Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Chers amis, à la différence de celui des poètes, il semble que le Cercle des Economistes, loin de disparaître, a prospéré au cours des dernières années. Je ne porterai pas de jugement sur l'utilité comparée de ces deux formations. Ce qui est sûr, c'est que Maurice Lévy a organisé de façon si magistrale cette réunion autour de la nouvelle muse "économia" que nous discernons sans peine sa passion, appréciée de tous, pour l'intelligence et pour les idées. Il y a des passions plus dangereuses
Existent deux tendances parmi les économistes réunis autour de JH Lorenzi et c'est ce qui fait tout l'intérêt de ce livre. Plusieurs articles abordent "la nouvelle économie" comme une nouvelle étape dans un processus ancien, tout en relativisant à juste titre la rhétorique du "tout nouveau". La nouvelle économie ne se développe pas dans le vide, elle est adossée à l'ancienne. Nous retrouvons une période de croissance soutenue mais cette croissance nouvelle ne viendra pas principalement du développement isolé d'un nouveau secteur, aussi dynamique soit-il. Il viendra plutôt de ce que l'ensemble de l'économie sera régénérée par la diffusion de nouvelles technologies, de nouveaux équipements.
Cela est vrai des entreprises, dont les besoins d'investissement sont amplifiés, des ménages dont le dynamisme de la consommation est soutenu par l'acquisition de nouveaux biens ou par l'usage de nouveaux services. Je note, en passant, combien l'opposition simpliste entre politiques de l'offre et de la demande est superficielle puisqu'un nouveau régime de croissance ne peut se nourrir que du croisement de ces tendances. Le rôle de la politique économique n'est pas de pencher d'un côté ou de l'autre, il est de faciliter ce croisement. Dépassant la logique un peu comptable des agrégats macroéconomiques, je vois deux grands domaines dans lesquels cette responsabilité publique est plus directement engagée pour favoriser le succès de la nouvelle économie, et cela s'applique notamment à la France.
Il faut d'abord créer le contexte le plus propice pour les décisions décentralisées des agents économiques. C'est le rôle en particulier des pouvoirs publics. C'est une vérité permanente de l'économie de marché, mais cette condition est plus pressante encore face à une révolution technologique comme celle que nous vivons. Pour que les agents économiques prennent aujourd'hui les bonnes décisions, il faut que les investisseurs trouvent le financement aisé dont ils ont besoin, que les employeurs puissent faire appel aux collaborateurs dont ils ont besoin, que les salariés trouvent, dans un contexte de modération des coûts, les gains de pouvoir d'achat qui sont la contrepartie des efforts de productivité. Voilà un premier ensemble de conditions que tend à réunir l'action de ce gouvernement.
Cela dit, l'homo economicus n'est pas un robot au milieu du système des prix. Toute l'histoire économique nous apprend que les conditions structurelles propices sont nécessaires au plein succès d'un régime de croissance. L'environnement social décide ainsi dans une large mesure la vitesse de diffusion des nouvelles technologies et je voudrais, après vous avoir lus, commenter rapidement trois thèmes.
Au moment où nous basculons dans "l'économie de la connaissance", l'économie par l'information, l'éducation devient la ressource vitale. Rien n'est plus important. Nous devons y mobiliser nos avantages comparatifs qui sont nombreux- et nous donner pour ambition d'être une référence mondiale. Je dis souvent que l'éducation au long de la vie, l'éducation devenue réellement permanente, sera la sécurité sociale du XXIème siècle. L'e-éducation, voilà un premier défi que nous devons relever pour faire vivre à l'avenir "l'aventure française" à laquelle nous sommes attachés parce que nous la croyons féconde.
Autre condition structurelle, l'attractivité du site de production européen et plus particulièrement du site français. Si nous observons bien la prééminence économique des Etats-Unis, celle-ci signifie, comme à d'autres époques de l'histoire économique, une ère d'opportunités pour ceux qui savent les saisir. Nous voulons que l'Europe, que la France soit attractive pour les chercheurs qui introduisent l'innovation dans le jeu économique, pour les financiers qui en favorisent la concrétisation, pour les industriels et les entrepreneurs qui en diffusent les produits à grande échelle.
Troisième condition structurelle, la modernisation de l'Etat car on imagine mal le bouleversement des activités économiques se produire sans que l'Etat lui même ne change son fonctionnement et sa relation aux citoyens ou aux agents économiques ; c'est que j'ai appelé l'Etat partenaire , un Etat travaillant désormais moins hiérarchiquement et plus en réseau. On entend souvent des propos désabusés à ce sujet. Je ne partage pas ce scepticisme même si je comprends la déception de ceux qui attendraient un "grand soir" de la réforme de l'Etat : cela ne se produira pas parce que le bouleversement brutal n'est en la matière ni possible ni souhaitable ; mais la modernisation de l'Etat est en marche, y compris à la base de l'Administration financière, et bientôt à sa tête, à travers la réforme de notre constitution financière : l'ordonnance de 1959. L'Etat, même si c'est trop lentement, se modernise, parce que l'opinion publique le demande et parce que les fonctionnaires savent bien que sont légitimes ces attentes nouvelles des concitoyens, des usages dans une société qui change.
Bref, assurer le succès de la nouvelle économie constitue un programme ambitieux et tous ici, intellectuels, hommes d'entreprise ou responsables politiques, nous poussons, je crois, dans cette direction.
Mais, je souhaite porter le regard plus loin car il y a dans votre livre une seconde source d'inspiration. J'ai été frappé, en effet, de voir plusieurs d'entre vous pointer derrière la nouvelle économie l'apparition de nouvelles inégalités, de nouveaux risques, de nouveaux conflits. Cohérents avec diagnostic, vous en appelez à de nouvelles instances ou à de nouveaux instruments de régulation. Ce monde globalisé est en effet un monde inégal. Trois milliards d'hommes et de femmes vivant avec moins de 2 dollars par jour. Un milliard privé d'accès à l'eau potable. Davantage de dollars, de yens et d'euros dépensés pour la recherche en cosmétiques que contre le paludisme.
Comment alors faire échapper au territoire du marché les biens publics globaux, le respect des droits de l'homme et même le corps humain ? D'autre part, avec les NTIC, une nouvelle pauvreté apparaît. Leur vocation est universelle, mais leur pratique sélective. Entre catégories sociales, générations, territoires, continents, les sources d'inégalités se renouvellent. Comment développer sur tous ces points et sur d'autres -propriété intellectuelle, services financiers, sécurité électronique, uniformisation culturelle, utilisation de données personnelles à des fins commerciales, trafics en tous genres les notions essentielles de régulation et de gouvernance mondiale ?
C'est la tâche du XXIème siècle politique d'y répondre et elle ne touchera bien sûr par seulement les Etats Nations occidentalocentrés mais aussi les continents, pas seulement les pouvoirs publics, mais aussi les sociétés civiles ou les groupes d'affinités. La régulation s'appuiera sur les techniques nouvelles, d'autant plus qu'il s'agira fréquemment de réguler rapidement et l'inconnu. Les formes de la régulation se diversifieront. La question de la légitimité des régulateurs sera de plus en plus posée. Il faudra bien réguler les régulateurs et il reviendra, je le crois, au politique de le faire.
Car rien ne nous permet d'imaginer que demain la recherche de l'efficacité puisse plus qu'hier se suffire à elle-même. L'auto régulation n'est qu'un mythe, la marchandisation généralisée reste un danger. Ainsi, la nouvelle économie appelle-t-elle une réponse politique à propos de laquelle je souhaite insister sur deux notions, la solidarité, et, vous le comprendrez aisément en cette fin de Présidence française, l'Europe.
Le XXème siècle a inventé, en europe, la coexistence de l'économie de marché et de la solidarité. C'est un acquis auquel les citoyens du vieux continent sont à juste titre attachés. Cela dit, notre conception pratique de la solidarité peut elle rester totalement immuable dans un contexte où tous les paramètres se sont modifiés ? Je ne le pense pas et je crois même que le refus des réformes serait l'un des arguments les plus forts pour un jour pousser à un basculement anti solidaire. Dans quelle direction, alors, formuler le concept de solidarité auquel nous référer pour l'avenir ? Mon hypothèse est que ces questions doivent être désormais posées dans une perspective temporelle différente de celle à laquelle nous sommes accoutumés. Les risques nouveaux auxquels nous faisons face doivent en effet être embrassés sur une échelle de temps où la décennie sert d'unité de mesure : en matière de pollution, de climat, de sécurité alimentaire, de retraite ou de dépendance. La question du temps se pose dans des termes nouveaux par rapport à ceux qui, il y a un demi siècle, ont servi à fonder la protection sociale. Voilà pourquoi je crois que la première des responsabilités politiques est aujourd'hui de créer les conditions d'une solidarité durable.
Europe : la Présidence française s'achève. Une certaine façon d'espérer construire l'Europe s'achève aussi, à coup de successives nuits du 4 août. Il est désormais clair que plus les concessions à l'objectif européen sont nécessaires, moins les Etats semblent prêts à les accepter. Sur le plan économique, financier et social, les avancées du nouveau Traité de Nice sont pourtant réelles et elles devraient aider à préparer l'élargissement : la conclusion de l'accord sur la fiscalité de l'épargne, les avancées dans le domaine des services financiers, le déblocage du projet de société européenne, l'accord sur un agenda social, les chances de succès sur chacun de ces domaines n'étaient pas jugées très élevées en juin. Le bon fonctionnement d'un marché européen intégré est la contribution la plus forte que nous puissions apporter à la fois au succès de la nouvelle croissance et à la protection de nos économies contre les chocs extérieurs. De ce point de vue, le renforcement de la coopération en eurogroupe constitue, malgré les vicissitudes des marchés des changes, l'un des résultats positifs des derniers mois. C'est un bon signe puisque dans un an, c'est précisément par l'euro, nouvelle monnaie européenne, que chaque citoyen verra en quelque sorte se concrétiser, de la manière la plus tangible, la nouvelle économie européenne.
Il reste que nos pays sont devenus manifestement trop petits pour les grands problèmes. L'espace européen, voire mondial, est de plus en plus l'espace pertinent de la régulation. Qu'il se développe est donc une bonne nouvelle. Qu'il le fasse si difficilement montre que de nouvelles méthodes sont nécessaires. Ce sera cela, l'après Nice. Dans le vieux monde, le politique avait à prendre peu de décisions, elles étaient longuement préparées, l'horizon était en général immobile et l'application de ces décisions incontestée. Dans le nouveau monde, le politique doit prendre beaucoup de décisions, rapides, contestées, avec un horizon mouvant. La nouvelle économie n'a-t-elle donc pas besoin, aussi, d'une nouvelle politique ? Merci.
(source http://www.finances.gouv.fr, le 13 décembre 2000)