Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec itélé le 9 février 2006, sur l'antagonisme des valeurs entre l'Occident et le monde musulman démontré par la publication des caricatures de Mahomet, le consensus de la communauté internationale face au programme nucléaire iranien et la loi sur l'immigration sélective.

Prononcé le

Média : Itélé

Texte intégral

Q - Il y a des années, il y avait un slogan célèbre : "Nous sommes tous des juifs allemands". Est-ce que vous signeriez une pétition que je vous adresserais qui serait libellée de la même manière : "nous sommes tous des caricaturistes danois" ?
R - Je suis très attaché à la liberté d'expression. C'est un héritage des lumières, un héritage républicain et en même temps, je pense qu'il faut cesser de blesser des personnes. Il y a une liberté d'expression qui est considérée comme la valeur suprême en Occident. Il y a le sacré qui est considéré comme une valeur suprême dans le monde musulman. La pire chose qui pourrait nous arriver serait de donner de l'eau au moulin des extrémistes.
Q - C'est ce que font ces caricatures ? C'est ce que fait Charlie Hebdo ?
R - Je pense que publier ces caricatures la première fois, en méconnaissant les conséquences, est une chose. Les publier après, quand on voit les conséquences qu'elles provoquent aujourd'hui au niveau des islamistes fondamentaux, en est un autre. Je condamne évidemment le fait que l'on puisse brûler un drapeau occidental ou autre.
Q - Vous avez reçu des assurances de Damas, de l'Iran sur les représentations françaises à l'étranger ?
R - Nous nous occupons de la sécurité des Français. Nous avons demandé aux gouvernements syrien et libanais de protéger nos ambassades et les Français. Mais je voudrais revenir un instant là-dessus. La pire chose qui pourrait arriver est une guerre de civilisation. Il y a des gens qui croient à la guerre de civilisation. Il y a des gens qui croient que les Européens et le monde musulman sont deux choses complètement différentes avec des valeurs différentes qui n'ont rien à voir.
Q - Mettons-nous cinq secondes à la place des laïcs. Ils sont nombreux en France. (...). Comment peuvent-ils se placer dans un débat qui est entre une civilisation chrétienne et une civilisation dite musulmane ?
R - Mais on peut passer à une laïcité de conflit, qui est classique, qui est le jeu de tous les caricaturistes, à une laïcité d'intelligence, comme dit Dominique Wolton, qui est une laïcité de tolérance car il est quand même normal d'être aussi responsable de ce que l'on fait. Aujourd'hui on voit bien que des gens, du Hamas dans les Territoires palestiniens, ou du Hezbollah, au Liban, ou bien en Iran, en Syrie, n'attendent que cela.
Q - Donc le journal danois en question, celui qui a publié le premier ces caricatures, quand il s'excuse, il a raison ?
R - Non, ce qui est très important, Guillaume Durand, c'est qu'aucun gouvernement européen n'a condamné, au niveau de sa loi, au niveau d'une décision de justice, ces caricaturistes. Il ne s'agit donc pas d'une liberté d'expression visant des gouvernements. On dit simplement : soyons tolérant et n'aidons pas aujourd'hui les extrémistes qui voudraient faire croire qu'il existe une guerre de civilisation, car cela serait le début de quelque chose qui est excessivement grave. Je crois qu'il faut le dire.
Q ? (...) Ne peut-on dire dans cette affaire, puisque l'on va parler de l'Iran et justement de l'attitude de l'Iran avec les problèmes nucléaires, avec les problèmes d'antisémitisme, que l'on est en train de se comporter comme des Munichois finalement ? (...) On dit "oui, il y a notre liberté mais il faut les respecter". Mais eux, nous respectent-ils ?
R - Ce qui est terrible est quand vous dites "eux".
Q - Je parle des intégristes, je ne parle pas de?
R - Mais c'est tout le problème. Quand vous dites "eux", il y a de plus en plus de gens qui croient que c'est les musulmans. Et c'est toute la difficulté de la chose. Lorsque l'on met une bombe dans un turban de Mahomet, Mahomet, ce n'est pas les intégristes, c'est le monde musulman. Donc la question qui est là est de faire bien attention entre les intégristes qu'il faut évidemment condamner et combattre, et, de l'autre côté, le monde musulman.
Q - Mais par rapport aux intégristes, sommes-nous des Munichois ?
R - Vous parliez du Hamas tout à l'heure. Je fais partie de ceux qui disent "nous ne devons pas parler avec le Hamas tant que le Hamas ne renonce pas explicitement et publiquement à la violence, tant qu'il ne reconnaît pas l'Etat d'Israël, tant qu'il ne reconnaît pas les Accords d'Oslo. Non, on ne parlera pas avec eux, ce sont des terroristes. Sauf s'ils reviennent là dessus, qu'ils participent à un gouvernement, qu'ils soient plus tolérants vis-à-vis d'Israël, et là c'est l'inclusion politique. C'est très important. Il n'y a pas à être Munichois, au contraire, il faut combattre, pied par pied, les intégristes des deux côtés. Parce qu'il y en a d'un côté mais il y a aussi les autres qui n'attendent que cela. Il y a des livres qui sont sortis sur la guerre des civilisations.
Je suis allé à l'université Al Razah voir le cheikh Al Tantaoui, une des plus grandes autorités du monde sunnites qui dit : "c'est en connaissant l'autre qu'on le respecte".
Q ? (...) Finalement, sur l'histoire de Téhéran et de l'éventuelle bombe, si on n'arrive pas à une solution diplomatique, est-ce que ce sont encore une fois les Israéliens qui vont faire le sale boulot de l'Occident, c'est-à-dire qu'un beau matin, on va avoir 50 chasseurs qui vont survoler les sites iraniens ?
R - Il y a une chose nouvelle depuis quelques jours, c'est que le message de la communauté internationale est à la fois très uni et très ferme. Tous les Européens, les Etats-Unis, la Russie et la Chine ont décidé de saisir le Conseil de sécurité, ce qui n'avait jamais été le cas jusqu'à maintenant.
Q - Ce qui ne les empêchera pas de continuer.
R - Ce qui n'empêchera pas surtout d'étudier le rapport que M. El Baradei, le Secrétaire général de l'AIEA va nous faire début mars et de dire ce qu'il faut faire vis-à-vis de l'Iran. Mais je reste persuadé que le but n'est pas un but punitif, n'est pas la confrontation. Le but est toujours la négociation.
Q - Vous avez rencontré le président iranien à plusieurs reprises.
R - Une fois.
Q - Il n'a pas l'air sensible à des arguments diplomatiques. Ce n'est pas un jugement, c'est une constatation.
R - Oui mais à l'époque les Russes et les Chinois n'avaient pas voté la résolution européenne. Aujourd'hui, les Russes et les Chinois la votent. L'Iran est isolé. Il n'y a que Cuba, la Syrie et le Venezuela qui ont voté contre. C'est vous dire le large consensus qui existe aujourd'hui. Il faut que les Iraniens reviennent à la raison et suspendent toute activité nucléaire sensible sinon c'est le Conseil de sécurité.
Q - Dernière question sur la loi sur l'immigration. Est-ce tout à fait normal que cette immigration soit sélectionnée en fonction des diplômes ?
R - Je fais partie de ceux qui pensent que l'une des conditions de réussite de ce pays est de faire venir des étudiants, qui ont envie de travailler chez nous, de pays qui aujourd'hui sont très importants pour nous.
Q - Mais est-ce que c'est la tradition française d'accepter l'arrivée en France des meilleurs ?
R - D'abord, on ne fermera pas les frontières mais il est important de bien comprendre que les gens qui doivent venir en France doivent venir pour travailler, pour acquérir des connaissances et pour ensuite jeter des ponts avec les pays d'origine. On est là pour ça. C'est la raison pour laquelle je crée des centres d'étude en France, les fameux CEF, qui seront dans tous les pays. Dans ces pays, les étudiants pourront aller dans ces CEF et nous verrons ce que nous prenons en fonction de leur envie de France, de français, de connaissance. N'oubliez pas qu'aux Etats-Unis aujourd'hui, vous avez 50 % des étudiants américains en sciences qui sont d'origine asiatique. Nous devons faire la même chose, pour l'Asie, pour l'Inde. Nous devons ??tre ouverts à ces personnes à une condition, c'est qu'elles aient envie de travailler et de faire des études en France et de ne pas être là uniquement pour d'autres raisons.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 février 2006