimes intérêts, y compris nous d'ailleurs, ce qui est tout fait naturel.
En même temps, chaque pays est habité par l'impression qu'il y a une sorte d'intérêt général européen et que si nous n'arrivions à trouver une solution à Nice nous en pâtirions tous. L'Europe en serait pénalisée, comme chaque pays du reste. Donc on sent ici cette volonté d'aboutir. Les chefs d'Etat et de gouvernement ne sont pas venus non plus pour répéter simplement des impossibilités. Ils veulent progresser. Pas n'importe comment, pas dans n'importe quelle condition, pas à n'importe quel prix. Ils veulent aussi progresser. C'est plutôt cela que je sens, moi, à l'issue de cette première journée.
Q - Peut-on désormais fixer une date d'adhésion pour les pays candidats ?
R - Il y douze pays candidats, il y a douze négociations. Chaque pays est traité selon ses mérites propres. L'adhésion de chaque pays pose des problèmes particuliers qu'il faut résoudre le mieux possible et le plus vite possible pour que les adhésions aient lieu vite. Et les problèmes d'un pays ne sont pas les problèmes de son voisin. Donc nous ne travaillons pas sur cette idée globale. Et cela, l'Union européenne l'a répété dans chaque Conseil européen important. Nous continuons donc dans cette direction. Simplement, au fur et à mesure que les discussions avancent, nous précisons pour chaque pays la meilleure façon de progresser et d'avancer.
Q - Si en 2003 plusieurs pays sont prêts à adhérer, alors ce sera une bonne adhésion ?
R - Oui mais on ne peut pas le décider à l'avance de façon arbitraire. Si en 2003 plusieurs pays sont prêts en même temps, à ce moment là on constatera qu'ils sont prêts à rentrer et ils entreront en même temps. Mais ce n'est pas une détermination artificielle, à l'avance, pour des raisons de politique abstraites. Cela dépend de la négociation. La négociation, vous savez bien ce que c'est : on demande aux pays candidats de reprendre l'acquis communautaire. C'est à dire des milliers de textes et de règlements. Quand un pays est prêt, qu'il est en mesure de reprendre l'acquis communautaire et de respecter ensuite les règles de l'Union, alors il est prêt à entrer, et il entrera. Si plusieurs sont prêts en même temps, ils entreront en même temps. S'ils ne sont pas prêts en même temps, ils rentreront chacun lorsqu'ils seront prêts. C'est aussi simple que cela.
Q - La route de l'adhésion est-elle aujourd'hui ouverte pour la Turquie ?
R - Je suis très heureux que nous ayons réussi à trouver, pour ce qui concerne le partenariat d'adhésion pour la Turquie, une formulation qui est conforme à nos décisions d'Helsinki, qui a pu satisfaire les Quinze et qui a pu satisfaire la Turquie.
C'était un travail assez délicat et je suis heureux que nous ayons réussi à le mener à bien grâce à un bon esprit de travail au sein de l'Europe et notamment à l'attitude très positive de M. Papandréou et grâce aussi à l'attitude très coopérative et tournée vers l'Europe de M. Cem. J'espère que nous allons pouvoir maintenant utiliser cet instrument pour travailler au mieux les relations entre l'Union européenne et la Turquie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 décembre 2000)
Entretien avec TF1 le 11 décembre :
Q - On est là pour parler de Nice. Aussi bien Lionel Jospin que Jacques Chirac répétaient beaucoup, avant ce Sommet de Nice : "mieux vaut pas d'accord qu'un accord au rabais". On y est sur l'accord au rabais.
R - Je ne le crois pas. Je crois que c'est une réussite que les Quinze aient pu se mettre d'accord. Il y a quatre ans, les Quinze avaient échoué dans une réforme institutionnelle de ce type. C'est-à-dire que pour que l'Europe fonctionne mieux et qu'elle puisse continuer à marcher même quand elle sera élargie. Nous sommes quinze aujourd'hui, un jour nous serons vingt-sept ou plus. Donc, il y a quatre ans, ils ont essayé, ils n'ont pas réussi. Ils ne se sont pas mis d'accord parce que c'est extrêmement compliqué pour chaque pays de faire des concessions qui au total s'équilibrent. Cette fois-ci, cela a été très dur, laborieux, long mais on a réussi. Les Quinze ont réussi, ce n'est pas la présidence. Les Quinze se sont mis d'accord et ils se sont dit : "finalement, avec ce paquet de mesures, on peut y aller, on va fonctionner mieux et on va pouvoir accueillir de nouveaux membres."
Q - Vous avez bien entendu la critique qui est revenue, lancinante, toute la journée : manque de souffle, manque d'ambition. On a l'impression qu'on a essayé de ne pas froisser les egos et les amours-propres des uns des autres.
R - Il y a des pays qui trouvent qu'on a été trop loin. Dans certains pays, par exemple, Tony Blair est très attaqué en Grande-Bretagne parce qu'il est censé avoir été beaucoup trop loin, avoir fait trop de concessions. D'autres trouvent qu'il fallait aller plus loin, c'est cela une négociation. Il y a ceux qui veulent plus, qui voulaient plus, ceux qui voulaient moins, la négociation se fait au milieu.
Q - Gerhard Schröder, lui, a l'air d'être content de cette affaire, c'est lui qui a gagné?
R - Non, ce n'est pas un match. Ce n'est pas un match de Schröder contre d'autres et ce n'est évidemment pas un match franco-allemand, ce n'est pas une réunion bilatérale franco-allemande, c'est une réunion à quinze. A un moment donné, il faut que les concessions s'équilibrent. Il y des points sur lesquels l'Allemagne a fait des concessions, d'autres pas, cela dépend, c'est le cas de tous les pays, y compris la France.
Q - On parle souvent de l'attelage franco-allemand et le chancelier allemand a dit assez clairement "nous avons essayé de ne pas rentrer en conflit avec la France, donc on voit bien que...
R - C'est la preuve d'un bon état d'esprit.
Q - Et vous, avez-vous été obligé d'accepter un certain nombre de concessions à son égard ?
R- Non, pas à cet égard, chaque pays en a fait, la France par rapport à l'Allemagne, chacun des quinze. Ce qui a été accepté par rapport à l'Allemagne, par exemple le fait que l'Allemagne ait plus de parlementaires européens parce que c'est le pays le plus peuplé, est accepté par les quatorze autres. Ce n'est pas la France par rapport à l'Allemagne. Ce qui est important, c'est de savoir si cela va fonctionner mieux donc moi, je dis simplement cela va fonctionner mieux. En tant que France, nous avions des ambitions plus grandes, on l'avait dit. En tant que présidence, on ne peut pas se substituer aux autres. Ce n'est pas une présidence despotique, la présidence tournante de l'Europe. Ce n'est pas une tyrannie, comme à Rome autrefois. Au contraire, la présidence doit essayer de faire émerger le consensus entre les Quinze, alors il faut aller assez loin et on a jugé collectivement qu'on avait les améliorations dont on avait besoin pour avancer.
Q - Alors, vous dites cela n'a pas été un match franco-allemand. Est-ce que cela a été un match des gros et des petits ? Les petits l'ont vécu comme cela et est-ce qu'au fond les gros s'en tirent mieux ?
R- Non, cela dépend des gros, cela dépend des petits, cela dépend des sujets. Il y a tellement de sujets dans cette négociation, je ne vais pas entrer dans le détail, il y a trop de détails techniques. Il y a eu tellement de sujets qu'il y avait finalement toutes les différences possibles : des sujets sur lesquels tout le monde était d'accord tout de suite, des sujets sur lesquels personne n'était d'accord, on a pas pu avancer, et énormément de sujets où on a avancé. Mais parfois, il y a un gros, trois moyens, deux petits, il n'y a pas de clivage comme cela.
Q - Mais au fond, pourquoi ne pas favoriser les pays fondateurs, ceux qui ont voulu déjà depuis 1958, les Six, qui ont voulu vraiment l'Europe ?
R - Si je vous amène dans la salle du Conseil européen et que vous allez dire : "on va favoriser les pays fondateurs", vous allez avoir une fronde de tous les autres : "et non c'est pas juste. On est entré, on doit être sur un pied d'égalité". Cela va choquer autant que si on dit c'est la dictature des gros ou bien de la majorité des petits contre les gros. Aucune de ces formules ne marche automatiquement sinon on aurait trouvé depuis longtemps. Donc pour arriver à des réformes qui permettent à l'Union européenne de fonctionner mieux, plus aisément puis d'accueillir de nouveaux membres quand ils seront prêts, il fallait discuter.
Vous savez qu'on a négocié 330 heures avant d'arriver à Nice. Donc on avait exploré toutes les formules possibles. Il manquait l'acte politique final qui était de savoir quelles étaient les concessions que faisait chaque pays au bout du compte. Chaque pays a dû soit lâcher quelque chose soit renoncer à un objectif.
Q - Juste pour revenir sur les pays historiques, à quoi sert d'avancer à qui mieux-mieux l'Europe jusqu'à englober entièrement tous ses pays membres pour finalement arriver avec des gens qui viennent chez vous, viennent chez nous dans l'Europe avec des pieds de plomb, qui viennent presque en reculant, je fais allusion par exemple aux Anglais ou aux Suédois qui vous ont pas mal ennuyé tout au long de ces négociations. Cela sert à quoi de les avoir avec soi ?
R - Les Britanniques sont entrés il y a longtemps, c'était à l'époque du président Pompidou.
Q - Mais on sent qu'ils sont toujours sur le reculoir ?
R- Non, ils ont une conception de l'Europe qui n'est pas forcément celle des autres. Ils sont membres de l'Union européenne à part entière. Ils ont été reconnus comme tels et dans le débat européen ils défendent leur conception et chacun d'entre nous défend ses conceptions. Par exemple, la France qui a fait beaucoup de compromis, qui a été très constructive dans cette négociation, sur certains points, a dit : "je ne veux pas bouger", par exemple nous avons protégé notre politique culturelle parce qu'on sait très bien que si on la décide à la majorité qualifiée, compte tenu de ce que pensent les autres cinq ans on a plus de politique culturelle. Ce n'est pas qu'on ait changé d'état d'esprit, on est toujours aussi européens mais on ne souhaite pas bouger sur tel point. D'autres n'ont pas pu bouger sur tel ou tel autre. Le fait que Tony Blair n'ait pas pu bouger, par exemple sur la fiscalité ne veut pas dire que globalement il soit un mauvais européen. C'est d'ailleurs avec lui qu'on a inventé la défense européenne ces deux dernières années. Il y a de nombreux sujets différents.
Q - Qu'est-ce qui pour vous était non négociable, pour vous, Français. Je ne parle pas de présidence française, de présidence européenne mais pour la France ?
R- Pour la France, il y avait ce que je viens de vous citer. Nous ne voulions pas...
Q - L'exception culturelle
R - Vous savez on vote soit à l'unanimité, soit à la majorité qualifiée donc à la majorité qualifiée on peut être mis en minorité. Il y a des domaines qui sont trop vitaux pour nous, trop essentiels pour ce qu'est la société française et son équilibre pour qu'on puisse accepter cela, compte tenu du fait que la plupart des autres ont des conceptions différentes, parfois beaucoup plus ultralibérales. Donc il y avait la politique culturelle, il y avait la santé, il y avait l'éducation par exemple. Il y a déjà 80 % des sujets qui sont décidés selon le mode de la majorité qualifiée, on a pu faire passer une trentaine d'articles de plus dans la majorité qualifiée. Donc on a avancé, simplement on n'a pas avancé autant que ce que pourrait dire tel ou tel parlementaire européen très maximaliste mais on a avancé plus que ce que pourrait souhaiter un parlementaire britannique très partisan du statu quo. C'est cela la dynamique d'une négociation.
Q - Je relisais quand même les discours de Jacques Chirac à Berlin il y a six mois et celui de Joschka Fischer, votre homologue allemand. Il y avait quand même du souffle, un désir d'une voie nouvelle et là on a l'impression qu'il y a eu des comptes d'apothicaire assez bureaucratiques finalement à Nice.
R - Vous trouvez qu'on a tort de défendre la politique culturelle française ?
Q - Cet exemple mis à part ?
R - Pour chaque pays il y a d'autres exemples comme cela qui sont essentiels. Par exemple l'Allemagne a absolument refusé qu'on vote à la majorité qualifiée sur le droit d'asile et sur l'immigration et la libre circulation parce qu'elle n'a pas envie de perdre tout contrôle sur ce qui va se passer par rapport à cela. Donc il y a des points fixes. Mais il y a deux choses différentes : il y a eu au printemps dernier beaucoup de discours, dix à douze en Europe, sur ce que pourrait être l'Europe à long terme. Est-ce qu'elle doit devenir presque fédérale, est-ce qu'elle doit être une sorte de confédération ou autre chose ? Beaucoup de propositions vont se développer et il y en aura de plus en plus.
Q - Et après on est revenu sur terre et on discute ?
R - Mais tous ceux qui ont fait des discours comme cela ont dit : "on parie sur le long terme mais dans l'immédiat il faut réussir Nice". Si on avait fait des grands discours sur l'avenir et qu'on avait échoué à Nice, comme il y a eu un échec à Amsterdam, c'était "Perrette et le pot au lait". Donc il fallait reprendre les choses par le début, avoir une percée à Nice, nous l'avons eue et nous pouvons donc maintenant à la fois accueillir les nouveaux candidats quand ils seront capables de respecter nos règles et d'autre part préparer ce débat sur ce que nous voulons pour l'avenir à long terme. Mais il fallait avoir réglé des problèmes qui étaient en suspens depuis quatre ans à Amsterdam et qui n'étaient pas réglés. Je pense que c'était le meilleur résultat qu'on puisse obtenir, compte tenu de ce que sont les Européens dans la réalité d'aujourd'hui.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 décembre 2000)
Interview à Radio France internationale le 12 décembre :
Q - Monsieur le Ministre bonjour. Le pragmatisme l'a-t-il emporté sur l'ambition ? Quelle appréciation politique portez-vous sur les jugements plutôt critiques concernant les résultats du Sommet de Nice ?
R - D'abord les jugements ne sont pas partout critiques puisque, par exemple, dans l'ensemble des pays candidats, c'est un élan d'enthousiasme sur les résultats de Nice. D'autre part, il faudrait se rappeler qu'il y a quatre ans, quatre ans et demi, les Quinze avaient échoué à trouver une réforme même pragmatique à ce problème institutionnel qui est indispensable. Il faut que l'Europe puisse fonctionner mieux maintenant et après avec les nouvelles adhésions. La grande différence, c'est qu'à Nice, nous avons évité cette impasse, nous avons surmonté le risque de blocage ou d'échec qui était tout à fait réel. C'était une négociation extraordinairement difficile, je rappelle qu'il y avait eu 330 heures de négociations avant Nice qui n'avaient déjà pas permis de déboucher vraiment. C'est donc une réussite. Elle va permettre à l'Europe de fonctionner mieux, par exemple parce qu'il y a plus de majorité qualifiée, parce qu'il y a ce qu'on appelle les coopérations renforcées, qui permettront à des groupes de pays d'aller plus loin dans certains domaines. Cela permettra d'accueillir les candidats quand ils seront prêts. Tout cela a été obtenu dans le respect de nos intérêts parce qu'un des points importants était que nous ne voulions pas que l'influence des grands pays en général et de la France en particulier soit réduite dans une Europe très élargie à tel point qu'on aurait pu se voir imposer des décisions par une grosse majorité de petits pays représentant une part infime de la population. Il fallait régler ces problèmes en même temps et je pense que nous avons trouvé une bonne réponse à ces problèmes.
Q - Néanmoins, Monsieur Védrine, comment expliquez-vous le décalage entre votre satisfecit, votre lecture et celui des presses française et européenne unanimement négatives ce matin ?
R - Ce que je vous dis ce n'est pas un cocorico, c'est un satisfecit prudent. Je constate simplement que nous avons réussi là où il y a quatre ans et demi les Quinze avaient échoué. C'est une réussite sur ce plan. Alors, le décalage, cela dépend de son origine. Par exemple, en Grande-Bretagne, on voit l'opposition dire que si elle revient au pouvoir, elle ne ratifiera pas le Traité de Nice parce qu'il va trop loin. C'est un point. Dans différents pays, certains regrettent que leur gouvernement n'ait pas lâché sur tel point ou au contraire admettent des avancées. Les critiques sont très contradictoires. Si on prenait l'ensemble des critiques qui sont faites au traité de Nice, vous ne pouvez certainement pas faire un autre traité à la place. Ni plus ambitieux, ni moins ambitieux. Donc une négociation c'est ça, vous devez tenir compte de ceux qui veulent aller plus loin, moins loin, d'un très grand nombre de sujets et du travail d'une présidence, indépendamment de ce qu'elle souhaite comme pays. Nous, comme pays, nous étions plus ambitieux pour l'Europe. Chacun le sait. La présidence doit obtenir le meilleur accord possible des Quinze. Et c'est ce que nous avons obtenu compte tenu des réalités politiques européennes d'aujourd'hui. Alors, le décalage vient du fait qu'il y a des gens qui ont des idées soit idéalistes soit même utopistes pour l'Europe de demain et ils sont déçus chaque fois qu'il y a une réunion européenne qui ne met pas en place leur plan d'avenir.
Q - Mais néanmoins, Monsieur Védrine, en subordonnant l'ensemble de la discussion à la sauvegarde de la parité avec l'Allemagne, est-ce que la France n'a pas accentué la fracture entre les grands et les petits pays et finalement commis des dégâts diplomatiques durables ?
R - D'abord, ce n'est pas la parité entre la France et l'Allemagne. C'est la parité Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne. Et on a bien tort d'en faire un problème franco-allemand quoi que puissent dire certains articles de la presse allemande. D'autre part, c'est un sujet parmi d'autres. Ce n'est pas du tout le problème qui se posait dans le débat sur l'avenir de la Commission. On a quand même réussi à faire inscrire le principe du plafonnement à vingt-sept. Ce n'est pas du tout le problème qui se posait en matière de majorité qualifiée ; ce n'est pas du tout le problème qui se posait à propos du débat qu'on veut organiser pour après Nice. La focalisation sur le problème franco-allemand tient simplement au fait que nous rappelions qu'historiquement l'accord franco-allemand s'était fait sur ces bases et que le chancelier Adenauer avait dit que cela valait même pour après la réunification. Ce rappel est tout à fait conforme à l'esprit des origines que beaucoup de ceux qui se disent ambitieux invoquent aujourd'hui. Ce n'est pas à cause de cela que l'Allemagne, par exemple, a refusé de passer à la majorité qualifiée sur l'asile, l'immigration, la circulation des personnes. Ce n'est pas pour cela que la Grande-Bretagne et l'Irlande ont refusé de renoncer à l'unanimité sur les questions de fiscalité. Ce n'est pas pour cela que le Portugal, la Suède ou d'autres pays ont refusé de renoncer à leurs commissaires. Cela n'a aucun rapport avec le problème France-Allemagne. Il y a une sorte de disproportion dans les analyses et les commentaires que j'ai lus ou entendus hier et aujourd'hui sur ce sujet.
Q - Néanmoins, Hubert Védrine, est-ce qu'il n'y a pas un grand décalage entre cet apport, somme toute très technique et le manque de souffle, le manque d'ambition qui pourrait être lisible par les citoyens européens? Là, il n'y a pas encore eu une fracture entre l'expertise et la citoyenneté européenne ?
R - Que l'on nous dise comment on fait à la place. Tous ceux qui ont fait des grands discours au printemps sur l'avenir de l'Europe ont tous conclu en disant que l'important c'est de réussir à Nice parce que sinon les grands discours sur l'avenir de l'Europe c'est "Perrette et le pot au lait". Nous avons réussi à trouver une solution là où il n'y en avait pas. Et si on peut commencer aujourd'hui à réfléchir à l'avenir de l'Europe à long terme, c'est parce que nous avons réussi à Nice. Il ne faut pas opposer l'ambition à long terme et la réussite de Nice. Il ne faut pas opposer les calculs prétendument techniques et la grande politique. Le débat des pays et le comportement des différents pays, et de tous les pays, pas seulement un ou deux grands pays, dans la discussion sur la pondération, c'est la question du pouvoir dans l'Europe de demain. Donc il ne faut pas opposer ces différents éléments et il n'y pas dans tout ce que j'ai lu de commentaires sur le thème "il faudrait être plus ambitieux". Je n'ai trouvé nulle part d'idée ou de solutions qui nous auraient permis d'aboutir à quelque chose de mieux. Simplement parce qu'il y a des réalités. On ne va pas dire à tel ou tel pays qui ne veut pas de telle solution : "vous ne faites plus partie de l'Europe". La présidence de l'Europe, c'est une présidence consensuelle, démocratique qui doit animer une dynamique de groupe, qui n'est pas une présidence despotique qui peut trancher contre la position d'un Etat membre souverain. Et comme les réformes des traités sont les plus importantes des décisions, elles se font à l'unanimité. Aucun de ceux qui voulait plus d'ambition n'a fourni de méthode ou de solution miracle pour obtenir un résultat plus important que celui de Nice. A moins que vous n'ayez repérée quelque part cette solution, je serais heureux qu'on me l'indique./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 décembre 2000)
Interview à Radio France internationale le 12 décembre sur la Côte d'Ivoire :
Q - Quelle est votre réaction suite aux élections législatives le 10 décembre en Côte d'Ivoire ?
R - Nous sommes déçus parce que la manière dont se sont déroulées ces élections n'a pas répondu à nos attentes. Il est vrai que les élections se sont déroulées dans le calme, mais après l'invalidation de M. Ouattara, après les conséquences que son parti en a tirées, le fait qu'elles n'ont pas eu lieu partout, tout cela ne rend pas la situation heureuse. Nous sommes en train d'évaluer la situation aujourd'hui, les perspectives politiques possibles quant à notre coopération, qui fait l'objet d'une concertation à quinze.
Q - Mais est-ce que la réintroduction du RDR d'Alassane Ouattara dans le jeu politique ivoirien est une des conditions de la poursuite de la coopération française avec la Côte d'Ivoire ?
R - Je ne parle pas de conditions parce qu'on ne peut pas ramener toute une situation politique à un seul point précis. D'autre part, ce n'est pas forcément toute la coopération qui est en balance parce qu'il y a une grande partie de la coopération dans tous ces pays qui profite directement aux populations et on ne voit pas pourquoi il faudrait - quand nous avons à exprimer un mécontentement ou une distance par rapport à une situation - sanctionner les populations. Nous voudrions que sur place les nouveaux responsables, les juges, mais aussi le président Gbagbo naturellement, trouvent une façon de sortir de cette impasse politique de façon qu'ils répondent à nos attentes légitimes qui, en plus d'attentes démocratiques, sont des attentes amicales. Ils ont commencé à sortir de l'impasse dans lequel ils s'étaient trouvés auparavant. Simplement, ce qui a été fait ne suffit pas./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 décembre 2000)