Texte intégral
Q - Sur le cas particulier de la Défense européenne qui avait, au début de l'année dernière, commencé à se construire, n'y a-t-il pas une menace avec l'administration Bush ?
R - Il ne faut pas spéculer maintenant. Il s'installe aujourd'hui, il leur faudra un certain temps pour prendre leurs fonctions, pour déterminer leurs vraies options. On ne peut pas réagir à des indications qui ont été données pendant la campagne électorale, parfois par des gens qui sont en poste et par ceux qui ne le sont pas. Nous verrons et ce que nous souhaitons, c'est que toutes les évolutions possibles dans la politique américaine se fassent dans le cadre d'un dialogue avec les alliés européens en particulier. C'est donc vrai sur la défense européenne par rapport à ce que nous avons bâti, notamment ces deux dernières années en bonne intelligence je crois avec l'administration sortante, mais c'est également vrai sur tous les autres sujets. On peut repérer des sujets sur lesquels il faudra être attentif pour voir comment les choses évoluent, mais on ne peut pas aujourd'hui décrire des problèmes qui n'existent pas encore et qui n'existeront peut-être pas.
Q - Ne faudrait-il pas également lancer ce soir un appel aux Européens pour qu'ils se rassemblent et qu'ils soient plus forts ?
R - "Ce soir" n'est pas une bonne méthode, c'est un travail de longue haleine entrepris depuis des décennies, dont tout le monde connaît, à la fois la complexité et les réussites. Les Etats-Unis sont très pragmatiques. C'est le maître mot de cette administration qui arrive, mais c'est une démarche du génie américain. Les Américains ont des points de vues sur tous ces sujets mais ils s'adaptent constamment à ce que l'Europe devient. Il ne faut pas simplement se demander ce qu'ils vont faire et ce qu'ils pensent. Nous allons continuer à bâtir cette Europe qui est un grand partenaire pour les Etats-Unis, c'est vrai pour la défense comme pour le reste.
Q - Je ne sais pas si vous avez lu "Le Monde" de ce soir, ce qui complique la tâche c'est l'article de Schröder qui fait remarquer que les Etats-Unis peuvent foncer sur l'Allemagne.
On parlait tout à l'heure de Jéricho dans le discours de Georges Bush, le pèlerin qui tombe de l'autre côté de la route et on va aller le récupérer, aujourd'hui Jéricho, c'est le Moyen-Orient ? Est-il vrai que l'administration Bush serait peut-être plus proche des Palestiniens que des Israéliens ?
R - Là aussi, je crois qu'il faut se garder de faire des extrapolations ou des interprétations. Ce qui est sûr, c'est qu'au fil du temps, les Américains qui étaient très loin des palestiniens, qui ne comprenaient pas du tout leurs revendications et qui pendant très longtemps ont considéré que ce que disait la France sur la nécessité de faire un Etat palestinien viable était considéré comme extravagant et dangereux par beaucoup d'administrations américaines. Et ce n'est que ces dernières années, essentiellement sous Clinton qu'il y a eu une évolution et que finalement, les thèmes qui sont français depuis 20 ans, l'Etat palestinien, le dialogue, la reconnaissance mutuelle, l'Etat palestinien étant une solution et non pas un problème, ceci est entré dans le langage américain et à cet égard, le président Clinton a été le président américain qui s'est le plus engagé personnellement, encore plus que Carter ou que G. Bush.
Q - Mais il s'en va.
R - C'est vrai mais ce qu'on ne sait pas encore c'est sous quelle forme les choses se poursuivront. Mais, il est complètement exclu qu'une administration américaine, quelle qu'elle soit se désintéresse de quelles que parties du monde quelles qu'elles soient.
Q - Peut-on craindre un gel de la diplomatie dans cette région ?
R - Non, il n'y a pas de gel de la diplomatie américaine possible, ce sont de grandes diplomaties comme la française ou la britannique. Elles sont actives 24 heures sur 24 quoiqu'il arrive. Ce qui peut changer, ce sont les formes de l'engagement. On peut très bien imaginer que la diplomatie américaine reste active mais pas à travers la réaction du président lui-même. Cela peut être traité de façon plus classique mais avec un engagement tout de même. Au Proche-Orient, nous sommes de toutes façons à un tournant, pas uniquement parce que président Clinton se retire, mais parce que nous sommes à la veille d'élections en Israël qui peuvent aussi changer complètement la donne. La nouvelle administration américaine comme nous d'ailleurs allons nous déterminer par rapport à cette situation qui ne s'annonce pas positive.
Q - Que va-t-il rester des accords après le départ de Bill Clinton et sur quelle base pourra-t-on repartir ?
R - Cela ne dépend pas de lui, les accords d'Oslo n'étaient pas des accords américains. Ce sont des accords qui avaient été conclus par les protagonistes directs, sans l'aide d'aucun tuteur. L'un des travers habituels à propos du Proche-Orient, c'est que l'on se demande toujours qui va faire la paix à la place des principaux intéressés. La paix ne peut être faite que par eux, les autres ne sont que des tuteurs, des accompagnateurs. L'accord d'Oslo, on ne peut pas le dire à ce stade, cela dépend du résultat des élections israéliennes de ce que cela entraînera dans le monde palestinien et également, cela dépendra ensuite du degré d'engagement que la nouvelle administration américaine décide d'avoir ou non. Nous déterminerons en tant qu'Européens, à Quinze, ce que nous ferons concernant cette affaire. La date clef est le 6 février après les élections israéliennes.
Q - On a beaucoup parlé d'une éventuelle action à venir de Bill Clinton qui pourrait être considérée comme une mission de bons offices au Proche-Orient ?
Que restera-t-il dans l'histoire de la présidence de Bill Clinton, sur les deux mandats ?
R - Cela dépend du plan sur lesquels vous vous placez. Indépendamment de l'action de politique étrangère proprement dite, je pense qu'il aura incarné une sorte de métamorphose de la modernité américaine et ceci d'une façon spectaculaire. C'est extrêmement fort et nous nous en rendrons de plus en plus avec le temps. Mais ce ne sont pas tellement ses actions ou ses décisions, c'est plutôt une façon d'être, de se comporter, de communiquer, d'expliquer les choses. C'est une histoire de correspondance extraordinaire entre cet homme, ce personnage et un certain politique de la communication. Ensuite, dossier par dossier, cela dépendra. Et étant donné que nous avons tous été frappés par la puissance des Etats-Unis dans cette période, ce que j'ai appelé l'"hyper-puissance" de façon descriptive et non pathétique, nous avons tous été frappé de voir à quel point M. Clinton donnait à cette extraordinaire puissance sans précédent, un visage aimable, souriant, sympathique.
S'il y a un fil conducteur, indépendamment de cette aptitude géniale à la communication chez M. Clinton, s'il y a un fil conducteur, c'est la diplomatie économique. C'est le vrai fil conducteur de l'administration Clinton de bout en bout.
Q - Qui connaissez-vous dans l'équipe à venir qu'il a annoncé ?
R - Je ne les connais pas spécialement. J'ai eu l'occasion de croiser Colin Powell il y a longtemps sur l'affaire du Golfe, mais nous n'avons pas travaillé ensemble.
Q - Comment allez-vous nourrir vos contacts avec Colin Powell ?
R - Je ne vais d'abord pas me jeter sur lui. Je vais le laisser s'installer.
Q - C'est curieux ce militaire chargé de la diplomatie ?
R - Non, pourquoi, c'est très fréquent, on a vu des anciens militaires occuper toutes sortes de fonctions.
Q - Oui, mais pour l'instant, il n'y connaît rien du tout.
R - Et en général, c'est dans le civil que l'on prend les militaires. Il a occupé une fonction d'un tel niveau. Il faut les laisser.
Les problèmes qui peuvent se présenter, on les connaît. Il n'y a pas de crise aiguë qui nous obligent à les aller dès cette nuit pour savoir ce que nous allons faire demain matin. Nous devons les laisser s'installer. Il faut que chacun s'organise, nous ne savons pas encore comment les choses fonctionneront exactement entre le président, le vice-président, le secrétaire d'Etat. Nous commencerons à prendre des contacts, pour les principaux ministres européens dans les semaines qui viennent. Il faut aller voir des gens qui se sont installés et qui ont et des options à présenter.
Q - Les Américains sont présents tout de même sur un certain nombre de points assez chauds de la planète, craignez-vous qu'il y ait un retrait ?
R - Non, et c'est tout à fait le droit des Etats-Unis de passer en revue les engagements américains à l'étranger. L'un voulait s'engager, s'ingérer beaucoup, l'autre voit les choses autrement, c'est leur droit le plus strict. Dans des cas particuliers où nous sommes engagés ensemble, comme l'affaire des Balkans, ils veulent s'engager moins, nous verrons, nous discuterons. Mais c'est un paradoxe que les Européens qui prétendent vouloir jouer un rôle plus grand, qui ont fait, à l'instigation de la France et de la Grande Bretagne depuis 18 mois à 2 ans, des progrès absolument extraordinaires en matière de défense européenne, nous en avons parlé pendant 20 ans dans les colloques, cela n'a jamais bougé, et depuis 2 ans, nous avons réussi à faire avancer les choses. Nous voulons avoir un rôle plus grand, avec plus de missions, nous rassemblons des capacités militaires, nous créons un système à l'intérieur de l'Europe qui soit en parfaite concertation avec les autres alliés de l'Alliance atlantique et ceci en bonne intelligence. Si nous sommes dans une situation où les Américains disent qu'ils veulent faire un peu moins, nous ne devrions pas a priori manifester des angoisses.
Q - Il y a une volonté de George Bush d'être moins engagés, moins humanitaire par rapport à M. Clinton ?
R - C'est leur choix. C'est un avis général, il faut voir sous quelle forme cela peut s'appliquer. Le président Clinton n'est pas intervenu partout dans le monde. Il y a des tas d'endroits où les Américains ne se sont pas ingérés. Ils n'ont pas fait une énorme opération pour tenter d'agir et ramener la paix dans l'Afrique des Grands lacs par exemple. Il ne faut pas caricaturer les positions. Il y a des fondamentaux dans la politique étrangère d'un pays, qui tiennent à son Histoire, à sa géographie, ses alliances, ses intérêts vitaux essentiels. Les Etats-Unis, même s'ils sont dans une phase de moindre intervention, sont de toutes façons présents dans le monde entier et c'est une puissance globale, ils sont partout. Et qu'ils le veuillent ou non, ils ne peuvent pas s'évaporer. Ils peuvent débattre entre eux et avec leurs alliés, il faut le souhaiter, de ce qu'ils feront, quels chiffres, combien de soldats, etc. c'est normal, chacun d'entre nous discutent. Les Français et les Britanniques n'envoient pas des hommes n'importe où pour faire n'importe quoi. Il ne faut pas être inquiet, il y aura un réexamen par l'administration américaine de ce que sont ses engagements, je ne crois pas que la politique américaine d'aujourd'hui puisse être isolationniste en quoi que ce soit. Si elle l'était sur tel ou tel point, les Européens prendraient leurs responsabilités. C'est aussi à aborder.
Q - Les Européens qui prennent leurs responsabilités, cela veut dire...
R - Cela peut vouloir dire de faire plus. Après tout ce que nous faisons au Kosovo ou en Bosnie en tant qu'Européens, c'est beaucoup plus que ce que nous aurions fait il y a quelques années. Les capacités européennes se développent, nous prenons cela calmement et nous verrons lorsqu'ils auront eux-mêmes clarifié leurs propres options.
Q - Il y aura peut-être un dialogue que vous demanderiez aux Etats-Unis sur ces points ?
R - On les demande parce que cela va de soi, ce ne sont pas toujours les mêmes, il y a plusieurs cadres pour le dialogue. Cela dépend où se prend la décision. Il y a des dialogues dans le cadre du Conseil de sécurité, dans le G8, au sein de l'Alliance atlantique, un dialogue Etats-Unis/Europe, sans parler des relations bilatérales multiples entre les principaux responsables, tout cela doit se faire dans le dialogue. Même sur le projet le plus problématique à ce stade, l'affaire du bouclier, qui pose des questions multiples, ne serait-ce que de crédibilité technique d'ailleurs, là-dessus, un dialogue est souhaitable mais juridiquement, le seul dialogue auquel ils soient contraints, c'est celui avec la Russie puisqu'il s'agirait éventuellement de remettre en cause un traité américano-soviétique, devenu américaino-russe. Et évidemment, cela concerne également les autres pays. Je ne vois pas pourquoi cette administration ne dialoguerait pas d'ailleurs.
Q - Et pour l'administration qui est en train de partir, M. Clinton, Mme Albright, que ressentez-vous ?
R - C'est un grand changement pour le monde entier, tous les dirigeants du monde ont eu des relations fortes avec Bill Clinton et tous les ministres qui ont travaillé avec Madeleine Albright ont des relations d'amitié. Il y a quelques jours, j'ai offert un dîner pour Mme Albright avec quelques-uns uns des ministres avec lesquels elle a le plus travaillé et au fil des années, il se noue une amitié. Chacun fait son job chacun défend les intérêts de son pays mais c'est une vraie amitié. Il faut donc que nous reprenions nos marques.
Q - Dans l'équipe actuelle présentée par M. Bush, y a-t-il des gens qui connaissent l'Europe ?
R - Mme Rice. Colin Powell a une connaissance, ne serait-ce que dans la guerre du Golfe de ce que sont les partenaires les plus importants.
Q - Hier vous étiez à Berlin, le chancelier Schröder veut relancer les relations franco-allemandes, redonner un nouveau rythme. Cela vous paraît-il nécessaire ?
R - C'est un tout autre sujet. Les relations franco-allemandes évoluent, elles s'adaptent aux différentes étapes. Depuis 30 ans, elles bougent, elles sont redéfinies en fonction des nouvelles étapes que nous franchissons. Ce sera le cas encore une fois. Il ne faut pas se laisser trop impressionné par les difficultés de la discussion du traité de Nice. A Nice, nous avions un débat de la question la plus difficile de toutes qui est la question du pouvoir dans l'Europe. Tout le monde savait à l'avance que ce serait épouvantablement difficile. C'était pour cela d'ailleurs que les Quinze s'étaient cassés les dents en 1997 à Amsterdam. Et personne n'avait parlé de fiasco néerlandais à ce moment-là, cela aurait été injuste d'ailleurs. Nous avons repris le sujet, et comme l'Europe va s'élargir, car elle a vocation à accueillir tous les pays européens démocratiques, elle a donc accepté la candidature des pays européens redevenus démocratiques. Il est clair qu'il fallait réformer les institutions car sinon, tout cela se paralyserait. Il y a 3 ans, nous n'étions que trois à le dire, l'Italie, la Belgique et la France, 12 pays en Europe concevait en 1997 que nous pouvions faire l'élargissement sans aucune réforme. C'est vous dire à quel point il a fallu remonter la pente et convaincre laborieusement les autres qu'il fallait faire des réformes. Nous sentions déjà la résistance à ces réformes. Puisque nous, Français, nous avons beaucoup dit qu'il fallait les faire pour adapter l'Europe, nos amis européens nous ont dit que nous ferions la négociation sous votre présidence puisque vous y tenez beaucoup. Nous avons accepté dans un esprit de bonne camaraderie européenne, mais nous savions que ce serait très difficile, et cela l'a été. Nous avons trouvé à Nice une solution aux 4 problèmes à l'ordre du jour. C'est maintenant acquis et nous pouvons bien relancer les relations franco-allemandes et toutes les autres parce que cette négociation difficile est terminée.
Q - Souhaitez-vous dialoguer avec Anthony Blinken que vous connaissez ?
()
R - Bonjour, je trouve très bien vos dernières paroles. Je pense en effet que vous pouvez être fiers de ce qui a été fait et je comprends que vous soyez ému. C'est une page qui se tourne dans l'Histoire américaine, cela a été un grand moment où il s'est passé beaucoup de choses. J'ai eu l'occasion de dire, il y a quelques jours, que l'administration Clinton aurait été au total l'administration la plus ouverte à l'Europe. Ce qui ne veut pas dire que nous n'ayons pas eu de désaccords, il y a toujours certains contentieux commerciaux dont on parle énormément bien qu'ils ne représentent qu'un pour-cent des échanges totaux. Mais ce n'est pas cela qui caractérise l'époque, précisément sur des sujets qui sont potentiellement conflictuels, la volonté européenne par exemple de développer une capacité de défense européenne, nous avons réussi à discuter, à tenir compte des souhaits des uns et des autres, des préoccupations américaines, nous avons réussi à avancer. C'est une période de dialogue et de compréhension mutuelle.
Q - Les Etats-Unis et l'Europe, toujours le premier partenaire ?
R - C'est très bien, vraiment bien et juste ce qu'il dit.
Je voulais dire que, par rapport à l'administration qui arrive et à qui nous souhaitons bonne chance, nous avons le même état d'esprit. Nous nous sentons profondément allers des Etats-Unis, profondément ami historiquement avec notre personnalité et notre solidarité. Nous voulons avoir la possibilité de coopérer chaque fois que nous sommes d'accord et nous souhaitons en sens inverse avoir la possibilité par rapport à l'administration américaine de dire que nous ne sommes pas d'accord sur tel ou tel point sans que cela ne déclenche aussitôt toutes sortes de commentaires disant que nous sommes anti-américains.
C'est aussi simple que cela, nous avons un esprit d'ouverture de disponibilité et de coopération. Je crois que ce sera un partenariat dans lequel les choses sont équilibrées et dans lequel nous avons les meilleures dispositions possibles. Nous nous réjouissons de nouer bientôt, lorsqu'ils seront installés, comme je le disais, de très bonnes relations avec les nouveaux responsables de la nouvelle administration.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 janvier 2001)