Interview de M. Jean-Louis Borloo, ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement, à France 2 le 17 mars 2006, sur la mobilisation contre le contrat première embauche et les relations avec les syndicats.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 2

Texte intégral

F. Laborde - Avec J.-L. Borloo, ce matin, nous allons évidemment revenir sur le CPE, après les manifestations d'hier, manifestations parfois violentes, et avant la grande manifestation de demain, qui réunira, non seulement les étudiants et les lycéens en grève, mais aussi, les grandes centrales syndicales et les partis politiques. Alors, J.-L. Borloo, on accuse le Gouvernement aujourd'hui de jouer le pourrissement de la situation, et de d'attendre qu'il y ait des affrontements parfois violents ?
R - Non, vous savez, dans cette affaire qui est difficile... Cela démarre par deux idées : "on me dit que je suis trop vieux, alors que j'ai encore plein d'expérience, il faut trouver une solution pour les seniors et on met en place le CDD seniors, avec les partenaires sociaux. Et puis, tous ces jeunes qui viennent dire, tous les députés, à tout le monde, dans leur permanence, "attendez, laissez-nous faire une vraie expérience professionnelle" et il y a débat sur les stages. Finalement, la France se réveille un matin en constatant que l'entrée dans le travail c'est le stage, une fois sur deux d'ailleurs qui n'est pas rémunéré - on ne parle pas du stage quand on est à l'école, mais du vrai stage comme accès au travail - que la moitié de ceux qui démarrent, c'est pour un CDD de 30 jours, alors que la probabilité d'avoir une véritable expérience professionnelle, où on essaie vraiment des deux côtés, entreprises et jeune adulte, d'essayer de trouver un dispositif. C'est de là que vient l'idée. Et comme le CNE - contrat "nouvelles embauches" -, mis en place il y a quelques mois, a plutôt bien fonctionné, l'idée c'était : "si je me suis trompé on peut se séparer plus facilement", - je rappelle que, on en a signés un certain nombre. Il y a cette volonté. Et pratiquement, personne ne peut contester que c'est mieux de faire un CDI, avoir avec des ruptures allégées, plutôt qu'un CDD de 30 jours, rien du tout ou un stage. Mais c'est clair que cela touche à quelque chose...Vous savez, quand rationnellement vous avez raison, et que, néanmoins...
Q - Et que cela s'enflamme quand même.
R - ...et que néanmoins...
Q - Alors, justement, comment, parce que...
R - ...cela touche à un sentiment de place dans la société. Cette espèce de sentiment que, finalement, notre génération, la vôtre et la mienne, eh bien s'est plutôt installée...a plutôt décalé les retraites, a plutôt laissé du déficit...
Q - On occupe le terrain !
R - On occupe le terrain, et puis qu'on leur dit : "écoutez, commencez par des stages, des stages, et puis on verra plus tard", et puis, s'il y a une dette un peu trop lourde, ben c'est pas très grave. Bref, l'accueil dans la société est un peu difficile pour la génération française. Parce que, nos amis allemands, moi j'étais avec le vice-Chancelier, la semaine dernière...
Q - B. Thibault, qui était là, ici, même, dit : "On est le seul pays en Europe à avoir un contrat où on peut se séparer sans motiver du tout cette décision". C'est vrai ou c'est faux ?
R - Je vous le dis, j'étais la semaine dernière en Allemagne, avec le vice-Chancelier, socialiste. L'accord de gouvernement, c'est de mettre une période d'essai de deux ans. Il ne parle même pas de consolidation, une période d'essai de deux ans. Bon...
Q - Oui, ce n'est même pas un contrat "première embauche", c'est moins qu'un CPE.
R - C'est une période d'essai, vous essayez, vous essayez. Et en fait...
Q - Et en Espagne, c'est pareil ?
R - En Espagne, c'est légèrement différent, mais tous les pays, tous les pays européens, se sont dit : pour sauver notre modèle, il faut qu'on s'adapte, d'une manière ou d'une autre. Les procédures sont...
Q - Alors pourquoi les jeunes Français se sentent plus précarisés que les autres ?
R - Parce qu'ils ont le sentiment qu'il y a un énorme décalage entre le rêve que vous avez d'entrer dans la société, le fait que cela va être un peu difficile, un peu compliqué. Il y a un sondage qui est très intéressant : ceux qui sont en IUT, BTS, apprentissage, 82% trouvent qu'ils sont parfaitement bien formés pour l'emploi ; ceux qui sont à l'université trouvent, à 78%, qu'ils sont très bien formés en culture générale, mais 20% seulement pour trouver un travail. Donc, c'est bien par l'expérience ou un deuxième tour de professionnalisation ; c'est bien pour ça qu'on avait fait le plan de cohésion sociale, le développement de l'alternance, les partenaires sociaux, les contrats de professionnalisation, les contrats d'avenir, les contrats d'accompagnement vers l'emploi. Alors, si vous voulez, on est sur un CPE qui à la fois, n'est pas comparable avec un stage, quasiment pas payé, qui techniquement, 'est bien mieux, et le sentiment qu'on touche à quelque chose de rapport à l'entreprise qui est très difficile.
Q - Non, mais là, on est peut-être dans une phase un peu, un peu, en effet, irrationnelle, où il y a un mécontentement qui s'agrège autour du CPE, donc, si le mécontentement des jeunes se poursuit, si les syndicats rentrent dans la danse, les partis d'opposition, peut-être aussi les banlieues - on a vu que certains jeunes des banlieues qui sont pas du tout organisés pour l'instant, pourraient rallier -, qu'est-ce que vous allez faire ? Comment sort-on d'une affaire comme ça ?
R - Mais d'abord, il n'y a pas les jeunes des banlieues et les autres, Enfin, ce que j'ai entendu...
Q - Non, mais enfin, dans les banlieues ils vont moins en fac...
R - ...j'ai entendu, qu'on opposait.... Encore qu'il y en a malheureusement, malheureusement il y en a...Ceux qui vont dans les facs sont un peu discriminés à la sortie. Mais, écoutez, on va voir. Vous savez, on est un pays de gens très républicains, car en ce moment, on a des partenaires sociaux qui sont de très grands républicains, des organisations syndicales qui sont républicaines, avec des dirigeants de grande qualité, les représentants des étudiants aussi...Donc...
Q - Mais, par exemple, les représentants syndicaux, B. Thibault, ici, hier, disait : "on n'a pas de vraies propositions pour se réunir". C'est vrai ou ce n'est pas vrai ? Vous les avez appelés, vous leur avez dit : voilà, on se réunit, rendez-vous, demain au ministère, on discute ?
R - Non, mais cela ne fonctionne pas comme cela. Il y a un préalable qui est posé, donc...
Q - Ils veulent le retrait du CPE avant toute réunion ?
R - Cela n'empêche pas que, hier, au niveau des grands dirigeants, enfin des spécialistes, on s'est réunis au ministère. Ils ont fait venir le Premier ministre, sur la participation, on a un grand plan pour passer de 8 millions de Français qui bénéficient enfin de cette participation pour que ça soit des actions gratuites pour tous...
Q - Oui, mais ça, c'est un autre débat, c'est la participation des salariés dans l'entreprise.
R - Oui, mais cela prouve qu'on...
Q - Cela prouve qu'on dialogue.
R - ...qu'on dialogue, qu'on produit les choses. Le plan de rénovation urbaine des banlieues - vous parlez de "banlieues" tout à l'heure -, c'est 30 milliards, c'est bien avec les partenaires sociaux, donc...
Q - Non, mais, personne ne dit le contraire de ça.
R - ...il y a un moment...
Q - J.-P. Huchon qui était là, il y a deux jours, disait tout le bien qu'il pensait de votre plan de cohésion sociale, et à quel point il est d'accord. Donc, qu'il y ait des choses formidables dans ce que vous avez fait, etc... La question c'est : comment on sort aujourd'hui de cette espèce de maelström qu'est le CPE, qui a cristallisé, à tort ou à raison, la colère de beaucoup de gens ? Qu'est-ce qu'on fait ? On calme, on laisse pourrir la situation, on attend... ? On attend quoi ? Le printemps... ?
R - D'abord, les manifestations font partie de l'expression démocratique d'un pays. Je veux dire. Cela n'a pas en soi...ce qui n'a rien à voir avec ce qui s'est passé cette nuit. Bon. Je ne doute pas un seul instant qu'on veut êtres capables entre adultes responsables républicains de faire des pas nécessaires pour trouver une solution sur laquelle, au fond, il n'y a pas d'écart. Vous savez...
Q - Oui, mais, le truc qui cloche, qui coince, c'est qu'on ne veut pas de licenciements sans motif ! C'est ce que disent les syndicats.
R - (...) On voit bien que, la notion de "période d'essai"...Ce qu'a voulu faire le Premier ministre, c'est justement que ce ne soit pas une période d'essai qui n'apporte aucune garantie. Le mot "période d'essai" était beaucoup moins violent que "le pas motif"...Il faut justifier évidemment, alors...Est-ce que c'est auprès d'un référent ? Je ne doute pas une seconde qu'on trouvera les voies et moyens. J. Chirac a fait des propositions sur...
Q - Le Gouvernement ne sera pas obligé de reculer sur le CPE ?
R - Je ne sais pas...Vous savez, si on pose toujours le problème en termes guerriers, , cela ne marche pas.. Donc, il y a un sujet : les jeunes sans qualification. Toutes les organisations syndicales, F. Chérèque le disait pour la sienne, hier soir, sur un plateau, ont fait des propositions sur ce que nous on appelle "les contrats civils", ceux qui sont les 150.000 vraiment "galère" ! Là, je crois que, là-dessus, on doit pouvoir se mettre d'accord. Et puis il faut qu'on trouve les voies et moyens pour sortir de cette situation. Je pense qu'on va y parvenir.
Q - L'emploi salarié, paraît-il, a augmenté, selon les derniers chiffres ?
R - Mais oui...
Q - 140.000 nouveaux. Alors, il y a des statistiques différentes, 140.000, selon les uns, 52.000, selon les autres....
R - Non, c'est très simple. Disons les choses : l'Insee ne compte pas toutes les activités, l'Unedic compte toutes les activités privées, et la Sécurité Sociale compte tout le monde. Bon. Tout le monde, c'est 142.500...
Q - Version contre, c'est 140.000...
R - Non, la vraie version, c'est 142.500.
Q - Est-ce qu'il y a eu des CNE là-dedans ?
R - Bien sûr ! Alors, est-ce que c'est un tiers de CNE ? Il faut bien se rendre compte que l'idée du contrat "nouvelles embauches", c'est un gars qui est tout seul, hein, il fabrique ça, et puis il dit à Germaine "je prendrais bien un compagnon, un type". "Oui, mais...si ça tourne mal dans un an, tu devrais pas"... C'est cela, le CNE. Bon. On sait que cela a créé, là, alors 40-45.000 [emplois]. Mais ceux-là, on va dire : on n'aurait pas dû ? Si vous voulez, on a un vrai problème de choix des mots... Mais le plan se poursuit. Plan de cohésion sociale, plan d'urgence du Premier ministre, 145.000 cette année. Je pense qu'on devrait dépasser la barre des 200.000 créations d'emplois de plus, de plus, c'est-à-dire, sur la totale, près de 400.
Q - Une toute dernière question : un journal du soir a titré dans un article intérieur, un papier : "A quoi sert J.-L. Borloo ?", j'imagine que vous l'avez vu. Cela vous a blessé, cela vous a choqué, cela vous a énervé ?
R - Non, pas du tout, parce que la question était vaste. C'est vrai que ça se pose, comme question : logement, cohésion sociale, emploi. Cela fait beaucoup. Et la fin de l'article c'était : "Chef d'orchestre ou premier violon ?". Je vous laisse le soin de répondre.
Q - L'avenir le dira. Merci J.-L. Borloo d'être venu nous voir ce matin. Très bonne journée, bon week-end, en dépit des manifs qui s'annoncent.
R - Vous savez, j'ai manifesté souvent, alors...Vivent les manifs !
Q - En d'autres temps, autres moeurs, autres périodes...source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 21 mars 2006