Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, sur LCI le 27 janvier 2006, sur la position de la CGT à l'égard de la politique de l'emploi du gouvernement de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, notamment l'instauration du contrat première embauche.

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Média : La Chaîne Info

Texte intégral

Q- Le Premier ministre a plaidé hier en faveur du contrat "première embauche" qu'il a créé ; vous déclarez la guerre contre ce contrat. A quoi va servir la manifestation du 31 janvier puisque la CGT sera seule à manifester ? Ne risquez-vous pas de plomber par avance une bataille qui va aller avec la manifestation unitaire du 7 février ?
R- Nous ne serons pas seuls et je crois que c'est le Premier ministre qui nous déclare la guerre, à l'ensemble des organisations syndicales, et plus largement, à l'ensemble des salariés. Pour l'instant, plus particulièrement vis-à-vis des jeunes, futurs salariés, mais nous le savons, dans un deuxième temps, à l'ensemble des salariés. La réunion unitaire que nous avons eue la semaine dernière, et heureusement, rapidement, pour réagir à l'urgence de la situation, puisque le Gouvernement précipite les rendez-vous, il saisit dans l'urgence l'assemblée nationale dès mardi prochain pour obtenir le feu vert sur la mise en place de sa réforme, ce qui nous fait dire au passage que s'il était si sûr de lui sur la justesse sociale de sa mesure, on ne comprend pas pourquoi il a modifié dans l'urgence le calendrier parlementaire. Il n'a pas pris le soin de discuter avec nous et je voudrais dire, sur ce premier point, combien le Premier ministre, hier, a usé du mensonge, lorsqu'il parle de la concertation, lorsqu'il parle de son attachement au dialogue social, lorsqu'il évoque le fait qu'il est en relation permanente avec les partenaires sociaux.
Q- Je vous arrête sur ce point, parce que vous avez dit, à plusieurs reprises, qu'il n'y avait pas négociation. Quand on demande à Matignon s'il y a eu négociation ou pas, Matignon cite un certain nombre de rencontres qui ont eu lieu le 6 juin, le 16 septembre, le 28 septembre, le 10 novembre, le 12 décembre, avec des représentants de la CGT à différentes occasions.
R- On se moque du monde quand on évoque le fait que ces rencontres aient été l'objet de discussions sérieuses sur un projet comme celui là. Nous avons découvert, comme l'ensemble des Français, des observateurs et des journalistes, à l'occasion de la conférence de presse du Premier ministre l'ensemble des mesures, dont l'instauration du contrat "première embauche", qui est - il faudra y revenir ? fondamental sur l'évolution du droit du travail, parce qu'il permettrait d'autoriser les employeurs à licencier sans avoir aucun motif à présenter pour se séparer d'un salarié.
Q- "Mensonge", disait hier le Premier ministre, en disant que vous n'aviez pas le droit de dire que le contrat "première embauche" accroît la précarité, parce qu'il y a un préavis qui augmente avec l'ancienneté, des droits nouveaux à l'assurance chômage, à la formation, un accès au 1 % logement, un accès au crédit bancaire.
R- L'accès au crédit bancaire c'est une chose, c'est vrai pour les jeunes comme pour les moins jeunes, le fait qu'il y ait aujourd'hui des centaines de milliers de familles qui soient surendettées, ce n'est pas qu'elles n'aient pu obtenir un crédit, c'est qu'elles ne peuvent plus rembourser leur crédit parce qu'ils sont licenciés ou en emploi précaire. Donc les jeunes peuvent accéder au crédit, autre chose est de pouvoir le rembourser. Et pour le rembourser, lorsqu'on est salarié, il faut avoir du travail et avoir un revenu décent.
Q- Donc, le 7 février, il va y avoir cette manifestation. Sentez-vous, les salariés d'une part, les jeunes d'autre part, mobilisés sur ce terrain ? Apparemment, quand on regarde les sondages, et d'ailleurs, il y a eu ce sondage publié hier par l'Humanité qui dit que 52 % des Français trouvent que cela permet plutôt de lutter contre le chômage, même si, il faut le reconnaître, 63%...
R- ...63 % ont bien conscience que cela va accroître la précarité. Le Gouvernement est prisonnier d'une vision libérale. D'ailleurs, je crois que le Premier ministre est de plus en plus prisonnier de la philosophie libérale du président de son parti politique.
Q- Il dit qu'il défend le modèle social.
R- Si défendre le modèle social français c'est permettre aux employeurs de licencier sans avoir aucun motif à présenter, c'est nous faire revenir un siècle en arrière sur le combat syndical et social qui a contraint, au fur et à mesure, à faire reconnaître aux employeurs que s'ils avaient un pouvoir de direction et de gestion dans l'entreprise, ils avaient des obligations à l'égard de leurs salariés. Il est fondamental pour nous de ne pas admettre - cela n'existe dans aucun pays d'Europe - le principe que les employeurs reviennent à un pouvoir de droit divin vis-à-vis de leurs salariés.
Q- Croyez-vous vraiment que vous allez arriver à obtenir par la rue, par la manifestation, par la protestation, ce que l'assemblée ne peut obtenir, puisqu'il y a majorité pour le contrat "première embauche" ?
R- Vous avez vu que dans l'actualité, les cas où une loi adoptée était révisable, y compris sous l'impulsion du président de la République qui décide, parce qu'il y a polémique sur le sujet, de rayer ce que les parlementaires ont adopté à un moment donné. Donc, pensons, une nouvelle fois, à notre capacité d'expression, de mobilisation pour ramener le Gouvernement à la raison, [à savoir] accepter de négocier sur d'autres bases les garanties dont nous avons besoin aujourd'hui. N'acceptons pas cette vision qui fasse que ce serait les salariés, aujourd'hui, qui devraient supporter toutes les flexibilités, toutes les précarités, au nom de l'emploi.
Q- Croyez-vous que peut se produire aujourd'hui ce qui s'est produit il y a quelques années, pour le Contrat d'insertion Professionnelle instauré par E. Balladur, qu'on a appelé le "Smic jeune", et contre lequel avaient protesté des centaines de milliers de salariés et de jeunes ?
R- Nous avons un premier rendez-vous dès mardi et nous sommes en tant que Confédération, seuls, mais déjà, des organisations lycéennes, étudiantes nous ont fait part qu'elles seraient présentes dès cette première étape. Nous ne voulons pas laisser le premier jour du débat à l'assemblée nationale sans rien. Nous allons avoir des rassemblements et des premières manifestations, tremplins pour un autre rendez-vous le 7 février. Nous ne sommes pas dans des comparaisons historiques, avec telle ou telle période, tel ou tel mouvement. La question est de savoir si les jeunes d'aujourd'hui, les plus âgés des salariés vont accepter de se laisser tondre un certain nombre de droits sans réagir. Surtout que nous n'intervenons pas sur les véritables maux qui font que nous avons un taux de chômage parmi les plus élevés avec un taux de précarité déjà le plus élevé d'Europe.
Q- Reconnaissez-vous que le chômage baisse chaque mois ?
R- Non, le chômage ne baisse pas fondamentalement...
Q- Ce sont les statistiques qui le disent...
R- Prenons les statistiques - je m'en tiens aux chiffres, par exemple, énoncés hier par le Premier ministre - : 280.000 contrats "nouvelles embauches", nous dit-on, soit créés, soit promis d'être créés par les employeurs, c'est déjà autre chose. Lorsque l'on regarde le nombre d'emplois créés en un an, c'est 50.000. Cela veut donc dire, si l'on tient aux chiffres du Premier ministre, qu'il y a déjà eu 230.000 emplois qui ont été précarisés en une seule année. Nous voyons bien la tendance.
Q- J.-L. Borloo a expliqué, hier, qu'on allait réfléchir à la modification du code de travail et pourquoi pas, à la réforme du contrat, quitte à arriver à un contrat unique. Etes-vous pour la conservation et la préservation de ce qui existe aujourd'hui ou êtes-vous prêt à discuter avec le Gouvernement, éventuellement, d'une modification du droit du travail vers plus de flexibilité et vers plus d'emplois ?
R- Dès que le Premier ministre actuel a été installé aux responsabilités, nous lui avons expliqué en quoi, en matière sociale, il fallait concevoir du droit une nouvelle sécurité sociale professionnelle, disons-nous, pour ne plus avoir des salariés Kleenex dans les entreprises. Nous avons encore le cas avec Seb. On ne s'intéresse plus ou on ne veut pas s'intéresser aux motivations qui amènent à des restructurations d'entreprise. Nous voulons, nous, continuer à intervenir sur le bien fondé de ces décisions de restructuration. Lorsque que SEB décide, par exemple, de produire en Chine et non plus en France, il faut continuer à intervenir là-dessus mais il faut surtout travailler à d'autres garanties qui empêchent les salariés d'être les victimes systématiques de décisions économiques sur lesquelles ils n'ont pas prise, où l'on refuse qu'ils aient un droit d'intervention. Mais on refuse de contraindre le patron d'accepter ce type de discussion, et, au contraire, on demande aux salariés de se partager le travail que les employeurs veulent bien maintenir en France. Pour nous, c'est inacceptable, mais il y a d'autres solutions possibles.
Q- Vous avez dénoncé certains qui prônent deux conceptions du syndicalisme, et qui bétonnent leur identité autour d'un tel noyau ; pensez-vous à la CFDT ?
R- Je pense aux organisations, qui, dans un pays comme le nôtre, trop faiblement syndiqué - et je voudrais dire combien, si le Gouvernement aujourd'hui s'estime en capacité d'aller aussi loin dans la remise en cause des droits des salariés, c'est aussi parce que nous ne sommes pas suffisamment structurés -, dans un pays aussi faiblement syndiqué, l'heure ne doit pas être à la division, à la dispersion et aussi aux certitudes. C'est la raison pour laquelle je me félicite que se dessinent des mouvements unitaires dans une période où le fondamental de notre mission, en tant que défenseurs des droits des salariés, est à l'ordre du jour.
Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 27 janvier 2006