Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec LCI le 3 février 2006, sur la polémique autour des caricatures du prophète Mahomet et la liberté d'expression de la presse, les conditions de la poursuite de l'aide européenne aux Palestiniens en cas de non-reconnaissance de l'Etat d'Israël par le Hamas et l'éventualité de sanctions contre l'Iran en raison de la poursuite de ses activités nucléaires.

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Média : La Chaîne Info

Texte intégral

Q - Dans l'affaire des caricatures de Mahomet, publiées par plusieurs journaux de la presse occidentale, est-ce que vous avez l'intention, comme l'a fait par exemple le Premier ministre danois, de présenter des excuses au monde musulman ?
R - Il y a un principe, qui est fondateur de la République, c'est le principe de la liberté d'expression. Mais c'est vrai que je l'ai ajouté tout de suite "dans un cadre, dans une limite, celle des lois de la République d'abord". Donc que ceux qui se sentent caricaturés éventuellement, posent des questions à la République et à la justice.
Q - Saisissent les tribunaux ?
R - Oui. Encore une fois, cela est leur problème, leur liberté. Mais moi, j'ajouterais une chose : dans la limite aussi du respect des croyances, du respect des religions, du respect de la spiritualité de chacun, certains en ont, certains en ont moins, mais je crois que chacun a une vie aussi individuelle et intérieure qu'il faut respecter.
Q - Alors, est-ce que vous avez le sentiment que, dans ces caricatures, les croyances n'ont pas été respectées ? Autrement dit, l'assimilation entre le prophète Mahomet et un terroriste, vous semble-t-il un mauvais usage de la liberté d'expression ?
R - Je pense évidemment qu'il n'est pas normal de caricaturer l'ensemble d'une religion à un mouvement extrémiste, voire terroriste. Puisque, encore une fois, qu'est-ce qui est en jeu aujourd'hui dans le monde ? C'est bien la différence qu'il y a entre une religion et la politique, qui n'ont strictement rien à voir, car la religion et la politique sont deux choses différentes. Et donc, attention à l'escalade qui pourrait exister ! Et d'ailleurs, de la même manière, je suis totalement choqué, et je trouve inacceptable, que des extrémistes, dans n'importe quel endroit du monde, puissent, parce qu'il y a eu des caricatures en Occident, venir brûler des drapeaux ou prendre des positions justement tout à fait intégristes ou extrémistes, qui viendraient en définitive donner raison aux caricaturistes.
Q - Donc, vous condamnez les menaces qui sont formulées par un certain nombre de groupes musulmans ? Mais le principe que vous venez d'affirmer, sur la laïcité, ne vaut pas excuses ?
R - Nous sommes un pays laïc, nous avons une liberté d'expression. II y a les lois de la République, il est évident que la liberté d'expression doit entrer dans ces lois. Et donc c'est aux lois de la République de le décider. Mais ce n'est certainement pas à un homme politique de censurer, ou à qui que ce soit de le faire. Attention à l'excès de caricature, c'est vrai, je l'ai dit, en raison des blessures qu'il peut y avoir. Mais ensuite, attention à quelle censure. Là, il y a des lois, il y a les lois de la République. Sinon, ça serait d'ailleurs le début d'autre chose, en tout cas pas la démocratie.
Q - Qu'est-ce que vous pensez du reproche que font certains musulmans en disant : si les caricatures du même type avaient été faites dans la presse occidentale ou dans la presse française sur le judaïsme ou sur Israël, aussitôt, on aurait levé le bouclier de l'antisémitisme ?
R - En tout cas, je pense qu'il faut arrêter cette escalade. Je respecte énormément les religions, les croyances et aussi les différentes philosophies de vie. Il ne faut pas, à l'occasion de cela, sortir d'un principe, qui est le principe républicain. Car sinon, cela nous amène vers quelque chose où on ne veut pas aller. Je me suis rendu récemment au Caire pour rencontrer le Cheik Al-Tantawi, un des grands responsables de la religion sunnite, qui prêche le dialogue des civilisations, qui prêche le dialogue des cultures. C'est d'ailleurs le sens de l'action de la France dans le monde : respecter l'autre. Et c'est parce que l'on connaît mieux l'autre qu'on le respecte. Et c'est parce que l'on connaît mieux l'autre, à ce moment-là que le dialogue se fait, et que la paix peut arriver. Mais certainement pas dans une escalade à partir d'une caricature de Mahomet avec une grenade.
Q - Alors, traduction pratique sur un autre sujet : après la victoire du Hamas aux élections palestiniennes, est-ce que les Européens, selon vous, doivent conditionner la poursuite de leur aide aux Palestiniens à la modification de la charte du Hamas, et à la reconnaissance d'Israël ou seulement à la négociation d'une trêve durable du respect des accords, déjà négociés, entre Palestiniens et Israël ?
R - Votre question témoigne justement de toute la difficulté du problème. Vous dites "des Palestiniens". Alors, les Palestiniens c'est?
Q - Est-ce que c'est l'expression démocratique aujourd'hui ? Du Hamas ?
R - Non, mais justement, on n'a pas encore le gouvernement. Donc, qu'est-ce l'Autorité palestinienne, M. Abbas ? J'ai plutôt envie de vous dire : il faut que nous aidions M. Abbas. Aidons M. Abbas, un homme modéré qui a la confiance des Israéliens, en qui nous avons confiance, avec lequel nous travaillons et qui forme le début d'un Etat de droit. Oui, je suis pour qu'on continue à donner de l'argent pour qu'on ait une vraie police et que l'on désarme les milices. Oui, je suis d'accord pour qu'on continue à donner de l'argent à l'Autorité palestinienne, pour que l'on donne la possibilité d'une vraie justice, d'une lutte contre la corruption. Car si nous ne donnons pas cet argent, qui va le donner ? Par contre?
Q - L'Iran, l'Arabie Saoudite.
R - Oui. Par contre, deuxième question, faut-il donner de l'argent au Hamas ? Cela, c'est autre chose. Le Hamas, je vous le signale, est sur la liste des mouvements terroristes qui est la liste européenne. Alors, donc, nous demandons au Hamas, très simplement : si vous voulez coopérer c'est très simple, il faut, un, dire explicitement et publiquement que vous renoncez à la violence, deuxièmement, que vous reconnaissez l'existence de l'Etat d'Israël, et enfin, que vous acceptez les Accords d'Oslo, OLP-Israël. C'est très important. Alors, nous donnons le temps. Dans quelques semaines, il y aura un gouvernement. Nous verrons quel gouvernement M. Abbas nomme, et en fonction de ce gouvernement, nous verrons si nous coopérons ou pas avec lui. Mais je me permets de vous dire : attention, gardons-nous des caricatures : "Regardez ! Le Hamas est passé, donc il faut tout arrêter". Attention ! M. Abbas a notre confiance et nous devons l'aider.
Q - Est-ce que, dans le même temps, vous réclamerez ou vous réclamez, du côté d'Israël, la destruction du mur qui est construit aujourd'hui en Cisjordanie ? Et d'autre part, le retrait total des colonies de Cisjordanie ?
R - Il faut respecter la Feuille de route et, en effet, il faut qu'il n'y ait pas plus de colonisations et qu'il puisse y avoir une Cisjordanie qui soit donnée en effet aux Palestiniens.
Q - De ce point de vue, le mur est-il acceptable ?
R - C'est encore tout à fait autre chose. Personne ne peut vouloir un mur entre deux peuples. Mais en même temps, lorsque des Israéliens vous disent que ça a diminué de 80% le nombre d'attentats? Attention, je crois que si nous voulons nous en sortir dans ce conflit, il faut bien comprendre qu'il faut la terre - il faut la terre pour les Palestiniens, c'est vrai, et c'est la raison pour laquelle il faut les aider à avoir un Etat de droit. Mais à côté, il faut Israël en paix et en sécurité. Et vous ne pourrez pas avoir un début de solution pour le conflit israélo-palestinien si les Israéliens ne sont pas en sécurité. Donc, je ne suis pas pour la barrière de séparation a priori évidemment, comme personne, même pas eux. Mais là, il y a des résultats déjà vis-à-vis des terroristes.
Q - Un dernier mot sur l'Iran : on va visiblement vers la saisine du Conseil de sécurité. Saisine du Conseil de sécurité, signifie quasiment "sanctions". Quelles sanctions ? Economiques, militaires à l'encontre de l'Iran ?
R - Le but n'est pas punitif, il est politique. Aujourd'hui, en effet, nous avons voulu, nous?
Q - Après l'échec des négociations, deux ans et demi.
R - Après l'échec des négociations, nous avons voulu, nous Français, Britanniques et Allemands, demander au Conseil des gouverneurs, qui se réunit depuis hier, d'adopter une résolution pour dire : nous saisissons le Conseil de sécurité. En réalité, nous demandons un rapport de l'Agence, de M. El Baradei, le directeur de l'Agence internationale pour l'Energie atomique, au Conseil de sécurité. Ensuite, nous attendons le mois de mars pour regarder ce qui se passe. Si les Iraniens ne font rien, continuent sur la voie de la conversion de l'enrichissement de l'uranium, alors, le moment venu, on verra quelle action, quelles mesures prendra le Conseil de sécurité. Il faut que nous soyons très fermes, mais en même temps, il faut que nous soyons très unis. Car si la communauté internationale n'était pas unie... et vous avez vu que les Russes et les Chinois ont beaucoup de chance aujourd'hui de voter la résolution avec nous, c'est évidemment fondamental. Car les Iraniens peuvent se jouer de nos divisions.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 février 2006