Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 10 janvier 1999, sur la place de la France sur la scène internationale en période de cohabitation, la situation en Irak, la difficulté de mettre en place le plan de paix au Proche-Orient, la présidence européenne de l'Allemagne et la défense européenne.

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Média : Emission Le Club de la presse - Europe 1

Texte intégral

Q - Sommes-nous à la veille de nouvelles frappes américaines en Iraq sitôt le ramadan achevé ? Les Etats-Unis se considèrent-ils libres dintervenir une nouvelle fois contre Saddam Hussein, sans consulter les alliés et les Nations unies ? Les inspecteurs de lUNSCOM, chargés denquêter en Iraq, ne sont-ils que des espions déguisés en experts scientifiques ? Sur ces problèmes comme pour dautres, la France se tait. Elle parait prudente, réservée. Elle parait avoir peur de hausser le ton. La France doit saffirmer davantage sur la scène internationale, elle ne veut pas se comporter selon la pensée unique internationale, cest le Premier ministre, M. Jospin, qui la dit il y a quelques jours au journal Le Monde. Est-ce la condamnation dune cohabitation qui paralyse ? Est-ce une autocritique ? Vous, vous êtes actif pour lEurope, pour le nouveau rapport franco-allemand, le Kossovo meurtrier est dangereux pour le Proche-Orient. Vous recevrez mercredi ou jeudi, Ariel Sharon. Vous réactivez les relations avec Moscou, vous y serez demain et mardi pour rencontrer le Premier ministre Primakov et peut-être, Boris Eltsine. Vous direz les résultats de ces voyages, de ces rencontres et les initiatives en préparation de la France, sil y en a, à laube de cette année 99.
Pour vous interroger, Serge July - Libération -, Franz-Olivier Giesbert - Le Figaro -, M. Alain Duhamel qui pose la première question du Club de La Presse de ce soir.
Oui, M. Védrine, dans linterview au Monde dont parlait à linstant Jean-Pierre Elkabbach, Lionel Jospin qui donc nimprovisait pas, puisque cest une technique qui est plutôt réfléchie, a néanmoins souligné la nécessité, pour la France, de saffirmer sur la scène internationale. Un Premier ministre disant cela, à lintention visible du président de la République, cela na jamais existé sous la Vème République. Vous, qui êtes bien placé pour le savoir, quest-ce qui a pu déclencher cette critique qui est courtoise. mais extrêmement dure sur le fond ?
R - Comme il nimprovisait pas, je crois quil doit être lu avec attention. Il na pas dit « la France doit saffirmer », parce quelle saffirme constamment avec beaucoup de force, beaucoup dinventivité sur à peu près tous les problèmes qua cités Jean-Pierre Elkabbach, sans parler de tous ceux quil na pas eu le temps de citer.
Q - Donc, cétait un peu une critique contre vous ?
R - Et cest bien pour cela quil a dit « on a besoin ». Avec « on a besoin », la lecture est très simple, - je crois quil ne faut pas se tromper de bout de lorgnette pour lire ce texte. « On a besoin », le monde a besoin, lEurope a besoin et lensemble des régions du monde que vous citez ont besoin dune France qui saffirme sur tous les plans, comme elle le fait grâce au président de la République et au gouvernement, dans une impulsion, une inspiration, une élaboration, une mise en oeuvre conjointe, et comme elle continuera de le faire sur chacun des sujets.
Q - Vous vous êtes senti mis en cause ?
R - Pas du tout. Je suis daccord avec cette idée que le monde, que lEurope, que le Moyen-Orient, que lAfrique, etc, ont besoin, comme la dit le Premier ministre, dune France qui ne soit pas banale. Elle ne lest pas, elle ne le sera pas.
Q - Oui mais on ne le comprenait pas justement.
R - Et on peut le reprendre point par point...
Q - Oui mais enfin le Premier ministre a bien dit que la France avait une politique étrangère « banale ».
R - Pas du tout. Il a dit « on a besoin dune France qui ne soit pas banale ». Le monde a besoin, lEurope a besoin. Ce nest un reproche ni direct, ni indirect. Il ne faut pas lire cela, encore une fois, à travers uniquement une espèce dactualité ou dambiance purement pariso-parisienne. Cest une théorie globale.
Q - Essayons dêtre direct...
R - Je le suis !
Q - Non, non. Non, non. Essayons dêtre direct. Vous nous dites que dans cet interview, il y a des objectifs tout à fait légitimes du président de la République, du Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères et des autres sur : « la France doit saffirmer sur tous les théâtres diplomatiques possibles ». Daccord, il dit cela.
R - « On a besoin », le monde a besoin.
Q - Et vous vous en félicitez, bravo, très bien. Il y avait aussi dans cette interview une dimension que tout le monde a relevée, - ce ne sont donc pas des improvisations ou des interprétations parisiennes, cétait dailleurs aussi bien dans la presse de province et dans la presse étrangère -, qui considérait quil y avait là aussi une critique sur un certain effacement de la politique extérieure menée par le président de la République. Alors, est-ce que vous y avez vu cela ou pas du tout ?
R - Jy ai vu une exigence..
Q - A légard de qui ?
R - Envers lensemble des autorités qui ont à faire en sorte que la France soit au niveau de ce que lon attend delle ; comme le gouvernement pour sa part y contribue par tous les moyens. Dailleurs trois lignes plus loin, le Premier ministre dit : « le gouvernement joue un rôle... »
Q - Oui, mais trois lignes plus haut il dit ce quil dit.
R - Vous savez, « on a besoin « ... Cest un malentendu, je ne crois pas quil faille passer toute lémission là-dessus. Lisez bien ce quil a dit. Quand il dit on a besoin dune France qui soit comme elle lest déjà, comme elle lest sur chacun des sujets... On peut reprendre le texte, je suis à votre disposition.
Q - Donc, il ny a aucune critique implicite ou explicite daucune sorte qui vise le président
de la République dans linterview de Lionel Jospin, aucune
R - Le commentaire est libre, Alain Duhamel
Q - Non, non, le vôtre ! On attend !
R - Eh bien moi je vous dis, cest une exigence.
Q - Et ce nest pas une autocritique ?
R - Certainement pas. Sur quel point ?
Q - Sur les points en question de politique étrangère.
R - Prenez-les un par un, nous verrons.
Q - Monsieur Védrine, avant daller plus loin, il y a un éclaircissement que lon aimerait avoir : la politique étrangère, cest qui ? Cest plutôt le président de la République comme lors des précédentes cohabitations, ou cest plutôt le Premier ministre comme on pourrait le croire à lire cet interview ?
R - Compte tenu de la Constitution, compte tenu de la pratique, compte tenu des habitudes instaurées en France, cela fait partie du domaine partagé. Donc, cest une co-élaboration, cest une co-inspiration .
Q - Vous voulez dire 50-50 ? Moitié-moitié ?
R - Non, parce que cela dépend des cas. On voit bien dans certains domaines que le président a clairement lancé des idées, et quil y a une mise en oeuvre dépendant presque entièrement, sur le plan pratique, du gouvernement..
Q - Dans quel domaine par exemple ?
R - ...ou dans dautres cas il y a une combinaison...
Q - Dans quel domaine par exemple, on peut sentir davantage la marque du président ?
R - Eh bien par exemple, il a une impulsion très forte sur lensemble de la politique asiatique, mais je ne veux pas faire des statistiques à ce sujet. En plus, votre talent dinvestigations est là, donc il ne tient quà vous à analyser et à expliquer. Dans tous les domaines, il y a cette combinaison et vous devriez la regarder au résultat.
Q - Est-ce que lon peut en déduire quand même que, toujours dans le texte de cet interview, que la cohabitation empêche la France de saffirmer, dêtre elle-même ? Que cest un obstacle ?
R - Non. Je le répète : je ne crois pas quil faille le lire comme cela. Je pense que le Premier ministre, quand il sest exprimé dans cet interview à propos de problèmes qui existent, que vous connaissez, dont on a déjà eu loccasion de parler, veut dire que la France a quelque chose à apporter de très fort, comme elle le fait encore une fois sous limpulsion et la mise en oeuvre conjointe du président de la République et du gouvernement.
On pourrait prendre de nombreux exemples. Compte tenu de létat du monde, compte tenu de lextrême difficulté que ce monde a à trouver ses propres règles depuis la fin du monde bipolaire, compte tenu de la puissance des Etats-Unis qui, compte tenu de leur poids, sont tentés sans arrêt par une approche unilatérale des sujets, compte tenu du mal quont tous les 184 autres pays à négocier ensemble pour se mettre daccord sur telle ou telle chose, compte tenu des problèmes difficiles que lEurope a à trancher pour aller au-delà de cette réussite remarquable qui est leuro, on a besoin dune France qui soit justement...
Q - Monsieur Védrine, à vous entendre, cette interview aura été faite de manière concertée entre lElysée, vous-même et Matignon ?
R - Je nai pas dit cela
Q - Ah bon.
R - Je nai pas dit cela, encore que ce que le Premier ministre a pu dire sur lIraq, sur le Cambodge et sur une série de sujets, exprimait une analyse tout à fait commune et partagée. En plus, là, vous me citez deux, trois paragraphes sur une interview qui représentait, je crois, deux grandes pages du Monde donc...
Q - Non, mais on ne peut pas vous parler des retraites ou de la situation économique qui figuraient également dans linterview. Monsieur Védrine, la cohabitation cest plutôt un atout pour la politique étrangère ou cest plutôt un handicap ?
R - Il faut être clair là-dessus. Je crois que personne nest pour la cohabitation en tant que telle, cest-à-dire que personne ne pense que ce soit un système politique ou constitutionnel meilleur que les autres, mais le problème nest pas là. Le problème est que si les électeurs français créent cette situation par leurs votes dans des élections différentes, les responsables politiques français doivent assumer cette situation dans le respect de la Constitution et des intérêts supérieurs du pays.
Q - Donc cela vous oblige à faire preuve de beaucoup de diplomatie entre Matignon et lElysée vous-même.
R - Il faut tirer le meilleur parti de cette situation et faire en sorte que cette particularité politique et constitutionnelle ne soit pas une gêne. Tous les systèmes politiques ont leurs difficultés : les gouvernements de coalition, le système américain, ... Je ne crois pas quil faille focaliser sur cette seule situation de cohabitation. Limportant cest de savoir si lon peut bien travailler ou pas dans ce contexte.
Q - Cest le cas ? La réponse à cette question. Est-ce que lon peut bien travailler, tout le temps, en toute circonstance et sans que lune des deux parties soit brimée ?
R - Encore une fois, ce nest pas une situation qui a été souhaitée par qui que ce soit mais, étant dans cette situation, on fait en sorte que lon puisse travailler au mieux.
Q - Et vous travaillez bien ?
R - Je crois que sur tous les sujets que lon pourrait aborder, si nous y passions ...
Q - Nous allons les aborder
R - Merci... La France a une position forte.
Q - Est-ce que vous pouvez nous donner deux ou trois exemples précis de sujets sur lesquels, si la gauche était au pouvoir sans cohabitation, la politique extérieure de la France serait différente ?
R - La gauche en général... La question est un peu vague, dite comme cela.
Q - Dites Hubert Védrine en particulier si vous préférez.
R - Eh bien peut-être par exemple que sur la Cour pénale internationale, on aurait élaboré plus vite la position qui était celle de la France à la négociation de Rome, qui a permis de boucler cette négociation et qui a permis justement de trouver un point déquilibre entre les pays qui faisaient de lobstruction et des maximalistes. Cest une situation qui était bloquée avant. Je crois que cest la contribution spécifique du gouvernement français, de lactuel, qui a permis de trouver ce déblocage même si, malheureusement, tous les pays nont pas été pour et nont pas encore signé. Je crois autre exemple que le rééquilibrage de la construction européenne vers plus de social, plus demplois, plus de croissance, aurait été plus rapide.
Q - Dans son livre sur lEurope, Alain Duhamel rappelle une phrase du général de Gaulle, que la France doit être « lemmerderesse du monde ». Aujourdhui, on a limpression que la France - et même lEurope - nemmerde plus personne.
R - Quand on cite le général de Gaulle, il faut citer le moment parce que je crois que je connais
bien la politique étrangère
Q - Cest fait.
R - ... du général de Gaulle et cela dépend des moments. Par exemple, pendant toutes les premières années de sa présidence, il a tenté de reconstituer une troïka pour gouverner le monde avec les Américains et les Britanniques. Cest parce que cette politique na pas obtenu de résultats quil est passé à une autre politique consistant à sortir de lOTAN dans lequel il estimait ne pas être entré.
Q - Oui, mais la question était : est-ce quon doit être de nouveau ou pas, lemmerderesse du monde ?
R - Jamais de Gaulle naurait présenté cela comme un principe général. Alors la question...
Q - Cest à vous quon la pose et pas à lui.
R - Eh bien, il y a des moments où la France doit chercher laccord avec ses partenaires, parce que cest ce quelle peut faire de plus intelligent, et il y a des moments au contraire, elle doit sopposer à certaines pratiques notamment les tentations unilatéralistes des Etats-Unis, comme on la fait face aux lois de dAmato ou Helms Burton ou tous ces projets du Sénat qui...
Q - On va prendre lexemple de lIraq. Question de Franz-Olivier Giesbert.
Q - Oui, sur lIraq, Hubert Védrine, la France na emmerdé personne...
Q - Nest-ce pas dommage ?
R - La question est finie ?
Q - Oui, enfin, non... pour prolonger si vous voulez, je vous en fais une petite suite :
navez-vous pas limpression que la France a une position très ambiguë ? Quil na été compris par personne alors...
Q - Et très effacée...
R - Notre position nétait ni ambiguë, ni effacée, ni existante comme le disait Jean-Pierre Elkabbach dans louverture du début, - qui était excellente sauf cette phrase là. Nous avons une position extrêmement claire depuis des années. Nous pensons que les résolutions doivent être strictement et complètement respectées et que lon ne doit pas imposer aux Iraquiens des résolutions inventées, cachées et qui nexistent pas. Nous navons jamais été sur la ligne des Iraquiens, ni non plus des Etats-Unis parce que nous avions une interprétation légaliste. Nous avons dit depuis des mois que la solution militaire des frappes, surtout sur décision unilatérale dun ou deux pays, était une mauvaise approche et que lon se retrouverait après dans la même situation quavant, si ce nest pire. Il est clair aujourdhui que cétait une erreur, que cela na rien réglé, que cela a affaibli encore lautorité du Conseil de sécurité...
Q - ...que cela a renforcé Saddam Hussein ?
R - Renforcé Saddam Hussein, je nirai pas jusque-là. En tout cas, cela ne la pas affaibli...
Q - Mais pourquoi sur le moment vous navez pas désapprouvé, condamné, critiqué plus nettement ? Il ne fallait pas ?
Q - Oui, cétait mou.
Q - Enfin, et vous, et le président de la République et Matignon.
R - Il y a une position de la France tout à fait cohérente et tout à fait homogène.
Q - Non, mais elle sest durcie depuis, après coup.
R - Notre problème, cest de contribuer utilement à la sortie de la crise et à trouver une solution. Le problème, ce nest pas de faire des déclarations qui, pendant 24 heures plaisent. Notre tâche, cest de penser non seulement à ce qui va se dire aujourdhui, mais également dans huit jours, dans quinze jours, dans six mois, dans un an. Cest de penser à toute une série de négociations. Nous ne sommes pas un pays qui ne réagirait quà la question iraquienne. Les intérêts de la France, passent par vingt ou trente sujets graves que nous avons à traiter avec les Européens, avec les Américains simultanément, partout... On doit donc avoir loeil sur tous les compteurs...
Q - Très bien, où on en est alors, de la sortie de la crise iraquienne, Monsieur le Ministre...
R - ... Dans la crise iraquienne, nous avons adopté un positionnement qui fait que nous ne sommes pas dans le groupe russo-chinois, ni du côté américain, Grande-Bretagne. Nous sommes à un point déquilibre à partir duquel peut se restaurer lautorité du Conseil de sécurité.
Q - Cest-à-dire que cest le « ni-ni » en matière diplomatique ?
R - Non. Cest à partir de là que nous avons commencé à réfléchir à la sortie de la crise et que nous avons réfléchi à des idées que nous serons amenés à préciser prochainement sur la façon de trouver une issue...
Q - Ah, eh bien voila, cest ça qui est intéressant.
Q - Mais est-ce que ce nest pas un peu mi-chèvre, mi-chou quand même ?
R - Non.
Q - Lesquelles ? Quelles initiatives, quelles propositions ? Est-ce que vous avez eu le temps de réfléchir pour nous faire sortir de cette crise iraquienne et empêcher que les Américains ne recommencent à taper sur les Iraquiens dès la fin du ramadan ?
R - En effet, il ne faut pas revenir dans ce cycle. Nous lavons dit dès avant les fêtes, et le président de la République et le gouvernement... Maintenant, la guerre du Golfe remonte à sept, huit ans. Il y a eu des contrôles de lUNSCOM qui, - en tout cas pendant les premières années -, ont été extrêmement efficaces, qui ont permis de démanteler et de désarmer plus darmes quil nen avait été détruites pendant la guerre elle-même. Il y a eu des frappes anglo-américaines. Nous considérons que cest une situation nouvelle et que nous ne pourrons pas aller plus loin dans le désarmement de ce qui peut rester par les procédés de contrôle employés par lUNSCOM avec M. Butler Nous considérons donc quil faut élaborer maintenant un outil de contrôle différent parce que toute la région reste préoccupée par lIraq et par ses dirigeants. Il y a une aspiration légitime de la région à la stabilité de la sécurité. Il nous faut maintenant un instrument de contrôle tourné vers lavenir maintenant.
Q - Une nouvelle UNSCOM.
R - Une sorte de nouvelle UNSCOM si vous voulez.
Q - Qui permet de se séparer de M. Butler.
R - Il ne sagit pas maintenant, de continuer sans fin à explorer ce qui sest fait il y a cinq ans, il y a six ans, il y a sept ans. Il sagit de faire en sorte que lIraq ne puisse pas réélaborer des programmes darmement de destruction massive, ce qui permettrait, cette condition de sécurité étant remplie, de lever lembargo qui ne sert plus à rien et qui a beaucoup de très mauvais effets sur le plan humain et beaucoup de contre-effets sur le plan des trafics, à condition naturellement dêtre complété par un dispositif de contrôle financier pour que lIraq ne puisse pas faire un usage détourné des revenus qui sortiraient de cette levée de lembargo. Ce sont quelques idées que nous avons formalisées, comme nous lavons dit depuis quelques jours, et dont nous discuterons dans les temps qui viennent, notamment avec nos partenaires du Conseil de sécurité. Je crois quà ce stade, la France est le seul pays au monde - vous parliez de clarté et de lisibilité, en voilà - qui ait une vision dont je ne sais pas si nous pouvons limposer à des protagonistes récalcitrants mais qui, en tout cas, est là et qui se tient.
Q - Monsieur Védrine, pour savoir quelle est la nature de nos relations avec les Etats-Unis au moment dune crise de ce genre, est-ce quils nous ont avertis avant de lancer leur frappe, ou est-ce quils nous ont informés une fois quil lavait lancée ? Autrement dit : est-ce quils nous ont demandé notre avis ?
R - Ce sont deux questions différentes.
Dabord nous sommes dans un dialogue constant avec les Etats-Unis parce quil ne se passe pas deux jours sans quil y ait des contacts au niveau du président, du Premier ministre, de moi ou de lensemble des services du Quai dOrsay, ou à New York, à la représentation à lONU ; on sait où ils en sont, on sait ce quils veulent faire. Tout le monde savait et pas spécialement nous, le monde entier savait que cette fois-ci, ils sétaient arrêtés au printemps, ils sétaient arrêtés quelques semaines avant et que là, ils ne sarrêteraient plus avant une frappe, même si nous leur avions dit sur tous les tons que cela ne réglerait rien, et que cétait une illusion, une solution erronée. Nous savions donc que cétait imminent. Les Iraquiens, malheureusement, ont eu un comportement absurde puisqualors que nous avions fait beaucoup defforts au sein du Conseil de sécurité pour commencer à avancer dans cette idée dun contrôle continu permettant davoir une vision davenir, ils ont brisé toutes les relations avec la commission de contrôle et ils ont mis tous les torts de leur côté. Au dernier moment, celui de la mise en oeuvre, il y a eu une information américaine mais très peu de temps avant donc... ce qui ne changeait rien à notre position...
Q - Une précision : Washington a laissé entendre que des responsables iraquiens de haut rang avaient été tués lors des frappes. Est-ce que vous le confirmez ?
R - Je nen sais rien.
Q - Donc, lAmérique ne le dit pas à la France...
Q - Est-ce que vous connaissez le bilan même de ces frappes ?
Q - Est-ce quon en connaît le nombre de victimes ?
R - Nous navons pas de bilan... Je vous rappelle que dans la guerre du Golfe, les commissions spécialisées américaines ont présenté le bilan six ou sept mois après, des objectifs qui avaient été atteints, des...
Q - Et là vous êtes à laveugle sur ce qui sest passé...
R - Pas nous...
Q - Non, je parle de vous, la diplomatie française, est-ce que le chef de lEtat, le Premier ministre, vous êtes à laveugle en ce qui concerne les résultats de la frappe américaine ?
R - Mais je ne suis pas sûr que les Etats-Unis aient une vision extrêmement claire des résultats. Ce nest pas la diplomatie française qui a les éléments. Je ne pense pas que la diplomatie allemande ou même britannique, ou autre, aient des informations plus complètes. Je crois que personne na dappréciation complète dautant quon ne connaît pas les objectifs, alors comment mesurer le... On na pas bien compris quels étaient les objectifs.
Q - Vous navez pas été informé non plus sur les objectifs.
Q - En tout cas, cela ne vous empêche pas davoir une position claire sur la façon den sortir.
Q - On vient de parler de lIraq, Monsieur Védrine, on va parler du Proche Orient. Est-ce que vous avez le sentiment que les Etats-Unis ont, en la matière, une vraie politique étrangère ?
R - Sur ?
Q - Sur lIraq comme sur le Proche Orient.
R - Sur lIraq, ils ont...
Q - Est-ce que ce ne sont pas plutôt des réactions ?
R - Sur lIraq, ils ont une logique de punition alors que nous avons, nous, une logique de solution.
Q - Et sur le Proche Orient ?
R - Cest différent.
Q - Après le fiasco de lautre jour...
R - Je ne parlerais pas de fiasco. Il faut distinguer : il y a une période après la guerre du Golfe justement où le président Bush et James Baker sétaient vraiment engagés sur le processus de paix. Il y a une coupure et puis, au bout dun long moment après, Mme Albright dabord, puis le président Clinton se sont impliqués personnellement dans la recherche dune solution. Ils lont fait avec courage, très encouragés par nous et je crois très aidés par ce que nous avions fait avec tous les protagonistes. Mais il faut avoir un peu de répondant : cest-à-dire quil faut quil y ait, et du côté palestinien - cest le cas -, et du côté israélien - ce nest pas le cas avec ce gouvernement - des parties prenantes qui veulent avancer.
Q - Alors justement, vous allez rencontrer jeudi Ariel Sharon, votre homologue israélien.
R - Que javais invité quand il a été nommé ministre des Affaires étrangères, cest-à-dire avant la dissolution puisquen général, on essaie de ne pas faire interférer les choses avec les campagnes électorales. Je lai invité et jai considéré que ce nétait pas inutile que nous ayons ce dialogue.
Q - Alors, est-ce que lon peut encore être optimiste sur le processus de paix au Proche Orient ?
R - Cest impossible de dire que lon peut être optimiste.
Q - Est-ce que cela veut dire quil est paralysé maintenant pour six mois jusquaux élections ?
Q - Ou peut-être davantage.
R - Il est certainement suspendu jusquaux élections. Après tout, ce sont bien les dernières élections générales en Israël qui lavaient paralysé et cest parce quil y a eu énormément defforts quil donne limpression de redémarrer.
Q - Mais cest fâcheux ou pas ?
R - Bien sûr que cest extrêmement fâcheux, mais on ne peut pas être optimiste ou pessimiste.
Simplement, on doit sans arrêt faire tout ce que lon peut pour relancer ce processus parce que
et la raison et le monde en ont besoin. Linterrogation sur loptimisme ou le pessimisme me paraît
dépassée
Q - On dit que lun des risques majeurs à venir, en ce qui concerne Israël et la Palestine, cest que Yasser Arafat risque dannoncer la naissance dun Etat immédiatement avant les élections législatives israéliennes. Cette hypothèse là vous paraît-elle vraisemblable ?
R - Cela me paraît possible que les Palestiniens soient tentés dutiliser cette carte, en tout cas cette hypothèse, cette possibilité, si on les enferme dans une situation absolument sans issue, sil ny a pas de processus de paix, si on napplique pas les accord passés, ceux dautrefois, Oslo, Madrid, si on napplique même pas les accords récents de Wye River ou Wye Plantation - il y a deux termes - , et qui sont enfermés, comment voulez-vous vous étonner que les Palestiniens invoquent cette perspective dun Etat palestinien que François Mitterrand citait déjà devant la Knesset en mars 82, que le président Clinton nest pas loin de citer quand il était à Gaza où il a fait un discours important. Comment voulez-vous quil renonce à cette perspective...
Q - Mais ils peuvent le retarder ou le faire à la date quil avait prévue cest-à-dire en mai ?
R - Pour le moment ils nont rien conclu de définitif mais comment voulez-vous que les Palestiniens renoncent à cette idée que le monde entier, par étapes, finit par trouver logique un jour ? Naturellement, il vaudrait mieux que ce soit dans le cadre dun accord, avec des partenaires et que ce soit un élément qui consolide la paix.
Q - Pour faire la transition peut-être avec les questions européennes, est-ce que vous confirmez ? Est-ce que vos informations vous permettent de confirmer une offensive blindée, serbe au Kossovo ? Quest-ce que cela va déclencher sur le plan...
R - Les mouvements dans une région particulière liés à une prise dotages de militaires yougoslaves par des éléments de lUCK. Là, il y a vraiment un élément... mais je ne parlerai pas doffensive...
Q - Cela veut dire des indépendantistes du Kossovo.
R - Vous avez raison de le dire, des indépendantistes du Kossovo que nous essayons, par nos actions politiques, de rapprocher de M. Rugova pour quil y ait une délégation commune dAlbanais du Kossovo, pour la négociation politique que nous souhaitons avec Belgrade pour trouver une solution. Pour le moment, il y a une tension très forte, localisée, liée à ces huit soldats yougoslaves qui ont été pris en otage. Cest déjà lépreuve - jallais dire du feu, mais jespère sans feu - de la Mission de vérification qui a été mise en place dans le cadre de lOrganisation pour la sécurité et la coopération en Europe après les accords entre le président Milosevic et M. Holbrooke et qui doivent faire en sorte que les choses se passent mieux. Mais elles se passeront mieux si lon va vers une solution politique. Cest tout notre problème aujourdhui, indépendamment de cette crise aiguë .
Q - Est-ce que votre sentiment est que, daprès ce que vous savez et ce que vous voyez, et du côté Milosevic et du côté de lUCK, donc des indépendantistes, vous avez limpression que lun ou lautre en ce moment, joue la politique du pire... ou lun et lautre ?
R - Cest malheureusement une question que lon peut se poser. On a réussi à reprendre linitiative il y a quelques semaines, au moment où il y avait une situation humanitaire extrêmement grave avant lhiver avec plusieurs dizaines de milliers de personnes, à tout le moins, qui étaient dans les forêts, qui étaient dans les pays voisins. On a réussi à avoir ce système de contrôle sur place. Les réfugiés sont revenus. Il ny a plus de problème humanitaire immédiat mais sur la solution politique, on piétine complètement. On narrive pas à arracher à Belgrade lacceptation de lautonomie du Kossovo et pour le moment, on na pas réussi à regrouper toutes les forces politiques du Kossovo pour quelles acceptent de négocier sur cette base, parce quelles demandent lindépendance qui nest pas gérable compte tenu de ce quest la situation dans les Balkans et cette région de lEurope. Il y a unanimité mondiale là-dessus, que ce soit les Européens, les Russes ou les Américains. Notre problème immédiat, cest de concentrer toutes nos forces pour obliger les uns et les autres à entrer dans cette négociation. Dans chaque camp, il y a des gens qui veulent peut-être accepter la médiation, mais il y en a dautres qui veulent au contraire durcir.
Q - Monsieur Védrine, vous serez demain et mardi en Russie. Vous allez voir M. Primakov, si je me souviens bien, était ministre des Affaires étrangères, donc vous le connaissez bien. Vous verrez peut-être M. Eltsine. Est-ce que vous allez dire aux Russes que lEurope va les aider, que la France va les aider ? Quest-ce que vous attendez de cette visite ?
R - Je lai appelé pour lui dire que je trouvais cela bizarre et il ma dit : jai été déçu quon ne le rappelle pas. Alors je lui ai expliqué. Il ma semblé que cette semaine là, les médias et lopinion avait traité cela sur un mode de mise en oeuvre technique, financier, la monnaie et que donc, on a surtout fait parler des spécialistes des finances publiques. Quant à laspect historique, il était clair et je crois déjà établi.
Q - LAllemagne préside désormais lUnion européenne. Est-ce que vous sentez un esprit
aussi européen chez Schröder que chez son prédécesseur Kohl que vous avez bien connu
?
R - Que jai bien connu et beaucoup admiré. Je ne crois pas quil faille comparer M. Schröder, si tant est quon le puisse déjà, puisque cette présidence commence à peine, avec son prédécesseur. Aujourdhui, en Europe, vous avez des gouvernements qui sont dans leur extrême majorité socio-démocrate. Cest très important pour tout le volet économie, croissance, emploi où il y a des synergies qui nexistaient pas avant. Vous avez aussi une époque où les opinions européennes sont européennes mais, en même temps, veulent que lon négocie leurs intérêts au mieux, cest-à-dire quon nest pas dans une époque mystique. Il se trouve que tout cela coïncide avec le calendrier des travaux en Europe. Ce que lon doit faire avant tout, cest nous mettre daccord sur la façon dont on va financer lUnion européenne de 2000 à 2006, ce que lon appelle encore dans notre jargon « lAgenda 2000 ». La présidence allemande, qui arrive avec un gouvernement qui arrive, qui se met en place, dont ce sont ses premiers pas, qui a lair dêtre animé des meilleures intentions, a quand même à traiter un sujet qui est très très dur. Nous devons traiter cela avant toute autre considération parce que cela pèse sur tous les autres sujets auxquels on pourrait penser, élargissement, institutions. On a pris ce problème à bras le corps. La meilleure façon de redonner toute sa densité à la relation franco-allemande pour quelle redevienne le moteur de lEurope, cest de trouver ensemble des solutions pour avancer. Il faut que lon se mette daccord sur ce financement.
Q - Vous parlez de laxe franco-allemand ?
R - Je ne parle pas daxe moi, je naime pas le mot...
Q - Oui, enfin le moteur disons.
R - Je parle de moteur parce quen général, cela a fonctionné pour les autres...
Q - Vous voulez quil revienne, cela veut dire quil était parti ?
R - Les dernières années, ce nétait plus la même chose, parce que... pour des tas de raisons, y compris en Allemagne dailleurs... Il faut donc lui redonner sa cohérence, non pas uniquement par des déclarations.
Q - Mais on ne peut pas craindre que M. Schröder soit un petit peu plus national quand même que ses prédécesseurs ?
R - Non, je ne crois pas quil y ait quoi que ce soit à craindre. Cest compliqué parce que les Allemands sont comme nous, comme les Britanniques, comme les Espagnols ou les Italiens : ils sont Européens et puis, en même temps, ils gèrent leurs intérêts. Ils nont pas envie de les sacrifier dans des compromis prématurés. Ils vont défendre chèrement leurs intérêts comme nous autres, comme tous les autres. Ce sera dur mais ce nest pas inquiétant.
Q - Lionel Jospin était ce week-end, notamment hier soir puisquils ont dîné ensemble, invité par Gerhard Schröder. Cétait une visite privée pour quils se connaissent mieux et quils puissent parler hors rencontre officielle. Est-ce que vous avez limpression quil y a, ou pas, du tout une sorte de compétition entre Jacques Chirac et Lionel Jospin pour savoir qui aura les meilleures relations et le plus dinfluence dans les relations avec Gerhard Schröder ?
R - Non, dans les relations franco-allemandes, je trouve que la question ne se pose même pas.
Q - Essayez de répondre quand même
R - Je réponds. Jai connu pas mal de situations comme cela : compte tenu de la façon dont la constitution des pouvoirs publics sont faits en France, il est tout à fait indispensable que les rapports entre le président de la République et le chancelier soient excellents et les rapports entre le Premier ministre et le chancelier soient excellents. Si vous regardez les problèmes quils traitent, on a besoin des deux, on a besoin dune combinaison des deux.
Q - Ce nétait pas cela ma question, vous le remarquerez bien.
R - Ce nest pas une réponse systématique. Je ne crois pas quil faille lire cela comme une sorte de rivalité qui se développerait pour des raisons politiques.
Q - Il ny a pas de compétition franco-française pour savoir qui sera le meilleur ami de Gerhard Schröder ?
R - Le problème posé nest pas celui-là.
Q - Non, mais cest la question.
R - Regardez ce quil y a après les déjeuners ou les dîners entre M. Schröder et le président Chirac ou Lionel Jospin. Il sagit après de prendre, ensemble, dés décisions extrêmement difficiles.
Q - Est-ce que vous vous attendez à une phase de tension ? Vous venez de dire que la nouvelle équipe allemande va défendre ardemment ses intérêts, on va le voir sur la politique agricole commune etc... mais son financement, est-ce que vous attendez un peu de frictions ou un peu de cinéma ?
R - Je mattends à des crises mais je ne mattends pas à des crises franco-allemandes. Je mattends à des crises dans les conseils européens parce que si vous regardez les données chiffrées du problème, - on na pas le temps là -, cest très difficile de trouver un compromis. Ce nest pas un problème franco-allemand, cela peut être aussi bien germano-espagnol ou italo-britannique, ou je ne sais quoi. Il y a quinze pays qui ont beaucoup de mal à se mettre daccord. On a besoin que la relation franco-allemande soit forte parce que sinon cela ne débouche pas. Mais ce nest pas suffisant non plus, on a donc besoin et du président et du Premier ministre et de tous les ministres compétents. Je ne sais pas quand on va y arriver, mais cela métonnerait quon y arrive sans crise. Cest-à-dire quà un moment donné, il peut très bien y avoir un Conseil européen qui ait du retard dans la nuit, qui est difficile. Il y aura un compromis qui ne passera que si chaque pays participe au compromis et si on met à contribution chacune des grandes politiques de lEurope.
Q - Moins de routes et moins dagriculture ?
R - Cela veut dire quil faut trouver des économies raisonnables sur la politique agricole commune, - pas de cofinancement mais des économies. Cela veut dire quil faut être raisonnable sur le Fond de cohésion, sur le Fond structurel, sur la ristourne britannique, enfin sur tout.
Q - Il faut être raisonnable. Les Français sont raisonnables ?
R - Il faut que tous les Européens, il faut que chaque responsable européen puisse dire « jai participé au compromis mais chacun des autres aussi ». Ce nest pas un problème franco-allemand. Cest un problème de chacun avec tous les autres. Mais il faut que les Français et les Allemands, ensemble, essaient dimpulser cela.
Q - Nous sommes avec vous, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères jusquà 19 heures. Une question : vous avez un interlocuteur qui est Joschka Fischer, qui est Vert. Quand il est avec vous, il est Vert ou il est Allemand ?
R - Il me dit « il ny a pas de politique étrangère verte », Je suis le ministre des Affaires étrangères allemand.
Q - Alors aujourdhui, tout le monde - tout le monde cest-à-dire Jacques Chirac, Lionel Jospin mais aussi Gerhard Schröder - parle de relancer une Europe sociale. Est-ce que ce sont des paroles pieuses, ou est-ce quil y a la moindre chance que, par exemple en 1999, quelque chose progresse concrètement ?
R - Je ne crois pas que ce sont des paroles pieuses. Il y a donc une très grande majorité de gouvernements sociaux-démocrates en Europe qui considèrent que la construction européenne, pour être soutenue par les opinions publiques et les électeurs, doit développer ce volet. Mais la politique sociale nest pas à proprement parler une politique commune de lEurope au sens de la politique agricole : il ny a pas un financement spécifique. Cela peut se faire autrement, sous la forme dune sorte de contagion par le haut de cercles vertueux, comme on disait à une autre époque, que chaque pays dEurope essaie progressivement de se rapprocher de ce que font ses voisins de mieux dans les différents volets de la politique sociale. Cest une idée qui progresse. Il y a quinze ans, je me rappelle de Mitterrand, parlant dEurope sociale devant Schmidt. Tous les autres ricanaient quand on parlait dEurope sociale, y compris de sociaux-démocrates. Aujourdhui, cela a progressé, ces dernières années et puis cest à linitiative de ce gouvernement Jospin quil y a maintenant tous les ans un rendez-vous. Ce ne sont pas les mêmes mécanismes que sur les autres volets de lEurope. Mais cela oblige tous les ans à en parler, à se préparer à ce rendez-vous et disons une sorte deffet de contagion, dimitation, sil y a un peu de croissance en plus, on devrait pouvoir avoir de vraies avancées, pas uniquement des paroles pieuses.
Q - Voilà, les autres volets, alors on attend, maintenant que lEurope de la monnaie est sur les rails, on attend lEurope politique, lEurope de la défense. Est-ce que cest possible de faire lEurope de la défense ou lEurope politique avec les Britanniques qui se comportent quand même, on vient de le voir avec llraq, comme les petits soldats des Etats-Unis ?
R - On ne peut pas faire lEurope avec dautres que les Européens Cest une idée simple et quon a eu tendance à oublier à plusieurs reprises dans la construction européenne.
Q - Est-ce que les Britanniques sont européens ? Enfin, le Général de Gaulle avait son idée là-dessus.
R - La situation de départ nest pas la même si on regarde la monnaie, la défense et la politique étrangère. En matière de monnaie, quelques pays dEurope et quelques dirigeants dont nous parlions tout à lheure, ont eu lintelligence de comprendre que la souveraineté monétaire était déjà une illusion. Les Britanniques sont restés à lécart, mais je suis convaincu quils vont y venir, ne serait-ce que parce que sinon la situation sera intenable pour eux. Quand on fait une monnaie unique européenne, on nest pas en train dabandonner de la souveraineté, on reconstitue de la souveraineté, on avance.
Si on prend la défense, cest tout à fait différent parce que chaque pays a le sentiment davoir gardé sa souveraineté mais, en plus, il y a un système qui existe depuis laprès-guerre, lOTAN, lAlliance atlantique qui a protégé lEurope contre la menace soviétique de lépoque. En dehors de la France qui a une défense nationale avec une conscience de défense nationale qui sajoute au dispositif de lAlliance - on est protégé deux fois en quelque sorte -, la plupart des autres trouvent que la situation est bonne comme cela. Ce qui fait que chaque fois que la France depuis vingt ans, quinze ans, dix ans, a lancé des idées de défense européenne, cela na pas marché parce que les Britanniques lui ont scié les jarrets de ces idées. Les Etats-Unis étaient évidemment contre lidée que se crée une autonomie en Europe et les autres nétaient pas demandeurs. Cela ne pouvait pas aller loin. Et on ne peut pas faire lEurope tout seul, entre nous, franco-français. Sur ce plan, pour la première fois, il y a un changement parce que je crois que M. Tony Blair a compris que pour son pays, qui nest pas encore dans leuro, qui nest pas dans Schengen, qui na pas de légitimité historique en ce qui concerne la construction européenne, eh bien cest le seul domaine où, sil montre un peu douverture...
Q - Quel domaine ? Cest-à-dire la défense ?
R - La défense, la défense européenne, à condition de bouger un peu dans ses positions, cest le seul domaine où il peut redonner, donner tout de suite à son pays la place quil ambitionne pour lui en Europe.
Q - Justement, il y a un sommet de lOTAN...
R - Nous on ne pouvait pas dire « cela ne nous intéresse pas », parce que jamais dans le passé cela na été vrai. On a pris lattitude positive consistant à dire « eh bien on va regarder ensemble ce que lon peut faire ». Cest ce quon est en train détudier.
Q - Oui, vous étudiez ce sommet de lOTAN qui aura lieu au mois de mars où lon sattend justement à ce que Tony Blair fasse des propositions...
R - Ce sont deux choses différentes. Entre Européens...
Q - Il va redéfinir la stratégie
R - ...France et Grande-Bretagne et puis France-Allemagne et puis dautres qui voudront petit à petit. On regarde ce que nous pourrions faire ensemble dans le cadre général de lAlliance atlantique en précisant quand même des moyens spécifiques pour que lUnion européenne puisse mener une action, si cest nécessaire, sur une décision européenne en utilisant des moyens de lOTAN.
Q - Le pilier européen...
R - Le fameux pilier européen dont on parle depuis Kennedy mais qui ne sest jamais concrétisé pour les raisons que jai rappelées. On est en train de voir si cela marche, Cest intéressant de regarder si cela peut marcher, Si cela bouge, ce sera la première fois depuis des dizaines dannées. On est en train dexplorer cela.
Le Sommet de Washington, cest le Sommet de lOTAN dans lequel les Etats-Unis veulent définir la mission de lOTAN dans le monde nouveau, qui na plus lURSS comme adversaire repoussoir justificatif. Il y a une discussion sur les nouvelles missions de lAlliance. Cest une discussion, ce nest pas le sommet qui va régler le sort de la défense européenne, Nous, nous voudrions que ce sommet salue leffort des Européens pour la défense européenne et considère que cest utile, que cest légitime mais cest à nous, Européens, de nous organiser. Ce nest pas à ce Sommet à Washington de le faire à notre place.
Q - Oui mais il pourrait y avoir un changement de la part de lattitude française à légard de lOTAN, un nouveau changement.
R - Pour le moment, la question nest pas posée parce quavec les Britanniques, nous avons dit que nous allions essayer davancer sans renoncer à nos positions respectives, ni les leurs, ni les nôtres.
Q - Quest-ce que cela signifie concrètement, ça ?
R - Cela veut dire que pour faire face à des situations nouvelles qui ne relèvent pas strictement de lOTAN au sens organisation de défense du territoire européen, face à une agression concernant tout le monde...
Q - Eh bien ?
R - (...) Mais dans des domaines nouveaux du genre malheureusement de toute lex-Yougoslavie, est-ce quon peut avoir des actions ensemble, qui soient décidées par des Européens avec des moyens otaniens européens. Il y a une combinaison à trouver pour mener les déclarations de maintien de la paix.
Q - Sans les Américains...
R - Sans les Américains, sils ne veulent pas y aller, puisquon ne peut pas empêcher les Américains de participer à une action commune dans le cadre de lAlliance. Naturellement, ce serait idiot. Il y a des cas aussi où les Américains peuvent ne pas vouloir ou avoir un Sénat qui refuse ; il peut y avoir un problème de financement, dopinion publique... On ne peut pas être bloqué par leur propre blocage. Il faut que lon puisse agir par nous mêmes. Cest cela que nous essayons dexplorer. Comme cest assez nouveau comme cas de figure par rapport à avant, cela peut peut-être sélaborer sans avoir à procéder à une révision complète des positions, soit de la Grande-Bretagne soit de...
Q - Est-ce que les Américains, sous ladministration de Clinton, sil reste encore longtemps, sont prêts à accepter un nouveau partenariat plus équilibré entre lEurope et les Etats-Unis ?
R - Nous avons eu une réunion de lOTAN où Mme Albright a dit quelle acceptait, elle accueillait cette idée de façon sympathique à condition que cela ne crée pas de double emploi avec lOTAN. Personne na envie ni largent pour monter un système concurrent, et à condition que cela ne complique pas la vie de lAlliance atlantique. On a des idées intelligentes en tête si je puis dire. Il ne sagit pas de compliquer les choses inutilement. Il faut avancer, que lEurope avance.
Q - Alors, est-ce quelle peut aussi avancer sur le plan politique . Est-ce que cest absurde dimaginer pour bientôt un exécutif européen élu au suffrage universel ?
R - Européen, vous voulez dire de lUnion ?
Q - Oui.
R - Ecoutez, aujourdhui on est quinze dans lUnion européenne...
Q - Mais on arrive à faire des élections européennes pour le Parlement...
R - On est en train de négocier lélargissement avec six pays. Il y a plusieurs autres pays qui attendent quon commence les négociations délargissement avec eux...
Q - Donc, la réponse, cest la Saint-glinglin !
R - Non...
Q - Non, cest linverse... est-ce que lon peut ne pas renforcer les institutions européennes avant de conclure un élargissement ? Cest une question justement, « est-ce quon peut » ?.
R - Vous faites une partie du travail à ma place, cela me fait gagner du temps... Je pense quen effet, et la France le dit, que lon ne peut pas aller à un élargissement au-delà de quinze, si on na pas réformé au préalable les institutions européennes parce que sinon tout simplement cela ne marchera plus. On est déjà à la limite...
Q - Est-ce quon a les moyens dimposer cela ? Cest-à-dire de le faire accepter.
R - Personne en Europe na les moyens dimposer quoi que ce soit aux autres.
Q - Est-ce quon a les moyens de convaincre, par notre immense talent, nos partenaires quils auraient peut-être les mêmes idées que nous sans le savoir ?
R - La France a convaincu les autres de beaucoup de choses depuis le début de lEurope. Je pense quon a une capacité de conviction considérable. Je vais dire quil faut réformer avant lélargissement, mais je vais dire aussi à ceux qui sont les plus sincères partisans de la construction européenne quil faut quils réfléchissent sérieusement de ce dont nous nous occupons. Cest notre responsabilité. La contradiction majeure des prochaines années sera, si lon raisonne sur dix ou vingt ans, entre lapprofondissement que nous souhaitons dune Europe plus forte, plus utile dans le monde, et lélargissement. Cela va sétaler sur des années et des années.
La réponse à la question que je pose, je mettrai « variable ». Cest quun groupe de pays puisse avancer sans que les pays moins désireux de bouger puissent les en empêcher.
Q - Non, mais la question de Giesbert ?
Je reviens à ma question parce quon lavait un peu abandonnée : est-ce que cétait absurde dimaginer pour bientôt un exécutif européen élu au suffrage universel ?
R - Ce que jai dit visait à en montrer la difficulté puisque lanalyse des opinions publique, lanalyse des partis politiques, lanalyse de lattitude des gouvernements européens montrent quaujourdhui ce serait un pas énorme vers le fédéralisme, on saperçoit aujourdhui, que cest une ligne politique qui nest forte dans aucun pays de lunion européenne...
Q - Donc ce nest pas pour bientôt.
R - Je ne crois pas que ce soit pour bientôt sous cette forme. Par exemple, les länders allemands bloquent tout progrès dans ce sens depuis des années, le Danemark fait des référendums à chaque fois quon...
Q - Est-ce que vous croyez..
R - ... La conjonction nest pas porteuse. Il faut trouver une façon davancer autrement.
Q - Monsieur Védrine, croyez-vous que les élections européennes vont donner, en France, lieu à un vrai débat sur lEurope simplement des problèmes de combines de politique intérieure ?
R - Je crois quil y aura tout à la fois. Cest un rendez-vous démocratique important qui, évidemment, donnera lieu à toutes sortes de combinaisons politiques variées et dinterprétations politiques varices mais que les questions européennes qui sont devant nous, sont suffisamment importantes. La question de lAgenda 2000 dont nous parlions, les élargissements, comment on peut les gérer, comment faire en sorte que lEurope après élargissement ne se disloque pas complètement dans un ensemble énigmatique, comment rebondit la géométrie variable. Il ne tient quà nous den faire un sujet important et à vous dailleurs, si je puis me permettre..
Q - Quel serait pour vous le meilleur chef de file possible du parti socialiste français dans cette affaire ? Est-ce que ce serait Jacques Delors ? Est-ce que ce serait Jack Lang ? Est-ce que ce serait le premier secrétaire ?
Q - François Hollande ? ou Daniel Cohn Bendit. !
R - Ce nest pas à moi de trancher...
Q - Non, mais vous avez le droit davoir un avis.
R - Jai noté que ces derniers jours, un certain nombre de responsables politiques, à commencer par le Premier ministre, indiquaient quil pouvait être logique par rapport à limportance de cette campagne, à ce que ce soit le premier secrétaire du parti socialiste, mais que sil ne pouvait pas, sil ne voulait pas, il y avait toutes sortes dautres talents possibles, disponibles.
Q - Et alors, votre idée ?
R - Rien, je suis là.
Q - Bon, alors on va terminer par une petite remarque, on sait que vous avez une grande expérience personnelle de la politique étrangère. Depuis que vous êtes au Quai dOrsay, quest-ce que vous avez vraiment appris ?
R - Tout ce que je pensais est encore un peu plus compliqué. Cest la gestion de la relation avec les Etats-Unis - hyper-puissance dont on est lami mais dont il faut contenir lunilatéralisme - et la négociation jour et nuit, avec les 184 autres pays qui composent le monde, sans parler de la façon davancer dans une Europe qui sélargit malheureusement parfois plus vite quelle ne sapprofondit. Tout cela on le connaît mais à le vivre...
Q - Cela ne se maîtrise pas ?
R - Il faut le maîtriser naturellement. Jai limpression de jongler avec trente boules, comme je le dis parfois, dans ce métier. Mais cest encore un peu plus complexe quon peut le penser et pourtant...
Q - Cela donnera loccasion à Hubert Védrine de revenir nous parler dans une autre perspective et un autre Club de la Presse des problèmes de politique étrangère.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr )