Déclaration de M. Roger-Gérard Schwartzenberg, ministre de la recherche, sur la création de l'Académie des technologies, le rapprochement entre entreprise et recherche et la création d'entreprises technologiques innovantes dans les secteurs strtégiques d'avenir, Paris le 12 décembre 2000.

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Circonstance : Installation de l'Académie des technologies à l'Académie des Sciences Paris le 12 décembre 2000

Texte intégral

Votre initiative visant à créer, à partir du CADAS (Conseil pour les applications de l'Académie des sciences) dont Hubert Curien fut le premier président, une Académie des technologies a naturellement reçu l'appui du Ministère de la Recherche.
Lorsque vous m'aviez reçu le 19 juin dernier à l'Académie des sciences, j'avais précisé : "Je souhaite que cette Académie des technologies puisse être créée au 1er janvier 2001, pour accompagner l'entrée dans le nouveau siècle, qui sera plus que jamais le siècle des arts, des sciences et des techniques."
L'échéancier a été tenu puisqu'à dix-neuf jours du 21ème siècle, qui sera le siècle de l'aventure technologique, votre nouvelle Académie tient sa première réunion.
L'action du ministère : recherche et technologie
Cette initiative, qui est la vôtre, est vue naturellement avec faveur par mon Ministère, car elle rencontre et recoupe plusieurs de ses préoccupations.
Vous connaissez ma conviction profonde : aujourd'hui, dans les pays avancés, la recherche est le moteur principal de la compétition, de la croissance et de l'emploi. Elle est le propulseur, le "booster" n°1 de l'économie.
Dans le passé, le monde de la recherche et celui de l'entreprise étaient séparés presque par une "muraille de Chine", par un mur de préventions et de défiances réciproques. Ce type de mur est fait pour tomber, car il dresse une barrière inopportune entre deux secteurs qui, au contraire, ont beaucoup à s'apporter mutuellement et qui doivent s'enrichir par leurs relations et leurs contacts.
Comme vous le savez, le ministère de la Recherche a aussi en charge la Technologie. Le gouvernement a lancé une politique déterminée en faveur de l'innovation technologique. Son objectif, c'est de rapprocher recherche et entreprise, c'est de favoriser le transfert de technologie et la création d'entreprises technologiques innovantes en particulier dans les secteurs stratégiques d'avenir : sciences du vivant et biotechnologies (santé, alimentation, environnement), nouvelles technologies de l'information et de la communication, énergies nouvelles, etc.
Notre volonté, c'est d'irriguer l'économie des résultats de la recherche pour renforcer la compétitivité de l'industrie française et sa capacité à innover. Le plus souvent, il s'agit de rapprocher recherche et entreprise, d'associer recherche publique et recherche industrielle, pour assurer une dynamique de l'innovation dans notre pays.
Nous avons pris toute une série d'initiatives en ce sens
La loi sur l'innovation et la recherche du 12 juillet 1999 permet aux chercheurs de participer à la création d'entreprises pour valoriser eux-mêmes les résultats de leurs travaux. Ainsi, en 2000, plus de cent entreprises auront été créées par des chercheurs.
Nous avons installé 29 incubateurs. Chacun est un lieu d'accueil et d'accompagnement, créé par des organismes de recherche ou des universités, pour fournir conseil, appui et hébergement initial aux porteurs de projets de création d'entreprises innovantes.
Le concours national d'aide à la création d'entreprises technologiques innovantes, doté de 200 millions de francs de prix en 2000, a permis cette année de favoriser la création ou le développement d'entreprises innovantes créées par 296 jeunes lauréats.
Nous avons, par ailleurs, créé plusieurs fonds d'amorçage qui sont spécialisés dans l'apport de capitaux à des entreprises émergentes, dont le Fonds Bio-Am, fonds de bio-amorçage, dédié au financement des entreprises en biotechnologies et que j'ai installé le 11 juillet 2000.
Nous participons ainsi au premier tour de table financier, pour mettre le pied à l'étrier aux jeunes créateurs d'entreprises. Ainsi, comme pourrait le dire les la presse financière, l'Etat se fait "business angel pour les start-up de high tech "
Nous avons créé 13 réseaux de recherche et d'innovation technologiques pour favoriser la recherche technologique dans plusieurs secteurs prioritaires, en favorisant le partenariat public - privé, en assurant le couplage recherche-industrie.

Ces réseaux associent en effet, d'une part les laboratoires des organismes publics de recherche et des universités et, d'autre part, les centres de recherche des grandes entreprises et, dans certains cas, des PME-PMI innovantes.

Il existait déjà 10 réseaux de recherche et d'innovation technologiques. 3 réseaux consacrés aux sciences du vivant : Genoplante (génomique végétale), GenHomme (génomique humaine), Technologies pour la santé. 3 réseaux dédiés aux NTIC : Télécommunications (RNRT), Technologies logicielles (RNTL), Micro et nanotechnologies.

Enfin, 4 réseaux consacrés respectivement aux Transports terrestres (PREDIT), au Génie civil et urbain, aux Matériaux et procédés et à la Pile à combustible.
Depuis septembre, j'ai crée 3 nouveaux réseaux de recherche et d'innovation technologiques :
"Eau et technologies d'environnement";
"Terre et espace", pour faire contribuer les technologies spatiales à la protection de l'environnement;
enfin, le réseau "Recherche aéronautique sur le supersonique", que j'ai installé hier, 11 décembre, avec Jean-Claude Gayssot, pour préparer l'éventualité du développement d'un avion de transport supersonique commercial ou d'affaires.
Enfin, j'ai installée le 5 juillet 2000 les premiers CNRT : Centres nationaux de recherche technologique.
Ces CNRT associent localement, sur un site bien déterminé et dans un domaine de compétence ciblé, des laboratoires publics et privés : Belfort-Montbéliard (pile à combustible), Evry (génome), Grenoble (micro-électronique), Rennes-Lannion (multimédia), Sophia-Antipolis (TIC), etc.
Mon ministère multiplie donc les initiatives concrètes pour favoriser l'essor de la technologie dans notre pays et le transfert des résultats de la recherche vers le secteur productif.
Le siècle de l'aventure technologique
Comment donc n'accueillerait-il pas avec faveur votre initiative de fonder une Académie des technologies ?
Au moment où s'accélère très fortement le progrès technique et les changements qu'il induit dans notre économie et notre société, il est important qu'existe une instance collégiale de haut niveau, consacrée spécialement à ce secteur, devenu si essentiel avec l'essor exceptionnel des technologies.
Pour autant, il importe évidemment de ne pas séparer radicalement science et technologie, recherche fondamentale et application pratique. Une dichotomie tranchée serait dysfonctionnelle.
Les chercheurs doivent certes s'interroger plus que par le passé sur la possible valorisation de leurs travaux, susceptible de répondre aux besoins de l'économie et de la société. Mais il n'y a pas de bon développement ou de bonne valorisation sans un apport préalable solide de la recherche fondamentale. La boucle est donc bouclée.
Vous avez donc bien fait de ne pas reproduire la logique de reproduction par scissiparité comme les protozoaires. Votre Académie n'est pas une scission de l'Académie des sciences, dont elle se détacherait radicalement.
Vous êtes une Académie fille ou plutôt une Académie sur de l'Académie des sciences. Mais votre émancipation ne signifie pas une rupture des liens avec l'Académie génitrice, avec qui vous allez conserver beaucoup de contacts.
Au demeurant, une partie importante de vos membres appartient aussi à l'Académie des sciences et sont donc en situation de "double appartenance", l'autre partie étant composée de technologues, d'ingénieurs et de praticiens qui connaissent par expérience directe les problèmes industriels et technologiques.
Vous avez aussi choisi, de manière très sage, de faire siéger dans votre Académie des spécialistes des sciences humaines et sociales, de l'économie, du droit et aussi de la médecine.
Ainsi, à ceux qui ont l'expérience des développements technologiques et industriels seront associés ceux qui réfléchissent à leurs conséquences économiques, sociales et environnementales, à leurs conséquences sur le devenir de l'homme et de la société, dans une véritable confrontation des savoirs.
Bref, en vous ouvrant à plusieurs savoirs complémentaires, votre approche sera largement pluridisciplinaire, afin de n'omettre aucun des aspects concernés par l'essor des technologies.
Technologie sans technocratie
Il importe, en effet, de ne nullement confondre technologie et technocratie. En démocratie, le pouvoir ne peut appartenir aux techniciens. Il appartient à la société et à ceux qui sont légitimement désignés pour la représenter.
Aux termes de vos statuts, votre Académie "mène des actions d'expertise, de prospective et d'animation au bénéfice d'un large public Elle s'efforce d'éclairer la société pour qu'elle fasse le meilleur usage des technologies actuelles et à venir. Elle publie des avis et des rapports."
"Elle se saisit elle-même de thèmes impliquant les technologies, ou étudie des questions que le gouvernement et les acteurs sociaux lui soumettent pour avis."
Vous serez donc une instance collégiale et indépendante de réflexion et de prospective, appelée à remettre des avis et rapports pour éclairer le futur et les perspectives nouvelles, pour porter le regard plus haut et plus loin.
Vos avis autorisés et éclairés, fondés sur vos compétences, nous seront très utiles.
Expertise et décision publique
Cela nous invite à réfléchir plus généralement sur le rôle d'expertise dans le processus de décision publique.
Aujourd'hui, les autorités publiques cherchent de plus en plus à fonder leurs décisions sur des avis scientifiques.
En soi, ce réflexe est positif. Il s'agit de décider en raison. En pleine connaissance de cause. En disposant d'informations scientifiques et technologiques précises et sûres. En bénéficiant d'avis éclairés pour éclairer les choix publics.
L'expertise est nécessaire, vu la complexité des données et des problèmes auxquels sont confrontés les gouvernants, qui ne peuvent être omniscients. Mais la consultation ne doit pas se substituer à la décision.
Dans un article des Echos du 8 novembre 2000, intitulé "Lettre ouverte d'un scientifique aux politique", Jean-Jacques Duby écrivait : "Ne nous demandez pas de prendre des décisions à votre place La mission des scientifiques est de dire l'état des connaissances. Vous pouvez éventuellement leur demander leur avis sur les conséquences des décisions que vous envisagez, mais c'est à vous, politiques, et à vous seuls, de décider.
Sinon vous demandez aux scientifiques de faire une chose pour laquelle ils n'ont pas été formés, à laquelle leur métier ne les a pas préparés, pour laquelle ils n'ont pas de légitimité. "
Je partage pleinement cette analyse. Le recours à l'expertise ne doit pas signifier une fuite des gouvernants devant leurs responsabilités.
Faut-il rappeler quelques vérités d'évidence ? Les gouvernants doivent gouverner. Et, comme le rappelait Pierre Mendès France, "gouverner, c'est choisir". Les gouvernants ne peuvent pas s'en remettre à autrui des grands choix à effectuer. Ils peuvent consulter, mais ils doivent décider. Ils doivent être décideurs.
Si les décideurs publics ne décidaient plus eux-mêmes, les citoyens, dont ils sont les élus, ne compteraient plus guère. Ils n'auraient plus prise sur des problèmes qui les concernent pourtant au premier chef.
La science et la technologie modernes modifient -et parfois bouleversent- le quotidien de chacun et son avenir. Elles sont porteuses de changements profonds et parfois radicaux.
Ce changement doit être voulu et décidé. Il doit être choisi, consenti et non pas subi.
Les experts peuvent informer et éclairer les décideurs. Mais ils ne peuvent évidemment pas décider à leur place.
Le schéma doit donc être : consultation préalable d'experts, puis décision autonome du politique.
Expertise et société
Votre Académie, selon vos statuts, exercera également sa mission d'expertise "au bénéfice d'un large public ; elle s'efforcera d'éclairer la société pour qu'elle fasse le meilleur usage des technologies ".
Ce second rôle, consistant à "éclairer la société" est également très utile.
Il importe que les citoyens se réapproprient les choix scientifiques et technologiques.
Nous devons développer une science citoyenne. Une science au contact direct des citoyens et de leurs interrogations.
Il faut rapprocher science et société. Il faut "repolitiser la science", c'est-à-dire lui faire retrouver sa place dans la Cité, dans le débat civique et politique. Comme il importe en démocratie.
La démocratie ne peut s'arrêter aux portes de la science et de la technologie. Les citoyens ne veulent plus qu'on évacue du débat politique ce qui relève des sciences et des techniques. Ils veulent avoir leur mot à dire. Bref, ils veulent davantage de démocratie.
L'attention de nos concitoyens se porte très légitimement vers des questions essentielles comme les applications de la génomique et de la post-génomique, les thérapies géniques et cellulaires, les recherches sur les cellules souches embryonnaires, l'ESB et la maladie de Creutzfeldt-Jakob, les OGM, l'effet de serre ou le devenir des déchets radioactifs.
Mieux se soigner, mieux s'alimenter, mieux vivre en sécurité : ce sont les enjeux et les défis auxquels la recherche est confrontée et auxquels il faut faire participer nos concitoyens. Sans cela, le débat démocratique serait incomplet ou "décalé" par rapport aux véritables préoccupations de chacun.
Pour que la science redevienne citoyenne, il faut établir le tryptique information-débat-décision. Ce qui est en jeu, c'est le droit de savoir et de débattre, pour disposer du pouvoir de décider.
Nos concitoyens doivent pouvoir débattre des choix scientifiques et technologiques avec les chercheurs et avec les responsables politiques.
En réalité, la science est largement absente du débat public et des programmes politiques. Jaurès ou Mendès France parlaient de la science. Aujourd'hui, les formations politiques n'en parlent plus guère.
Les enjeux scientifiques et technologiques doivent faire leur entrée -ou plutôt leur retour- dans les programmes des partis politiques.
La politique est l'affaire de chacun. Elle doit donc englober aussi la science et la technologie, qui concernent chacun.
Notre démocratie est politique, sociale et économique. Elle doit devenir aussi une démocratie scientifique et technologique.
Votre Académie contribuera activement au nécessaire débat citoyen sur la science et ses applications.
Grâce à vos avis et rapports, les gouvernants et les citoyens bénéficieront d'informations scientifiques et technologiques de qualité, qui contribueront à leur permettre d'exercer, sur des bases sûres, leur pouvoir de décision.
Je salue donc votre initiative et votre Académie naissante. Celle-ci favorisera la diffusion des avancées technologies dans l'économie et la réinsertion des grands enjeux scientifique et technologiques dans le débat public.
Je forme donc les vux les plus cordiaux pour le succès de votre nouvelle Académie, qui voit le jour à 19 jours du niveau siècle. En espérant que ce siècle sera celui de la technologie au service de tous, de la technologie au service du progrès humain.
(Source http://www.education.gouv.fr, le 13 décembre 2000)