Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Al Charq al awsat" du 21 janvier 1999, sur les propositions françaises pour le contrôle du désarmement en Irak et la levée de l'embargo, sur la naissance de l'Etat palestinien et sur les relations franco-iraniennes.

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Média : Al-Charq Al-Awsat - Presse étrangère

Texte intégral

Q - La France a proposé des idées qui sont basées sur des mesures préventives, et qui tiennent comptent de lavenir en mettant le passé de côté. Or, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne considèrent que ces idées représentent un contournement des résolutions de lONU. Que deviendront les résolutions de lONU si on commence par les contourner ?
R - Le point de départ de notre raisonnement cest que les mécanismes de contrôle qui ont fonctionné ces dernières années - la Commission spéciale - ne permettront plus davancer. On nobtiendra rien de plus, à supposer même que la Commission spéciale puisse revenir et recommencer ses travaux, ce dont nous doutons. Nous disons donc : changeons de méthode. Mettons au point des mesures de contrôle dont lobjectif sera de prévenir tout redéveloppement par lIraq de toute arme de destruction massive.
Pendant les premières années, la Commission spéciale a été très efficace et a permis de détruire encore plus darmement que ce qui a été détruit pendant la guerre du Golfe. Mais, depuis un certain temps maintenant, on tourne en rond. Il y a une impasse et une tension permanente qui a amené les Américains et les Britanniques à mener des frappes dans des conditions qui ont porté atteinte à lautorité du Conseil de sécurité. La sécurité dans la région nest pas renforcée par ces actions, et on naperçoit aucune solution au drame humain et humanitaire de lIraq. Cest un drame humain parce que cest toute une génération qui est brisée. Pour sortir de cette impasse, avons jugé utile de faire des propositions. Ce nest pas un « plan » formel, parce que nos idées sont ouvertes à la discussion. Celle-ci a dores et déjà commencé. Certains nous disent : cest intéressant mais on sécarterait de certaines des résolutions. Mais le Conseil de sécurité est souverain. Il peut très bien décider que certains aspects des résolutions ne sont plus efficaces et doivent être adaptés. Nous ne disons pas que la vigilance nest plus de mise. Il est impossible de le dire compte tenu de ce quest ce régime, de ce quil a fait et de linquiétude légitime des pays voisins. Nous ne disons pas non plus que le désarmement est achevé. Qui pourrait laffirmer ? On peut le constater sur le plan nucléaire et balistique parce que cest facile à voir matériellement. Mais jamais aucune commission ne pourra conclure quil ny a plus de produits chimiques ou bactériologiques. Cest le type même de la preuve impossible. La vigilance internationale doit donc prendre de nouvelles formes et le Conseil de sécurité doit avoir le courage de sadapter à une nouvelle situation.
Q - Est-ce que cela veut dire que le Conseil doit voter de nouvelles résolutions qui annulent les précédentes ?
R - Je ne dirais pas cela a priori. Nous verrons avec nos partenaires. Les résolutions restent valables sur beaucoup de points mais doivent être peut-être adaptées sur certains autres. Si on se met daccord sur un nouveau dispositif, il faudra peut-être de nouvelles résolutions.
Q - Quest-ce que cela entraînerait en ce qui concerne la Commission spéciale ? son retour en Iraq est-il possible ?
R - Nous nimaginons pas une Commission spéciale inchangée reprendre son travail en Iraq après les frappes, comme si de rien nétait. Et même si cétait le cas, à quoi cela servirait-il ? Depuis deux ans, on ne fait plus de progrès. Il nous faut être plus efficaces et donc être inventifs.
Q - Comment peut-on introduire un mécanisme nouveau si vous avez deux membres au sein du Conseil de sécurité, les Américains et les Britanniques, qui insistent pour que les vieilles résolutions soient appliquées mot à mot ?
R - Cela ne nous empêche pas de réfléchir, de faire des propositions et de jouer notre propre rôle au sein du Conseil de sécurité. Et nous dirons aux pays qui ne voudraient rien changer : quattendez-vous encore du système actuel ? Réfléchissons plutôt ensemble à un système nouveau et qui permette datteindre nos vrais objectifs : la sécurité de la région et en même temps la question humaine en Iraq. Peut-on concilier ces deux objectifs ? Cest ce à quoi vise notre contribution.
Q - Les Américains ont proposé de lever lembargo sur lexportation du pétrole au niveau du programme « pétrole contre nourriture ». Cela vous paraît-il suffisant dans la phase actuelle ?
R - Cela montre quils sont conscients du problème humain et que lembargo nest pas sacré, mais ce nest pas suffisant. Ce que nous proposons va plus loin que cette réponse partielle.
Q - Lautorité du Conseil de sécurité a été compromise par les décisions unilatérales que vous avez mentionnées. Comment peut-on rendre au Conseil son autorité ?
R - En relançant la discussion au Conseil de sécurité sur la base de nos idées, nous contribuons déjà à restaurer lautorité du Conseil. Il faudrait ensuite sabstenir de toute action unilatérale en-dehors des décisions du Conseil. Ce serait lidéal. Mais nous tenons compte de la réalité des choses. Commençons donc par refaire du Conseil le lieu où on réfléchit à lavenir. Aucun pays parmi les membres permanents na le pouvoir dimposer aux autres de suivre sa propre politique. Mais, en sens inverse, personne ne peut empêcher un pays de faire des propositions et de montrer quil y a des alternatives.
Q - Dans vos propositions, vous parlez de mesures de contrôle sur le terrain. Comment garantir que le sort de ces mesures ne soit pas aussi un échec ?
R - Que propose-t-on à la place ? Nos propositions peuvent susciter des discussions, des questions, des critiques, cest légitime. Mais il faut dire alors ce que lon propose à la place de nos idées. Nous proposons un contrôle préventif pour empêcher tout développement par lIraq de nouvelles armes de destruction massive. Et nous disons, au lieu de continuer sans fin une investigation sur le passé impossible à conclure, tournons nous vers lavenir et vers un système de prévention qui devra comporter différents volets. Il faudrait, sur place, une commission rénovée. Il faudrait que cette commission ait un pouvoir dinspection surprise très grand, comme cest prévu dans beaucoup daccords de désarmement modernes. Il faudrait des moyens dobservation sophistiqués et il faudrait des moyens de contrôle physique au sol.
Q - Est-ce que le système que vous proposez permettra de mettre fin au trafic qui existe ?
R - Le trafic est né de lembargo. Toute politique de prohibition entraîne un contournement. Certains embargos sont nécessaires. Imposer linterdiction des armes dangereuses est tout à fait légitime. Beaucoup daccords internationaux portent sur la prohibition des matières dangereuses : nucléaire, chimique, balistique ou bactériologique. La difficulté tient au fait quon a affaire souvent à des technologies qui sont à double usage. Empêcher un pays pétrolier dexporter son pétrole, cest entraîner des tentations de trafic. Et quand il y a un trafic, ce nest pas le peuple qui en profite.
Q - La commission renouvelée que vous avez proposée, est-ce la fin de la Commission spéciale et de M. Butler, ou le renforcement de lun ou des deux ?
R - Ce nest ni un problème dhomme ni un problème de mots. La Commission spéciale-bis ou une autre appellation, ce nest pas là le sujet. Mais il faut une rénovation.
Q - Mais le problème est devenu un problème dhomme ?
R - Nos propositions portent sur les problèmes de fond.
Q - Donc, votre commission rénovée, cela pourrait être la Commission spéciale modifiée ?
R - Ou quelque chose dentièrement nouveau, pourquoi pas ?
Q - Est-ce que les histoires despionnage qui ont entouré la Commission spéciale sont une des raisons pour lesquelles il faut modifier la commission ?
R - Cela nest pas à lorigine de nos propositions mais cela en démontre lopportunité.
Q - Au moment où vous proposiez vos idées à New York, à Bagdad on entendait à nouveau le discours de guerre sur le Koweït. Est-ce une faute tactique ou cela reflète-t-il un manque denthousiasme vis-à-vis de vos idées ?
R - Je ne pense pas que cela soit lié à nos propositions. Mais cest une faute tactique, et de fond. Mais nous ne pouvons pas attendre que la situation soit paisible pour avancer des idées !
Q - LIraq demande à faire partie des négociations qui se font sur son sort. Est-ce faisable ou utile ?
R - Cest normal quun pays qui est dans cette situation - par sa faute - ait comme objectif de recouvrer sa pleine souveraineté. Son comportement, son absence de coopération totale avec la Commission spéciale, et ses déclarations reculent ce moment. En attendant cest aux membres permanents quil appartient de réfléchir et de décider, ce qui nempêche pas découter les Iraquiens.
Q - Imaginez-vous que le retour à la souveraineté soit possible sous le régime actuel ?
Ce à quoi les Américains ne croient pas.
R - Cela serait possible sous le régime actuel si celui-ci faisait la preuve durable dune coopération sans faille avec la communauté internationale, le Conseil de sécurité et la Commission de contrôle quel que soit son nom. Il ne la jamais fait ou alors très fugacement.
Q - Mais lIraq na jamais senti aussi que sa coopération conduira à la fin des sanctions.
R - Peut-être, mais il na jamais créé la situation où il serait devenu évident que certains pays au Conseil de sécurité bloquaient quoi quil arrive. LIraq a toujours donné des arguments à ses adversaires et à ceux qui ne veulent rien changer.
Q - Les Etats-Unis continuent à croire que la seule solution pour lIraq consiste à changer le régime. Cela vous paraît-il efficace ? Quest-ce que cela pourra rapporter ?
R - Cela démontre quils ne croient pas à lalternance de Commission spéciale et de frappes, ni à lembargo ! Il sagit là dune autre politique que celle fixée par les résolutions du Conseil de sécurité. Les mêmes ne peuvent pas nous dire quil ne faut rien changer au moindre détail des résolutions et annoncer ou préconiser une politique qui na rien à voir avec ces mêmes résolutions.
Q - Comment évaluez-vous linitiative saoudienne en ce qui concerne lIraq et qui appelle à un allégement des sanctions ?
R - Faire plus sur lhumanitaire nest plus suffisant.
Q - Comment répondre aux inquiétudes des pays du Golfe ?
R - Est-ce quils sont rassurés dans la situation actuelle ? Nos idées, si elles étaient toutes appliquées (la levée de lembargo, mais aussi la prévention du réarmement et le contrôle financier) créeraient une situation plus sûre.
Q - Il a été dit que les raisons pour lesquelles la France fait cet effort est pour permettre aux compagnies pétrolières françaises de rentrer en Iraq, quest-ce que vous en dites ?
R - Cest en général une interpellation que lon réserve à la politique étrangère française. Cela serait comique si cela nétait en plus dénué de fondements et bien naïf. Si lon arrivait à un système de contrôle assez sérieux pour que lon puisse lever lembargo, les compagnies pétrolières de toutes nationalités pourraient bénéficier de cette situation et je suis convaincu que les Iraquiens répartiraient les contrats de façon diversifiée.
Q - Vu la situation interne américaine, est-ce que les choses peuvent avancer alors que le président américain est affaibli ?
R - Il ne doit pas y avoir de rapport entre cet épisode désolant de la vie politique judiciaire intérieure américaine et nos démarches. Si nous présentons des idées maintenant, cest parce que limpasse se présente maintenant.
Q - Vous avez reçu M. Sharon à Paris, la semaine dernière, est-ce quil vous a convaincu de ses idées sur lEtat palestinien ?
R - Non. Nous avons des idées on ne peut plus différentes, puisque cela fait très longtemps - 17 ans en fait - que la France a pris une position de principe favorable à un Etat palestinien, puisque cela remonte au discours de François Mitterrand à la Knesset en mars 1982. Les Américains se rapprochent petit à petit de cette position. Sans aller aussi loin, le récent discours de Bill Clinton à Gaza était le plus courageux quait fait un président américain. Pour en revenir à M. Sharon, je lai invité dès quil a été nommé ministre des Affaires étrangères et donc avant la dissolution. Je lai écouté avec beaucoup dintérêt ; il est un élément important de la situation politique israélienne et la campagne électorale est très ouverte. Mais il est clair que nous navons pas la même vision des choses.
Q - La France a des relations avancées avec lIran par rapport aux autres pays même européens, ce qui a été démontré par votre visite à Téhéran lété dernier. Est-ce que la situation interne risque dapporter une régression et donc un affaiblissement de M. Khatami ?
R - Ces difficultés étaient prévisibles. Il y a eu depuis vingt ans des difficultés et des tensions sévères entre le régime iranien et les Occidentaux, surtout les Etats-Unis mais aussi lEurope. Dans la phase la plus récente, après que laffaire des ambassadeurs a été surmontée et que les Quinze ont décidé de passer aux étapes suivantes, la France a pensé que ce serait utile de développer un dialogue politique avec le nouveau président iranien dont lélection avait créée une situation nouvelle. Nous navons jamais pensé que cela avait déjà changé toute la situation. Nous savions quil sagissait dune société très divisée, quil y avait des forces hostiles déterminées à barrer le nouveau cours de la politique iranienne. Mais nous avons conclu en connaissance de cause quil fallait accompagner cette évolution par un dialogue qui nécarte rien, aucun sujet difficile. Cest dans cet esprit que jai été en Iran en août dernier. Ce qui sest passé depuis a confirmé cette analyse. Il y a des forces de changement, le président notamment, le gouvernement, et des forces hostiles. Nous continuerons à développer par étape et avec prudence cette relation et ce dialogue. Le ministre des Affaires étrangères iranien vient à Paris en février, ensuite il faudra fixer la date de la venue du président Khatami à Paris.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr)