Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 24 novembre 2005, sur les raisons du refus de l'UDF de voter le budget 2006.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- "L'opposition déterminée à tout ce qui nuit à l'avenir de la France", telle que prônée par F. Bayrou, est-elle désormais considéré par l'UMP comme une opposition tout court, au même titre que celle de la gauche ? Annonce par l'UMP de rétorsions électorales, G. de Robien, seul ministre UDF du Gouvernement qui considère que F. Bayrou est - je cite - "nuisible à la France" ; est ce, cette fois, la rupture ? [...] C'est moins le fait que vous n'ayez pas voté le budget que les mots qui posent question. "Absence de vérité" du budget 2006, "fausses prévisions de croissance", "hausse des dépenses tronquées"... Faut-il comprendre à travers ce que vous dites, qu'au fond, il y a eu mensonge sur le principe de justice sociale et d'efficacité économique, telle que défendue, il y a quelques mois, par le Premier ministre ?
R- Dans les couloirs de l'Assemblée nationale, tous les membres de la commission des finances, sans exception, disent que les prévisions sur lesquelles le budget est bâti ne sont pas sincères, que la dérive des dépenses publiques est trois fois plus importante que ce qui est annoncé, et tout le monde voit avec accablement la dette de la France qui atteint des montants tellement écrasants que nous en subissons, d'ores et déjà, le choc dans notre vie de tous les jours. Je vous donne un seul élément pour en juger : aujourd'hui, En France, la totalité de l'impôt sur le revenu payé par les Français sert à payer les intérêts de la dette.
Q- C'est ce qu'avait dit le ministre de l'Economie quand il avait pris ses fonctions...
R- Et depuis 2002, on a laissé s'accroître la dette de - écoutez bien, parce que ce sont des chiffres tellement astronomiques qu'on arrive peu à les imaginer - près de 300 milliards d'euros - c'est presque 2.000 milliards de francs ! Vous voyez à que point on en est aujourd'hui. Tout le monde dit cela.
Q- J. Chirac disait hier que tout va bien, que la croissance de la France est la plus forte d'Europe, que la machine est repartie ; est-ce vrai ou pas ?
R- J'ai depuis longtemps, avec J. Chirac, des différences et mêmes des divergences. La principale étant de faire croire au pays que tout va bien quand ce n'est pas le cas. Nous venons de vivre, dans les banlieues, une éruption sans visage, sans mot d'ordre, sans revendication mais qui est, selon moi, un des visages de la crise française. Pour revenir à la question que vous posiez, quand tout le monde s'accorde en privé, en secret, à dire ce que nous venons de dire sur les prévisions, sur le déficit, sur la dette, comme élu, vous êtes devant un choix : est-ce que vous faites comme tout le monde et est-ce que vous passez par le moule habituel, c'est-à-dire, d'accord ou pas d'accord, je vote pour, ou est-ce qu'au contraire, vous prenez la responsabilité civique de dire : "quand cela ne va pas, on vote non". C'est ce que nous avons fait hier. Il me semble que cela correspond à la vérité des choix, des attitudes et de ce que nous avons dit au pays il y a trois ans.
Q- Puisque vous semblez vouloir vraiment complètement assumer vos responsabilités, il faut désormais Union européenne chacun les assume. G. de Robien, seul ministre UDF au Gouvernement dit que vous êtes "nuisible" à la France, et que vous entretenez la désespérance ; qu'allez-vous faire maintenant ?
R- Le fait d'être au Gouvernement entraîne souvent les mots à dépasser la pensée. Je n'ai aucune envie de faire de la polémique avec G. de Robien. L'UDF a choisi de ne pas participer au Gouvernement ; G. de Robien qui en était déjà membre a fait un autre choix, c'est un choix personnel. S'il est besoin de clarifier la question de l'orientation politique de cette famille, nous avons une grande chance, c'est que nous sommes une organisation démocratique, donc on vote. Il y a des textes d'orientation et, naturellement, à chacune des échéances qui viennent, je vérifierai auprès des adhérents et des militants que la ligne d'autonomie, de liberté de parole et de liberté de vote que nous avons choisie est bien celle que les soutiens de l'UDF souhaitent.
Q- Pensez-vous que les sénateurs UDF vont voter comme vous et refusez le budget ?
R- Les sénateurs UDF, comme les députés UDF n'ont pas confiance dans ce budget. Vous savez bien, naturellement, qu'il y a des microclimats au Sénat qu'aucun Français n'ignore, mais je connais la conscience, le sens de responsabilité de ceux qui, au Sénat, portent l'idée de cette famille politique, et vous allez voir qu'ils vont exprimer dans le débat exactement ce que nous sentons sur le budget.
Q- Comment vous placez-vous maintenant ? Etes-vous, comme le dit l'UMP, désormais dans l'opposition, comme on peut dire que le PS est dans l'opposition, êtes-vous un dissident, comment vous situez vous ce matin ?
R- Je me situe comme une formation politique et un homme libres. C'est à- dire dans l'opposition chaque fois qu'il faut s'opposer à quelque chose qui est nuisible aux intérêts du pays, comme je le ressens pour le long terme, et, au contraire, décidé à soutenir chaque fois que je considère que ça va, même avec des nuances, dans le sens de l'intérêt du pays. Il y a huit jours, il y a eu le vote sur la prolongation de l'état d'urgence. Tout le monde sait bien que nous avions des réserves mais nous avons considéré qu'il fallait donner un signe de responsabilité à des Français inquiets, alors nous avons dit "nous votons pour". C'est la même chose pour chacun des votes, et ça devrait, selon moi, même aller plus loin, cela devrait, selon moi, être la règle d'or de tous les élus. Figurez-vous qu'au Congrès américain, au Sénat américain, c'est comme cela que ça se passe, c'est-à-dire qu'il est tout à fait possible, quand vous êtes un sénateur républicain de trouver que monsieur Bush abuse ave son projet sur la sécurité sociale. Et donc, vous ne le votez pas. Il est tout à fait possible quand vous êtes un sénateur démocrate, dans l'opposition, de considérer que sur tel et tel sujet, on peut trouver un accord.
Q- Sauf qu'on n'est pas aux Etats-Unis, et que l'on vous menace maintenant de sanctions électorales, c'est l'UMP qui le fait.
R- Ceci est très révélateur : vous exercez votre liberté de vote, et donc, naturellement, on va tout faire pour vous faire disparaître, mais très bien, parfait ! Acceptons ce genre de défi, parce que cela nous permettre de montrer au pays qu'il existe une proposition politique différente de celle du PS, dont on a vu, au Mans, dans quelle confusion et quelle démagogie parfois, elle s'enfonçait et de celle de l'UMP dont les résultats est ce que nous avons sous les yeux.
Q- Venez-en aux idées maintenant, parce votre porteuse, qui n'est pas nouvelle mais qui se précise, pose la question de votre stratégie politique : quel électorat, dans la perspective de 2007 et de la présidentielle, visez-vous ? Celui du PS, les déçus de la gauche, les déçus du chiraquisme ? Y a-t-il un espace que vous comptez préempter ?
R- Je vise - non pas JE vise, puisque pour moi, c'est un mouvement d'ensemble -, nous visons, mais R- je vise le grand électorat majoritaire français, ceux qui depuis vingt-cinq ans ont constaté que ce qui est devenu l'UMP aujourd'hui, la droite RPR, et le PS de l'autre côté, ne répondaient pas aux attentes du pays. Pourquoi ne répondaient-ils pas aux attentes du pays ? Parce que choisissant systématiquement la politique des plus durs du camp et éludant les réformes indispensables. Regardez ce qui se passe en Allemagne aujourd'hui - je trouve très éclairant - : on avait deux partis qui s'envoyaient des insultes et des ?ufs pourris. Les électeurs allemands ont sciemment décidé que les durs de ces deux mouvements allaient être, pour l'instant, un peu écartés et qu'on allait obliger les réformateurs des deux familles à travailler ensemble. En France, il y a, selon moi, des millions de Français qui attendent cette proposition politique réformatrice différente. Et ces millions de Français, ils n'ont qu'un doute, c'est : est ce que ceux qui pourraient nous proposer ce grand mouvement central, sont-ils libres ou pas ? Est-ce qu'ils sont capables d'assumer leur autonomie et leur liberté d'esprit, ou bien est-ce qu'en réalité, ils sont "maqués" - pour employer entre guillemets l'expression - dans un des deux camps ? Le choix que nous avons fait, en effet stratégique depuis des mois et des années, c'est de montrer que la liberté n'était pas un vain mot, et que la capacité de proposer un chemin nouveau, nous l'assumions, quelles que soient les menaces et les intimidations.
Q- La réalité de ce grand mouvement central, il va avoir une incidence dans cette majorité où vous vous situez peut-être encore un peu. Vous critiquez très fermement la politique du Gouvernement, c'est à- dire la politique de D. de Villepin. Est-ce que, implicitement, vous n'encouragez pas aussi la stratégie de N. Sarkozy ?
R- C'est drôle...
Q- Non, ce n'est pas drôle, c'est une vraie question.
R- D'abord, parce que pour moi, je ne vois pas de différence au sein du Gouvernement. Les gens qui sont au Gouvernement assument ensemble les mêmes décisions. Par exemple, les décisions fiscales qui ont été prises que naturellement on présente aux Français avec des mots qui sont destinés à les enfumer, genre "c'est fait pour les classes moyennes". Tu parles pour les classes moyennes ! 0,4 % des Français, un demi pour cent des contribuables français vont recevoir à eux seuls plus de 25 % des cadeaux fiscaux qui sont faits.
Q- Et les investissements défiscalisés auront toujours lieu dans les DOM-TOM ?
R- Mais partout. On organise les choses sans le dire, derrière un rideau de fumée, pour l'avantage des plus favorisés. Ce n'est pas la politique que nous avions promise aux Français et ce n'est pas la politique que les Français attendent. Je le dis d'autant plus que j'ai très souvent dit ? et j'assume devant ce micro - que l'ISF est un mauvais impôt. Ce n'est pas un bon impôt que celui qui fait fuir plusieurs dizaines de milliers de Français en Belgique, et nos amis belges se frottent les mains. Moi, je voudrais un impôt juste, qui ne soit pas un gruyère, comme l'ISF maintenant, parce que l'ISF, maintenant, il faut être fort pour ne pas s'en exonérer. Tous les lobbies ont trouvé un petit créneau pour ne pas avoir à assumer cet impôt. Ceci n'est pas la justice. Les Français savent très bien que lorsqu'un pays a autant de problèmes que le nôtre, il faut qu'on se soude, mais pour se souder, il faut être sûr que les sacrifices et les difficultés sont équitablement répartis. C'est cette équité-là que je défends et qui me paraît être la clé pour tous les efforts de réforme qu'on a à faire demain.