Déclaration de M. Alain Madelin, président de Démocratie libérale, sur la "prime à l'emploi" proposée par le gouvernement pour les bas salaires, le crédit d'impôt et la notion d'impôt négatif sous la forme d'un "revenu familial garanti", à l'Assemblée nationale le 6 février 2001.

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Texte intégral

Il faut dire merci au Conseil Constitutionnel. Sans lui nous n'aurions pas ce projet. Sans lui nous n'aurions pas ce débat. Ce projet est, en effet, le fruit du hasard et de la nécessité.
Le hasard, c'est l'heureux concours de circonstance, qui a vu une mesure clé de votre réforme fiscale, à savoir une ristourne de CSG au profit de 9 millions de titulaires de bas salaires annulée à bon droit par le Conseil Constitutionnel pour cause de rupture du principe d'égalité.
La nécessité, c'est l'urgence que vous aviez à élaborer un mécanisme de substitution. Certes vous auriez pu suivre le chemin que beaucoup vous suggérait à gauche, la voie de la facilité, celle d'une augmentation artificielle du SMIC. Vous avez hésité. Mais au terme d'un un vrai psychodrame idéologique au sein de votre majorité plurielle, vous avez finalement choisi une autre direction à mes yeux bien meilleure, celle du crédit d'impôt.
Je mesure ce qu'un tel choix représente pour vous. Car il est vrai que pour vous le crédit d'impôt souffre d'un péché originel : c'est une idée libérale, conçue et proposée dans les années 60 par Milton Friedman et les économistes de l'école de Chicago.
Cette idée a été mise en uvre aux Etats-Unis par l'administration Reagan avec l'Earned Income Tax Credit, en Angleterre par John Major puis il est vrai par Tony Blair avec le Working Family Tax Credit, et tout récemment en Belgique, pays qui nous est proche, par son système social et fiscal par le gouvernement libéral de Guy Veroshtadt.
En France ce sont aussi les libéraux qui depuis longtemps proposent d'instaurer un impôt négatif à la française, sous la forme d'un revenu familial garanti que je détaillerai tout à l'heure. Il n'est sans doute pas simple pour vous d'emprunter une mesure au programme de ma formation politique plutôt qu'à celui de la majorité plurielle.
Cela étant, pour ne pas compliquer votre tâche, ni briser votre évolution, j'accepte volontiers de dire qu'aujourd'hui le crédit d'impôt n'est plus une question idéologique. Je crois d'ailleurs que lorsque l'on appartient à un gouvernement qui, comme le premier ministre aime à le répéter, " dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit ", je crois qu'il faut avoir le courage d'appeler un chat un chat, et un crédit d'impôt un crédit d'impôt, même si je comprends votre embarras pudique ou votre pudeur embarrassée qui vous a poussé à baptiser votre dispositif " prime pour l'emploi " à moins qu'il ne faille discerner là une habileté qui va faire que 10 millions de Français recevront en fin d'année un chèque Jospin dont vous espérez sans doute, sans oser nous l'avouer, qu'il sera du meilleur effet électoral.
Sachez que je mesure aussi tous les efforts que beaucoup déploient aujourd'hui pour tenter d'inscrire le crédit d'impôt ou l'impôt négatif dans le patrimoine génétique de la gauche.
Dans cette recherche des pères inconnus, j'ai appris avec utilité hier qu'Antonio Negri, célèbre gauchiste italien, avait, depuis sa prison, participé à la conception de l'impôt négatif et qu'avant la chute du mur de Berlin on en trouvait même la trace chez un socialiste polonais. Comme le dit plus prosaïquement votre ami Michel Rocard " la vraie gauche elle prend les idées où elle peut ".
Mais, je le répète, pour ne pas compliquer votre tache, j'accepte volontiers de dire que l'impôt négatif n'est plus aujourd'hui une idée partisane. En échange, cependant, je vous demande de ne plus jamais oser reprendre la caricature que vous faites trop souvent des libéraux en leur prêtant je ne sais trop quelle indifférence à la question sociale. C'est faux, et vous en administrez la preuve au moment où pour engager un nouveau progrès social, esquisser une réforme moderne de notre solidarité sociale, vous voici contraints d'emprunter au programme de ma formation politique.
Il est vrai que le crédit d'impôt est une idée qui, depuis longtemps, fait son chemin. Je me souviens du tollé qui avait accompagné mes propos lorsqu'il y a quelques années j'avais dénoncé comme un désordre social le fait que " les revenus de l'assistance et ceux du travail puissent, dans certains cas, devenir équivalents ". Et de citer l'exemple de deux familles qui vivent sur le même pallier d'un HLM : " dans l'une, le père part travailler tôt le matin, rentre tard le soir pour toucher un SMIC. Dans l'autre famille, entre le RMI et les diverses allocations, on perçoit pratiquement le même revenu sans travailler. Il y à là source d'un double découragement, celui de ceux qui travaillent et celui de ceux qui s'installent dans l'assistance " Depuis, de nombreux rapports sont venus conforter ce constat, et l'on a fini par ouvrir les yeux sur le phénomène de " trappe à pauvreté " de " trappe à inactivité " qui, selon l'INSEE, enferme plus de 4 millions de personnes. Oui, nos systèmes de protection sociale enferment trop de nos compatriotes dans de véritables trappes à pauvreté et à chômage.
Le coût du travail au niveau du salaire minimum lorsqu'il dépasse la productivité du travail peu qualifié dissuade les employeurs d'embaucher et les principales victimes sont précisément les plus nécessiteux : les chômeurs de longue durée, les travailleurs peu qualifiés que l'on enferme dans l'exclusion et la pauvreté, pendant que les minima sociaux trop souvent dissuadent leur titulaire de rechercher un emploi. A quoi bon travailler si c'est pour gagner à peine plus que lorsqu'on ne travaille pas.
" En France, votre système d'aide sociale consiste à mettre les pauvres dans une bouteille et à bien visser le bouchon pour qu'ils ne s'échappent pas ". Ce jugement sévère est celui de Muhammad Yunus, le célèbre économiste du Bangladesh, connu dans le monde pour son action contre la pauvreté. Et celui que l'on a surnommé le " banquier des pauvres " de poursuivre : " la pauvreté n'est pas créée par les pauvres mais par le système. C'est à lui qu'il faut d'abord s'attaquer ".
De nombreux rapports sont venus appuyer ce constat. Celui de l'OCDE qui a dénoncé les " trappes à chômage ". Un rapport du Plan qui dressait un sévère réquisitoire contre le caractère à la fois " illisible " et " imprévisible " de notre protection sociale (plafond de ressources différents d'une prestation à l'autre, prise en compte inégale de la situation familiale, effets de seuils). Le Conseil d'Analyse Economique qui, à deux reprises, s'est prononcé en faveur d'un dispositif se rapprochant de ce qu'il appelle le " système idéal de l'impôt négatif " qui consiste à fixer un revenu familial de base. Au dessus, vous payez des impôts ; en dessous, c'est l'administration fiscale qui vous verse une allocation compensatrice - l' " impôt négatif " - dans des conditions incitatrices à la reprise d'un travail.
Ayant fait ce constat depuis longtemps, je propose depuis longtemps la création d'un revenu familial garanti, inspiré de l'idée de l'impôt négatif, adapté à la réalité française.
Pour un impôt négatif à la française
Défendre l'introduction en France du système de l'impôt négatif n'équivaut pas, à défendre le système anglo-saxon ou à recommander qu'on le copie. Le projet d'impôt négatif pour lequel je milite depuis longtemps s'insère dans le contexte français pas dans le contexte américain.
Ce que je propose, c'est un revenu familial garanti qui constitue un vrai filet de sécurité pour tous les Français et qui permette, par une allocation dégres-sive, jusqu'à un certain seuil, de compléter la feuille de paie, favorisant ainsi chaque fois qu'on le peut la reprise du travail pour celles et ceux qui sont enfermés dans l'assistance.
Il s'agit d'importer l'esprit de l' " impôt négatif " mais d'en adapter les modalités à une situation française caractérisée par l'existence de 8 minimum sociaux de base et par l'existence d'un salaire minimum.
Un impôt négatif à la française, c'est assurer à tout citoyen le droit à un revenu familial garanti clairement identifié, calculé en fonction de la composition de son foyer familial :
-Un revenu minimum en cas d'inactivité, par exemple au niveau de notre actuel RMI.
-Un revenu familial garanti jusqu'à un certain plafond en cas de reprise d'activité, travail salarié, à temps plein ou partiel, travail indépendantau moyen d'un complément de revenu dégressif.
Une telle réforme ne peut pas vivre isolément, se surajouter à notre maquis d'aide sociale ou à notre fiscalité biscornue. Elle ne peut être improvisée, bricolée comme le dispositif que vous nous proposez aujourd'hui car elle s'inscrit nécessairement dans un projet plus vaste de refondation fiscale et sociale.
Un vrai projet de refondation fiscale et sociale
1- Le revenu familial garanti, tel que je vous le propose, passe par une remise à plat de notre système d'aide sociale car il permet d'abord d'instituer un revenu minimum de base qui a vocation à se substituer de façon plus simple et plus équitable à nos minima sociaux.
2- Le revenu familial garanti doit aussi s'inscrire dans le cadre d'une réforme globale de l'impôt sur le revenu, allégé et simplifié -ce n'est pas le moment d'en parler ici- organisant d'une part la fusion de la CSG et de l'impôt sur le revenu et instituant, d'autre part, enfin, la retenue à la source.
En effet, un tel revenu familial pour qu'il puisse jouer pleinement le rôle de crédit d'impôt favorisant la reprise du travail, doit s'inscrire dans une réforme de l'impôt sur le revenu qui ferait de la CSG, payée par tous les Français (et déjà reconnue comme un impôt par le Conseil Constitutionnel), la première tranche proportionnelle d'un impôt sur le revenu réformé, allégé, simplifié et retenu à la source.
Retenue à la source Retenue à la source, c'est-à-dire un impôt prélevé plus simplement, en phase avec le moment de la perception des revenus, et permettant de générer des économies d'emplois qui pourront être déployés vers d'autres tâches.
Ceci permettrait, en outre, de faire en sorte que les prestations liées à la solidarité seraient gérées par l'administration fiscale permettant au citoyen de mesurer exactement ce qu'il reçoit de la solidarité nationale. Ainsi la feuille de paie comporterait jusqu'à un certain seuil de revenu familial -compte tenu de la composition de la taille de la famille- un crédit d'impôt qui s'ajouterait au salaire. Au-delà de ce seuil, un prélèvement fiscal serait directement retenu à la source sur la feuille de paie.
J'ajoute qu'un tel dispositif serait l'occasion d'une " feuille de paie vérité " faisant apparaître le salaire complet par la réintégration de cotisations dites patronales et qui constituent en réalité un salaire indirect, propriété des salariés. Il serait aussi l'occasion de clarifier enfin nos cotisations sociales afin de mieux distinguer ce qui relève de la solidarité nationale, et donc de l'impôt, (les allocations familiales, une part de l'assurance maladie..) et ce qui relève de l'assurance, et donc de la cotisation, (le chômage, la vieillesse, une part de l'assurance maladie, les accidents du travail)
Libérer la création d'emplois
Si nous voulons aller plus loin encore dans notre exigence sociale de réintégrer dans la société celles et ceux de nos compatriotes qui sont encore exclus du travail on peut aussi souhaiter utiliser le revenu familial garanti pour accompagner la création d'emplois pour des métiers peu qualifiés dans des secteurs à faible valeur ajoutée essentiellement dans le domaine des services.
Nous savons que nous avons dans le secteur du commerce, de l'hôtellerie, tourisme, restauration proportion-nellement aux Etats-Unis, une étude du CNRS nous l'a confirmé, -le récent livre de Roger Faurroux " notre Etat " vient de nous le rappeler- un déficit de 5 millions d'emplois dans notre pays en raison du coût du travail. Quel gâchis ! Quand nous voyons dans le même temps des millions de personnes enfermés dans des minima sociaux et exclus du travail.
Pour favoriser la création d'activités nouvelles, dans certains secteurs des services, (hôtellerie, restauration, commerce de proximité, emplois à domicile), je crois que nous pourrions utilement expérimenter par voie de convention un revenu familial d'activité garanti pour un travail salarié à temps partiel ou à temps choisi ou pour un travail indépendant lié à un résultat, rémunéré dans le cadre d'un contrat spécifique et non dans celui d'un contrat salarial classique.
Les effets redoutés
Après avoir ainsi décrit tous les nombreux avantages d'un vrai système de crédit d'impôt, celui que j'ai appelé le revenu familial garanti, vous dire que je n'ignore pas, bien sûr, les quelques effets secondaires que certains redoutent.
1ère crainte : ne va-t-on pas encourager les employeurs à baisser les salaires ?
Il me serait facile d'observer que c'est déjà le cas avec les effets de seuil de baisse des charges sociales accumulée au fil des ans et qui ont conduit à une smicardisation de la société française que j'ai pour ma part toujours dénoncée. Je crois qu'en réalité, l'existence d'un salaire minimum et les perspectives de retour au plein emploi seront là pour conjurer ce risque.
2ème crainte. Le crédit d'impôt ne va-t-il pas favoriser à l'excès le travail partiel ?
N'oublions pas d'abord que pour les trois quarts des Rmistes, le chemin vers l'emploi passe par le temps partiel. D'ailleurs, compte tenu du retard que nous avons en France par rapport à d'autres pays en matière de temps partiel, je ne crois pas à ce risque aujourd'hui. Et là encore dans un contexte de retour au plein emploi, le temps partiel s'annonce moins subi que choisi.
3ème crainte : donner une subvention publique au travail mal payé pour le rendre plus attrayant, n'est-ce pas prendre le risque de désorganiser les marchés du travail ?
Ce risque existe. Mais c'est celui de toutes les aides à l'emploi et de toutes les baisses artificielles des charges sociales. La sagesse veut qu'au fil du temps et du retour au plein emploi nous atténuions cette aide publique pour permettre au marché du travail redynamisé de fonctionner plus librement et d'offrir des perspectives de revenus qui n'aient plus besoin de soutien public.
Quoiqu'il en soit, une chose est certaine, le revenu familial garanti, même s'il n'est pas exempt de tout reproche, est un système plus clair, plus lisible, plus transparent et plus juste qui minimise les distorsions et les effets pervers par rapport au système actuel.
Le projet Jospin passe à côté d'une vraie réforme
Après avoir ainsi esquissé les traits d'une vraie réforme, j'en viens à votre projet.
Critique du dispositif Jospin Sans doute faites vous un pas dans la bonne direction, mais vous passez à côté d'une bonne idée. Votre " prime pour l'emploi " n'est pas une réforme, mais un replâtrage imposé par l'urgence d'une solution de rechange à la ristourne de la CSG prévue dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale et justement condamnée par le Conseil Constitutionnel car ne tenant pas compte de la situation du revenu réel des familles.
Vous choisissez la voie, non pas d'un vrai crédit d'impôts, mais celle - sans doute plus électorale- d'une prime au SMIC quand il eut été plus judicieux de favoriser aussi et peut être d'abord le retour à l'emploi des Rmistes. Car comme l'a noté un de vos économistes Roger Godino, " Un Rmiste à qui l'on proposera un emploi de smicard à temps partiel aura encore intérêt à le refuser ".
Faute de s'inscrire dans une vision d'ensemble, dans une refondation sociale et fiscale, votre projet passe à côté d'une vraie réforme. Et ces demi-mesures ne peuvent que conduire au vrai ratage d'une bonne idée.
C'est, vous le savez, ce que pensent beaucoup de vos amis. Je sais bien, comme souvent en matière de réforme, qu'il est difficile de demander aux convertis de la dernière heure de mettre en oeuvre des réformes empruntées à d'autres et qui ne sont pas portées par une conviction, une vision étayée depuis longtemps. Et demander aux socialistes, demander au gouvernement de mettre en uvre aujourd'hui un véritable impôt négatif à la française, c'est un peu comme demander à un chat d'aboyer pour reprendre la formule de Milton Friedman, le père de l'impôt négatif.
Alors un peu de courage et encore un effort. Encore un effort pour proposer à tous les Français un vrai filet de protection sociale, clair, lisible, égalitaire permettant de sortir de la pauvreté et d'accompagner le retour à l'emploi des exclus, de libérer le potentiel de création d'emplois peu qualifiés. J'espère que tous ces arguments vous auront convaincus.
J'espère que vous serez sensibles aussi à l'appel du Président de la République qui vous a invité à améliorer votre projet. A défaut de nous écouter, écoutez au moins ceux qui dans vos rangs vous invitent à l'audace, qui tel Michel Rocard vous disait il y a quelques jours, " crédit d'impôts : pas de timidité camarade ".
Aussi pour vous donner le temps de l'imagination et de l'audace, pour vous permettre de présenter une vraie réforme je propose à notre assemblée de voter cette question préalable.
(Source http://www.demlib.com, le 08 février 2001).