Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, pourquoi avoir choisi de vous exprimer dans Roozonline ?
R - D'abord parce que les médias internet sont très lus dans votre pays, en raison de leur caractère libre et transparent. Il est important à mes yeux que tous les Iraniens connaissent et comprennent nos positions : nous souhaitons que l'Iran apaise les inquiétudes de la communauté internationale et joue tout son rôle sur le plan régional et mondial.
Q - La question nucléaire iranienne est aujourd'hui entre les mains du Conseil de sécurité de l'ONU. Quelle sera selon vous la suite donnée à cette affaire ?
R - Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté à l'unanimité le 29 mars dernier une déclaration présidentielle qui appelle l'Iran à prendre, dans les 30 jours, les mesures nécessaires pour rétablir la confiance demandée par la communauté internationale.
Le coeur du problème n'est pas en effet le droit de l'Iran à produire de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques. Nul ne conteste ce droit, pourvu qu'il soit exercé de bonne foi par l'Iran et dans le respect du Traité de non-prolifération.
La principale difficulté est l'absence de confiance concernant les fins pacifiques des programmes lancés par le régime iranien dans le domaine nucléaire. La communauté internationale, pas seulement la France, a effectivement de graves et légitimes raisons d'être préoccupée par les activités nucléaires sensibles menées par l'Iran.
M. El Baradeï lui-même, dans son rapport de l'AIEA publié en février 2006, estime que l'Agence n'était pas en mesure de conclure qu'il n'y avait pas d'activités nucléaires non déclarées en Iran. On pourrait également ajouter que l'Agence estime la coopération insuffisante entre elle et les autorités iraniennes, les représentants du gouvernement iranien n'ayant pas présenté d'explications convaincantes au sujet de leur programme de production de matières fissiles. Celui-ci n'a pas de sens économique ou technologique s'il est simplement destiné à produire de l'énergie pour des centrales nucléaires.
Ce manque de confiance sur la portée, la nature et l'orientation exacte du programme nucléaire iranien a justifié la demande de suspension des activités les plus sensibles faite à l'Iran par la communauté internationale, à travers le Conseil des gouverneurs de l'AIEA. Cette demande est simple et légitime ; elle n'affecte pas le développement économique de l'Iran et ne porte pas atteinte à ses droits.
Mais le régime iranien a ignoré cette demande et a décidé de ne pas tenir compte des positions prises par l'AIEA. Le Conseil des gouverneurs n'avait, par conséquent, pas d'autre choix que d'appliquer le droit en soumettant la question au Conseil de sécurité.
En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à reprendre les négociations avec les autorités iraniennes à n'importe quel moment. Nous voulons relancer le processus de négociations mais nous avons besoin de confiance. Seules les autorités iraniennes peuvent nous donner cette confiance en suspendant leurs activités sensibles et en coopérant avec l'AIEA.
Q - En persan, il existe une expression qui dit : "mettre de la viande devant un chat". Le cas de l'Iran étant aujourd'hui soumis au Conseil de sécurité, au sein duquel les Etats-Unis exercent un rôle prépondérant, cette expression vous semble-t-elle appropriée ?
R - Comme vous le savez, le Conseil de sécurité se compose de 15 membres, dont 5 membres permanents.
Lorsque nous, Européens, avons pris la décision en 2003 de suspendre temporairement la mise en oeuvre des règles de l'AIEA, qui impliquait la présentation d'un rapport au Conseil de sécurité, nous étions au bord d'une crise internationale en raison de la découverte d'un programme nucléaire non déclaré en Iran.
Nous avons pris alors une responsabilité particulière en prenant la tête du processus diplomatique qui s'est ouvert à Téhéran en octobre 2003 et poursuivi à Paris en novembre 2004. Bien entendu, nous n'avons pas pris cette décision seuls, mais avec le soutien de tous les membres du Conseil des gouverneurs de l'AIEA : Etats-Unis, mais aussi Russie et Chine.
C'est l'Europe qui a fait à l'Iran des propositions ambitieuses dans de nombreux domaines d'intérêt pour les citoyens iraniens : le dialogue politique, la sécurité, l'accès aux technologies modernes et la coopération dans le développement de l'énergie nucléaire. Dans le même temps, nous avons demandé aux autorités iraniennes la suspension de toutes les activités nucléaires sensibles, afin de dissiper toute inquiétude concernant le programme iranien de production de matières fissiles.
Aujourd'hui, le choix est bien entre les mains du gouvernement iranien, qui doit décider entre le retour à la table des négociations ou la poursuite de la situation actuelle qui empêche tout dialogue.
Q - Concernant ce dossier, les pays occidentaux déclarent ne pas faire confiance au régime iranien. Qu'en est-il du peuple iranien et de l'avenir de son pays ? De quelle manière l'Iran sera-t-il en mesure d'exercer ses droits en la matière à l'avenir ?
R - Il ne s'agit pas d'un différend entre l'Occident et le mouvement des non-alignés, ni entre le Nord et le Sud, ou entre l'Occident et les pays musulmans. Il s'agit d'un manque de confiance partagé par toute la communauté internationale. Il suffit pour s'en convaincre de constater que, lors de la dernière réunion du Conseil des gouverneurs de l'AIEA, la Russie, la Chine, l'Egypte, l'Inde, ou encore le Brésil ou le Yémen, se sont tous prononcés en faveur de la résolution.
Nous pensons que l'Iran, par son histoire, sa culture, son influence, est un pays majeur au Moyen-Orient et qu'à ce titre, il mérite le respect. Et nous avons offert à l'Iran la possibilité de prendre une décision stratégique concernant son avenir et ses relations avec la communauté internationale : le choix de la coopération internationale et de l'ouverture, le choix d'une nouvelle ère de relations avec le reste du monde, dans l'intérêt premier du peuple iranien.
Dans le monde actuel, nous savons tous que le développement économique et la prospérité sont étroitement liés à la coopération internationale. C'est ce qui constitue le fondement du choix que certains pays européens ont fait il y a cinquante ans, avec succès. L'Iran, lui aussi, a besoin de la coopération internationale pour assurer son développement, comme tout autre pays. L'autonomie totale ne peut en effet être atteinte, simplement parce que les réserves estimées de l'Iran en uranium ne sont pas suffisantes pour alimenter le programme annoncé. La véritable question, pour l'Iran, est de sécuriser à long terme son accès à l'énergie nucléaire, par le biais de la coopération internationale. C'est exactement ce que les trois Européens ont proposé en août dernier.
Les décisions prises par le régime iranien depuis l'été dernier vont à l'encontre des perspectives que nous avions ouvertes. A l'opposé, les droits légitimes de l'Iran à utiliser l'énergie nucléaire à des fins pacifiques seraient mieux préservés si l'Iran répondait de manière positive aux appels internationaux, en respectant ses engagements internationaux et en choisissant la voie de la coopération. L'Europe est prête aujourd'hui encore à accompagner l'Iran sur cette voie.
Q - Permettez-moi de rappeler le fait suivant au sujet du peuple iranien : les intellectuels iraniens ne font pas confiance à l'Union européenne. Ils estiment qu'elle ne s'intéresse ni aux Droits de l'Homme, ni à la démocratie. Par ailleurs, la majorité des citoyens pense que l'Union européenne défend uniquement ses " intérêts économiques " en Iran. L'Union européenne n'a pas non plus les faveurs du régime islamique. Comment qualifiez-vous ce type de diplomatie ?
R - Je regrette que certains perçoivent ainsi la politique française et européenne. Contrairement à l'idée répandue ici et là que l'Europe est une puissance essentiellement économique et commerciale, guidée par des considérations uniquement mercantiles, l'UE nourrit une ambition politique basée sur une pleine adhésion aux Droits de l'Homme. Ceux-ci sont universels et l'Iran a d'ailleurs ratifié la plupart des conventions internationales définissant les droits fondamentaux. Aussi, un plus grand respect des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales est essentiel pour faire progresser les relations entre l'Union européenne et l'Iran.
Nous avons connaissance de nombreux exemples de situations critiques auxquelles nous apportons une attention particulière. Des pratiques, telles que le maintien en détention de prisonniers d'opinion et de conscience dans des conditions souvent pénibles, ne correspondent pas à la richesse et à l'ouverture de la culture iranienne. Aussi, je salue le courage dont Akbar Gandji a fait preuve pendant les six années qu'il a passées en prison pour avoir usé de sa liberté d'expression. Je pense également à Dhabihullah Mahrami, mort en prison où il était détenu, au seul motif de sa croyance religieuse. Le harcèlement des minorités religieuses bahaïe et soufie, qui font l'objet de nombreuses discriminations, nous inquiète profondément. Notre opposition à la peine de mort, appliquée notamment aux mineurs, doit aussi être rappelée.
Le prix des Droits de l'Homme de la République française a été remis en décembre dernier à l'Association iranienne des défenseurs des prisonniers, engagée en faveur de l'abolition de la peine de mort. Je regrette que son président n'ait pas été autorisé à se rendre personnellement en France pour recevoir ce prix des mains du Premier ministre. En 2003, le centre des défenseurs des Droits de l'Homme, co-fondé par Mme Shirin Ebadi que je viens de recevoir au Quai d'Orsay le 8 mars dernier, avait été également lauréat du prix des Droits de l'Homme de la République française.
Dans le domaine de l'exercice des libertés politiques, nous avons marqué notre préoccupation sur les conditions de la préparation des élections législatives iraniennes en 2004, avec l'invalidation de plusieurs milliers de candidatures. Ce constat a également été fait à l'occasion de la dernière élection présidentielle en 2005, à propos de laquelle l'Union européenne a souligné que le processus de sélection des candidats n'avait pas été démocratique.
Q - Nombreux sont ceux qui pensent que vous avez mis tous vos oeufs dans le même panier, celui du gouvernement iranien. Vous êtes-vous jamais adressés directement au peuple iranien ? Si oui, de quelle manière ?
R - Il est normal que nous discutions avec les autorités en place, qui sont nos interlocuteurs désignés. Mais les contacts entre l'Europe et l'Iran se font en réalité à tous les niveaux, officiels bien sûr, mais aussi entre intellectuels, journalistes, chercheurs, étudiants, hommes d'affaires... De nombreux Iraniens visitent ou résident dans nos pays, et je souhaite que les relations entre les peuples français et iranien, nourries par une estime réciproque, continuent de se développer et permettent une meilleure compréhension. De nombreuses actions concrètes de coopération sont menées dans cet esprit, dans tous les domaines : scientifique avec, notamment, le programme Goundishapour, littéraire avec la Caravane des Poètes, linguistique, artistique... Nous avons mis en place un dispositif destiné à répondre spécifiquement aux attentes des étudiants iraniens, dont la France est le troisième pays d'accueil.
Je voudrais souligner aussi les actions entreprises par la France à la suite du tremblement de terre qui a endeuillé la ville de Bam en décembre 2003 : aide humanitaire d'urgence, achèvement et équipement de l'hôpital Pasteur, appui aux efforts iraniens en matière d'urbanisme et de restauration du patrimoine, contribution au classement du patrimoine culturel de Bam sur la liste du patrimoine mondial en péril de l'UNESCO.
La France et l'Union européenne adressent régulièrement des messages publics, en particulier sur la situation des Droits de l'Homme, aux autorités mais aussi à la société civile. Il faut que le peuple iranien sache que ces messages sont des messages de solidarité.
Q - Le président Chirac a récemment déclaré que la France se réservait le droit de recourir à des armes nucléaires contre les Etats commettant des actes de terrorisme à son encontre. D'autres représentants officiels ont par la suite précisé que cette déclaration ne visait aucun gouvernement en particulier. Toujours est-il que si le gouvernement français en arrive à la conclusion, pour quelque raison que ce soit, que Téhéran soutient des actes de terrorisme contre Paris, reste à savoir si la France répliquerait ou non en utilisant des armes atomiques contre l'Iran .
R - Notre conception de l'utilisation des armes nucléaires reste inchangée. L'arme de dissuasion française n'est dirigée contre aucun pays en particulier. Les armes nucléaires françaises ne font pas partie d'une stratégie fondée sur l'usage militaire de ces armes. Elles n'ont jamais été considérées par la France comme des moyens guerriers. La France a toujours soutenu que sa force de dissuasion servait uniquement à garantir que ses intérêts vitaux ne seraient jamais menacés par aucun pays en particulier, quelle que soit la nature de la menace. Rien de plus, rien de moins.
Il en va donc de la responsabilité du chef d'Etat français de définir en permanence les intérêts vitaux de la France. C'est précisément ce qu'a fait récemment le Président Chirac, dans le discours que vous venez de citer.
Q - Roozonline s'adresse maintenant au représentant des affaires étrangères au sein du gouvernement français, votre réponse sera importante pour l'opinion iranienne. Supposons que le gouvernement iranien accepte les demandes de l'Union européenne concernant sa politique nucléaire. La France se montrera-t-elle aussi persévérante et pressante envers le gouvernement iranien concernant la question des Droits de l'Homme qu'elle l'a été concernant le dossier nucléaire ? Si oui, comment ?
R - Si les autorités iraniennes font les gestes qui sont attendus d'elles dans le domaine nucléaire, ceci favorisera le dialogue et la coopération à long terme entre nos deux pays. En août dernier, la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'Union européenne ont exprimé au régime iranien leur souhait d'établir, une fois la confiance revenue sur la question nucléaire, une relation de long terme avec votre pays. Je déplore vivement que les autorités iraniennes n'aient pas saisi cette main tendue et j'espère toujours qu'elles saisiront cette chance, car ce sera bon pour l'Iran comme pour la France.
Mais ne pensez pas que, si un accord était trouvé sur la question, nous puissions nous détourner des graves préoccupations que suscite la situation des Droits de l'Homme en Iran. L'évolution de la situation de ces droits en Iran est pour nous un sujet de grande préoccupation. Je vous l'ai déjà dit : la France, comme l'Union européenne, apporte et continuera d'apporter son soutien à la promotion des Droits de l'Homme en Iran et aux groupes actifs dans ce domaine. A cet égard, nous regrettons que les autorités iraniennes n'aient pas permis que le dialogue sur les Droits de l'Homme entre l'Union européenne et l'Iran, qui associe des représentants de la société civile européenne et iranienne, se poursuive après la dernière rencontre qui s'est tenue sur ce sujet en juin 2004.
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 avril 2006