Texte intégral
Emmanuelle QUEMARD - Les cheminots ont déposé lundi un préavis de grève reconductible. Pourriez-vous aujourd'hui, encore comme en 1995, être "l'homme par qui la France peut s'arrêter" ?
Bernard THIBAULT - "Cela fait partie des fables. C'est une image qui peut vous coller à la peau au moins pendant un certain temps. Le mouvement des cheminots de 1995 est tout sauf la décision d'un seul homme, quel qu'il soit. Il est né plutôt d'un travail syndical de terrain de longue haleine, de sensibilisation des cheminots sur l'état de l'entreprise. Si cette grève n'avait pas eu lieu, la France aurait pour l'essentiel le réseau de trains à grande vitesse comme exploitation ferroviaire et très peu de lignes secondaires. Aujourd'hui, on n'est pas dans un schéma comparable à celui d'autres entreprises publiques. Le Président Jacques Chirac et le gouvernement peuvent aujourd'hui affirmer,- ce qui est déjà important-, ne pas être sur un schéma de privatisation de l'entreprise semblable à celui connu par d'autres entreprises publiques privatisées, EDF par exemple. A la SNCF, cela s'illustre de manière différente. Des activités qui, hier, étaient gérées par l'entreprise sont aujourd'hui transférées au privé au détriment de la cohérence d'ensemble de la société. Le développement de la SNCF ne passe pas par la mise en concurrence d'opérateurs."
Q - Dix ans se sont écoulés depuis les grandes grèves de 1995, cette décennie de luttes sociales a-t-elle fait avancer la cause des salariés ?
R - "Cette période a permis de remettre régulièrement les questions sociales au centre des débats même si cela ne s'est pas toujours traduit par des avancées pour les salariés. Cette tendance a eu un impact sur le plan politique. Les consultations intervenues durant cette décennie ont délivré des messages très critiques sur ce qui se faisait. Cela a contraint un certain nombre de responsables politiques à laisser entendre qu'ils étaient à l'écoute des attentes sociales. Mais, cela ne s'est pas traduit dans les actes. La prise de distance avec la représentation politique s'est, en partie, repositionnée sur une attente envers le syndicalisme. Il y a eu de fortes mobilisations sociales autour des initiatives syndicales lorsque les syndicats étaient réunis, voire unis. Mais, le syndicalisme français, au cours de cette décennie, n'a pas toujours fait la démonstration qu'il pouvait être plus efficace qu'auparavant."
Q - La cristallisation des conflits autour de la défense des services publics ne symbolise-t-elle pas une bataille d'arrière-garde dans un environnement économique de plus en plus concurrentiel ?
R - "Je ne crois pas. La manifestation de samedi dernier a principalement été pensée par des élus locaux, qui ont envoyé des messages d'alerte sur les conséquences visibles des choix actuellement en vigueur dans les administrations ou les entreprises publiques. Quand ce sont les salariés des activités publiques qui posent ces questions, on a tendance à dire qu'il s'agit d'une vision corporatiste. Dans une période marquée par les violences des dernières semaines, il faut admettre que les services publics jouent un rôle contre la discrimination sociale. C'est là un combat moderne pour une société qui veut s'interroger sur la fracture sociale. La performance des services publics conditionne la performance économique globale d'un pays."
Q - On vient de fêter les 60 ans de la Sécu. Croyez-vous que ses jours soient comptés ?
R - "Les pouvoirs publics n'ont pas fait grand-chose et pour cause. Les dernières réformes défendues par la majorité actuelle ne sont pas inspirées par l'esprit originel de la sécurité sociale. Elles procèdent davantage de la sélection par les moyens financiers. Les syndicats doivent faire pression pour revenir au concept d'origine, qui est d'organiser un système solidaire, sauf à s'accommoder d'une société où le morcellement social est de plus en plus prononcé."
Q - Avez-vous tiré les leçons de l'échec du conflit des retraites en 2003 ?
R - "Cela sera l'un des points d'analyse lors de notre prochain congrès. Le niveau de mobilisation de ce conflit a été un des plus importants de cette décennie au niveau interprofessionnel. Mais, il a été insuffisant. Il aurait fallu aller au-delà et pour cela, que l'unité syndicale perdure. Ce conflit met en évidence que l'insuffisante implantation syndicale dans les entreprises, notamment privées, pèse sur la capacité de mobilisation. Il y a urgence à s'y développer. Les conséquences de la réforme des retraites vont apparaître petit à petit aux yeux de beaucoup de salariés. La prochaine échéance est 2008, quand public et privé auront la même durée de cotisation. Ce sera l'opportunité d'aborder le sujet à nouveau mais si nous pouvons y revenir avant, nous le ferons."
Q - La crise des banlieues vous a-t-elle surpris ?
R - "Les organisations syndicales alertent depuis longtemps les pouvoirs publics sur la précarisation accrue de l'emploi, les problèmes de logement et d'éducation. Or aujourd'hui, pas un seul sujet au c?ur du mécontentement social ne donne matière à négociation." (Source http://www.cgt.fr, le 25 novembre 2005)