Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, sur deux axes principaux du projet socialiste : la résistance à l'hégémonie d'une logique marchande dans la société et la revendication d'une politique durable de progrès, Grenoble, le 25 novembre 2000.

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Circonstance : Congrès 2000 du parti socialiste à Grenoble, le 25 novembre 2000

Texte intégral

Laurent FABIUS.- Chers amis, chers camarades, dans " gouverner c'est choisir " Mendes France qui fut député de Grenoble écrit ceci : " dans la vie d'une Nation, demain importe plus qu'hier, pour juger sainement le présent, il faut se demander quel avenir " il préfigure notre Congrès de Grenoble qui doit se tourner vers l'avenir comme l'a souhaité François HOLLANDE.
Dans cet esprit, je voudrais partager avec vous deux idées :
L'un des plus grands changements de perspective qui est train de s'opérer sous nos yeux, ce n'est pas seulement le développement fulgurant des technologies nouvelles de l'information et de la communication, c'est le risque de marchandisation - le mot n'est pas très joli, mais il dit bien ce qu'il veut dire- de trois secteurs essentiels qui ont été considérés jusqu'ici comme hors du marché presque par nature.
D'abord, notre système d'éducation qui est de plus en plus concurrencé par de multiples prestataires entreprises, instituts spécialisés dotés de toute la panoplie multimédiatique du savoir, mais qui sont en réalité destinés sur une base privée à seulement quelques-uns, en dehors de l'école laïque et républicaine.
Je vois se développer cette tendance de fond, je crains qu'elle ne soit fondamentalement inégalitaire et je pense qu'il faut la combattre.
(applaudissements).
L'environnement, lui aussi, risque de devenir une marchandise. Après un siècle de ressources abondantes, voici que certaines pratiques agricoles ou industrielles, voici que certains choix de transport ou d'urbanisme entraînent - on le voit bien - des effets dévastateurs sur les climats, sur les océans, sur les sols et sur les sous-sols. L'eau comme l'air devraient être des biens communs de l'humanité toute entière.
(applaudissements)
Et pourtant, il risque d'être de plus en plus soumis aux contraintes de marchés mal régulés, du coup la prévention passe au deuxième plan, le gaspillage l'emporte sur la gestion responsable, et on nettoie les rues en Europe avec de l'eau potable pendant qu'un milliard de personnes dans le Monde en manque totalement !
(applaudissements).
L'application des engagements de Rio et de Kyoto sur les émissions de gaz à effet de serre n'est toujours pas garantie, là aussi la tendance est forte chez certains de confier le rôle principal à un marché de droit à polluer mais ces droits à polluer risquent presqu'inévitablement de se transformer en droit de polluer pour les plus riches et en contraintes supplémentaires pour les plus pauvres.
Plus largement encore, le nouveau capitalisme risque tout simplement de coloniser le vivant. Demain, les chercheurs vont décrypter l'ensemble du génome humain, ce sont des promesses splendides mais les semences agricoles, les bactéries, les animaux génétiquement modifiés, le répertoire du développement des maladies, tout cela permet que se développe une confusion entre sphère économique et non économique. La perspective d'une privatisation du vivant s'installe avec d'immenses questions qui demeurent sans réponse.
L'appropriation individuelle des patrimoines universels, la contradiction scandaleuse entre d'un côté les demandes sanitaires des pays riches vers qui vont tous les efforts de recherche et de l'autre côté les besoins des pays pauvres, dépourvus de tous moyens et gorgés de virus. (applaudissements) dans ce contexte, la question posée aux socialistes français et européens - je dis " européens " parce que ces problèmes sont devenus trop grands pour notre relativement petite Nation- est de savoir si dans ces domaines clefs de nos existences, l'Education, l'Environnement, le vivant, nous allons laisser faire ou bien si nous allons résister.
Je souhaite et je demande que dans notre futur projet tel soit bien le choix que nous retiendrons au nom du respect des générations à venir, des biens publics globaux et de notre exigence des qualités.
Si on est d'accord avec ce diagnostic alors le reste suivra, défense du service public, renforcement des investissements, et partout ,qu'elle soit nationale, européenne ou mondiale, la régulation. Sinon, sous les coups de butoir du productivisme débridé la fameuse distinction entre économie de marché et société de marché que j'approuve, sautera comme une barrière de papier.
Chers camarades, la deuxième idée dont je souhaite convaincre est celle-ci : au cur de notre démarche de socialistes, la notion de politique durable doit se généraliser. En matière écologique on sait bien qu'on parle souvent de développement durable, vaches folles, naufrages, pollution de toutes sortes, nous savons désormais qu'il faut privilégier en écologie le long terme, parce que ce qui est en cause, c'est la possibilité même de la vie demain, mais l'impératif écologique est transversal, il est clair qu'il ne peut pas être sous-traité au parti Vert, qu'il doit être pris en compte totalement par nous. (applaudissements).
Mais cette prise en compte du long terme, je pense que pour des militants de gauche, militants de l'emploi et de la solidarité, elle doit s'appliquer aussi en matière économique et sociale, notre cap est fixé, c'est la priorité à l'emploi, les résultats spectaculaires obtenus en trois ans avec près d'un million de chômeurs en moins implique demain de tenir notre ligne.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les dégâts que provoquerait un ralentissement de la croissance, dont je veux souligner que la continuation n'a rien d'automatique, contrairement à ce que peuvent croire certains qui ont sans doute sur notre économie et nos finances des informations confidentielles que personnellement je n'ai pas.
Oui, malgré les progrès enregistrés, la guerre contre le chômage doit continuer, croissance pour l'emploi, progression et meilleure répartition du revenu, allègement équitable des taxes et des charges, réduction progressive de l'endettement, derrière ces termes qui définissent la politique de tout le gouvernement apparaissent les moyens concrets de nos choix.
Nous sommes socialistes, donc nous ne pouvons pas accepter l'illusion égoïste qui consisterait à renvoyer le poids de nos engagements sur les épaules de nos descendants.
(applaudissements).
Oui, la guerre contre le chômage continue, elle demeurera la priorité absolue, pas question donc par je ne sais quel dogmatisme de centrer toute notre politique uniquement sur l'offre des entreprises au détriment de la demande ou sur la demande aux dépens de l'offre, la nécessité exige de marcher sur nos deux jambes pour que l'emploi et le pouvoir d'achat soient durablement améliorés.
Ce que je veux dire c'est ceci : les rapports entre la gauche et la durée sont en train de changer, de plus en plus d'électeurs nous demandent des politiques de long terme, et c'est là-dessus qu'ils nous jugeront : réduction des inégalités, formation, on l'a très bien dit tout au long de la vie, financement équilibré des retraites, réforme de l'Etat, lutte contre la fracture territoriale, refaçonnage des villes, construction démocratique de l'Europe, humanisation du Monde, tout cela demande une politique durable.
Dans notre monde globalisé, dont paradoxalement la perception est de plus en plus parcellisée, la politique, nous le répétons, les uns et les autres, tous les jours, doit proposer des repères, des objectifs, un sens . C'est ce qu'attendent en particulier les jeunes et finalement deux conceptions de la politique sont face à face, d'un côté la politique éphémère, de l'autre la politique durable. La politique éphémère n'a besoin que de slogans, la politique durable a besoin d'explication de fond donc de l'action des militants.
La politique éphémère n'a besoin que de coûts, la politique durable a besoin de priorités. La politique éphémère n'a besoin que sondages, la politique durable a besoin de courage. Autant de qualités dont nous savons que les possède Lionel JOSPIN. (applaudissements)
Cela ne signifie évidemment pas qu'il faille être insensible aux demandes du moment. On ne parvient pas au long terme si on ne se préoccupe pas du court terme. Après dix années de croissance atone, les français veulent être dédommagés de leurs efforts, c'est légitime, tout en respectant le principe de durée qui n'est jamais qu'un autre nom du principe de responsabilité.
Dans sa biographie, toujours sur MENDES-France, LACOUTURE a employé cette formule : "Il est recommandé à ceux qui veulent changer le monde d'être plus sérieux que ceux qui se contentent de le regarder tourner". Le sérieux, heureusement, cela ne veut pas dire l'ennui, le sérieux, c'est celui de la vérité nécessaire pour qualifier réellement ce que nous faisons depuis trois ans, pour analyser les évolutions profondes de notre société et pour dire les conditions d'une solidarité durable. C'est là où ces deux idées, la résistance et la durée, se rejoignent, car c'est notamment en résistant à la déferlante du marché sur l'éducation, sur l'environnement et sur le vivant que l'on fournira une base durable au progrès.
Chers camarades, la droite d'en haut est divisée, mais que personne ne se fasse d'illusions, la droite d'en bas continue d'exister. (applaudissements) Demeurons donc à l'écoute, évitons tout triomphalisme, des progrès restent encore à accomplir. C'est en travaillant comme aujourd'hui, dans l'unité, et en regardant au-delà des seules élections, que nous avons probablement le plus de chances de l'emporter.
La résistance à la merchandisation de la vie et la revendication d'une politique durable de progrès, je souhaite que dans notre projet ces deux idées soient deux des pilliers sur lesquels la gauche rassemblée construira le futur, merci.
(vifs applaudissements)
(source http://www.parti-socialiste.fr, le 27 novembre 2000)