Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, à Europe 1 le 5 avril 2006, sur l'unité syndicale contre le CPE, les négociations avec le gouvernement et l'UMP et l'emploi des jeunes.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- Vous vous retrouvez tous les syndicats ce matin, après le succès impressionnant d'hier. Est-ce que c'est pour en finir ou pour scander " Et 5, et 6, et 7, et 8 mobilisations ! "
R- Ecoutez, ça, ça va dépendre de nos interlocuteurs. Je dis "de nos interlocuteurs" parce qu'ils sont nombreux, ils sont divers, ils manquent de cohérence, ils changent d'opinion de jour en jour. Donc je dis "nos interlocuteurs" gouvernementaux, parlementaires, chefs de partis. Je ne sais pas trop s'il faut - c'est un des sujets qui sera abordé à la réunion intersyndicale de ce matin - prévoir d'autres initiatives sur le calendrier.
Q- Encore ?
R- Eh bien oui, puisque ça fait deux mois que cela dure, nous ne sommes
pas entendus... forts de cette impressionnante mobilisation encore hier,
quelques jours après l'intervention du chef de l'Etat - c'est aussi en ce
sens que la mobilisation d'hier est remarquable - c'est que
l'intervention du chef de l'Etat, suggérant des aménagements à une loi
qu'il promulgue, qu'il demande de ne pas appliquer, mais de réviser
etc.
Q- Ok, on sait, on sait.
R- Il y a une réponse sans appel hier qui consiste à demander le retrait du CPE.
Q- Est-ce que vous, vous dites, B. Thibault, vous aussi, il faut savoir terminer un mouvement social de près trois mois. Il faut en sortir ?
R- Oui, c'est vrai que le Gouvernement devrait savoir arrêter un conflit de cette nature, il y a déjà longtemps.
Q- Parce que vous, vous ne savez pas ? Parce que vous aussi vous devriez savoir ?
R- Ce n'est absolument pas à ceux qui contestent une mesure qui nous est imposée depuis le 16 janvier par une conférence presse, ce n'est absolument pas à nous de renoncer. Vous avez remarqué que chaque semaine qui passe, rassemble de plus en plus de monde.
Q- Cet après-midi, vous répondez à l'invitation de B. Accoyer J. de Rohan, qui ont choisi pour vous recevoir un terrain neutre. Est-ce que vous considérez que c'est déjà un signe de changement ?
R- C'est le Sénat. Vous avouerez que pour un terrain neutre... On aurait pu faire ça à la Bourse du Travail.
Q- Oui, peut-être, mais la prochaine fois. Mais ce n'est pas Grenelle, ce n'est pas au siège de l'UMP, comme certains le proposaient...
R- Ah ! Bah ! ça aurait été au siège de l'UMP, je vous dis tout de suite que je ne m'y serais pas rendu.
Q- Puisque vous y allez, est-ce peut-être le début de commencement d'une négociation ? Et de toute façon, est-ce que vous y seriez disposé ?
R- Nous allons voir si la discussion peut reprendre. En tout cas, le retrait du CPE, aujourd'hui, n'est pas quelque chose de négociable, c'est clair. Il n'y a aucune contrepartie à attendre des organisations syndicales, des salariés, des lycéens et des étudiants, à l'instauration du CPE. Il est contesté, il est rejeté, il faut donc l'abroger.
Q- Mais vous allez au-delà vous, des querelles de mots. La CGT vous n'êtes pas fétichiste, obsessionnel du mot ? Parce que le CPE est devenu un épouvantail et ou comme le diable, mais il ne s'applique pas, il n'existe pas. Il est en suspens, en apesanteur, c'est L. Jospin qui disait hier, "il est mort-né".
R- Peut-être, mais il y a une loi, elle est promulguée par le président de la République, malheureusement depuis vendredi. Et comme d'ailleurs le Gouvernement n'a cessé de nous le rappeler, une loi votée et promulguée est faite pour être appliquée. Donc juridiquement, et vous pouvez demander conseil à tous les spécialistes en la matière, n'importe quel employeur, s'il le souhaite aujourd'hui, est susceptible de pouvoir recruter sur la base du CPE.
Q- Mais personne ne le fait, ni le Medef et il n'y a pas de formulaire etc.
R- Parce que le contexte... Non mais il n'y a pas besoin de formulaire pour recruter, vous le savez. Sur papier blanc, vous pouvez recruter en CPE sans problème. C'est parce que le contexte ne s'y prête pas que les employeurs, peut-être pour l'instant, vont résister à la tentation de recruter en CPE. La loi existant et tant qu'elle existe, elle est susceptible d'être appliquée.
Q- On vous répète, B. Thibault que le contenu de la prochaine, de la nouvelle loi ne ressemblera pas ou plus au CPE, et que vous pouvez, que vous pourriez le renforcer de vos idées ? Est-ce que vous êtes preneur de cette idée-là ?
R- Nous n'avons cessé de dire qu'il y ait des discussions sur le défi posé par le niveau de chômage, la situation des jeunes, la précarité, la flexibilité, non seulement nous le souhaiterions, mais nous en sommes demandeurs depuis des années. Mais on ne discutera pas de ces sujets-là tant qu'existera le CPE. On ne peut pas à la fois, maintenir une loi qui précarise davantage et nous laisser entendre qu'on va pouvoir débattre de la précarité.
Q- D'accord, voyons ce qui va se passer cet après-midi. Pour cette première rencontre, les...
R- Ce n'est pas la première. Normalement je rappelle qu'on a même eu une rencontre avec le Premier ministre. C'est normalement à ce moment-là que nous aurions dû avoir une prise de conscience politique...
Q- Mais là, il y avait échange à Matignon avec le Premier ministre, quand vous l'avez vu ?
R- Oui, il y a eu échange sur la base de "on va essayer d'aménager" c'est à- dire qu'après la période où il était "droit dans ses bottes", pour reprendre une formule utilisée par un de ses prédécesseurs issus des mêmes rangs politiques à " discutons d'aménagements ". Nous avons dit, les uns et les autres, pourquoi il y avait un désaccord unanime des syndicats français, mais pas uniquement français - hier il y avait la présence de syndicats européens - pour déroger aux conventions internationales du travail. Parce que c'est ça que recouvre aussi le CPE.
Q- Alors aujourd'hui, on va, d'après ce que je comprends et puis hier il y avait B. Accoyer, chacun va tendre les deux oreilles, c'est-à-dire qu'ils vont vous écouter. Qu'est-ce que vous allez leur dire ?
R- Je pense que ça fait un moment qu'on nous écoute et pour cause : nous étions très nombreux hier. La difficulté c'est de parvenir à se faire entendre, il y a une nuance. Et nous ne parvenons pas à nous faire entendre.
Q- Est-ce que le fait d'avoir G. Larcher et surtout J.-L. Borloo, que vous connaissez - apparemment, vous, vous entendez bien...
R- Oui, c'est vous qui le dites.
Q- Je ne sais pas, je le lis...
R- Ne croyez pas tout ce qui est donné à lire.
Q- Vous parlez comme les politiques. Il sera là, est-ce que c'est un bon signe ? Est-ce que vous le voyez comme un témoin ? Ou voulez qu'il soit acteur, qu'il parle ?
R- Ecoutez, ce sera un schéma - j'ai appris ça hier soir - que le ministre assisterait à l'entretien avec les parlementaires, ce qui montre toute l'ambiguïté de la situation et la grande confusion dans laquelle nous sommes. Non pas du côté des organisations syndicales, nous sommes unanimes, toutes organisations syndicales de salariés, d'étudiants et de lycéens...
Q- Attendez, vous êtes unanime pour demander le retrait, l'abrogation, l'annulation, etc. mais si on vous disait "qu'est-ce que vous proposez ?". Parce qu'une fois qu'on aura retiré ce truc.
R- Ce n'est pas qu'un truc.
Q- Non, non, mais enfin il met le pays dans cet état, quand on l'aura retiré, resteront les problèmes de la précarité, du chômage, de la nécessité de la flexibilité...
R- Mais bien sûr, mais bien sûr.
Q- ... la mondialisation. A ce moment-là, est-ce que vous êtes unanimes là aussi ?
R- Mais pourquoi, vous croyez qu'il y a autant de monde dans les rues, si ce n'est parce que le CPE est devenu le porte-étendard d'une précarité que l'on veut généraliser. Or il y a une aspiration depuis de nombreuses années, dans ce pays, à considérer que la précarité n'est pas quelque chose d'inéluctable. Or je relis les interviews des représentants du Medef, qui continuent de nous présenter la destruction plus ou moins virulente du code du travail, comme l'alpha et l'oméga pour créer de l'emploi dans notre pays. C'est faux. Chacun de nous avons des propositions, pour s'attaquer à ça. Le moment sera venu, je l'espère, de pouvoir en discuter les termes, voire de déboucher sur des négociations. Mais il ne peut pas y avoir de négociations sur ces sujets-là tant qu'on n'a pas levé l'hypothèque du CPE.
Q- Donc on retire - hypothèse peut-être folle, ce matin - on retire le CPE...
R- Non ce n'est pas une hypothèse folle.
Q- Vous discutez ?
R- Bien sûr.
Q- Vous négociez ?
R- Mais bien sûr, tout le monde a dit...
Q- ... de la précarité, du chômage, de la souplesse qu'il faut mettre dans certaines institutions, dans le code du travail, avec des garanties de la sécurité, vous négociez ça ?
R- S'il s'agit de re-concevoir du droit social, qui fasse reculer la précarité parmi les salariés, c'est évident, c'est même une revendication. Nous avons notre congrès prochainement, nous essayons de mettre en avant la sécurité sociale professionnelle. Nous aussi nous réfléchissons sur une évolution du droit qui soit plus conforme aux besoins d'aujourd'hui. Mais en aucun cas, nous n'accepterons cette machine de précarisation telle qu'on nous la présente.
Q- D'accord, d'accord. Quand on écoute, on se dit " mais qu'est-ce qu'ils veulent ? " Vous avez dit qu'il y avait peut-être des formes d'actions nouvelles, que vous allez vous mettre d'accord. D'abord
qu'est-ce que ce serait des formes d'actions nouvelles ?
R- Mais nous allons voir. La réunion a lieu ce matin...
Q- Ça veut dire pas la grève générale, vous n'en voulez pas vous ?
R- Nous avons beaucoup d'imagination, la palette des actions syndicales
est importante, très variée, nous n'avons pas encore épuisée...
Q- Par exemple ?
R- Non, réservons cette discussion entre les syndicats ce matin.
Q- Qu'est-ce que vous réclamez ? Que D. de Villepin et ses principaux ministres arrivent devant vous, enchaînés, la corde au cou, tout nus ?
R- Ça c'est de la politique théâtre. La question pour nous n'est pas de savoir quelle va être ou quel peut-être le sort du Premier ministre dans telle ou telle hypothèse. La revendication unique qui mobilise les salariés, les jeunes aujourd'hui, c'est le retrait du CPE. Les querelles internes à l'UMP ce n'est pas notre affaire, ils s'en débrouillent...
Q- Oui, mais ça, ça dépasse, parce que c'est le rôle, la stature, le statut du Premier ministre ?
R- Je pense qu'il y a aussi maintenant une responsabilité politique très lourde de la part de l'UMP à laisser le pays dans cet état. Et de moins en moins de nos concitoyens ne peuvent comprendre qu'on ne résolve pas un problème qui est d'abord social, au motif qu'il y a une difficulté d'accord au sein du groupe politique majoritaire. Alors au plus tôt, que l'UMP remette de l'ordre dans ses rangs, et que nous ayons des négociateurs habilités.
Q- L'UMP et l'Etat ?
R- L'UMP, l'Etat, vous savez bien combien la confusion aujourd'hui est grande.
Q- Aujourd'hui quel est votre interlocuteur de référence ?
R- Nous n'en avons pas.
Q- Vous allez avoir des élus, vous avez des ministres qui sont là...
R- Oui, mais vous l'avez évoqué, nous allons rencontrer, nous répondons à une invitation d'élus parlementaires auxquels se greffent les ministres du Gouvernement. Donc nous ne savons pas si les élus parlent sous le contrôle du Gouvernement...
Q- Donc vous n'avez pas d'interlocuteur de référence. Qui aimeriez-vous avoir ?
R- C'est le Gouvernement notre interlocuteur normal, identifié, notamment s'agissant d'une initiative qui vient du Premier ministre. C'est notre interlocuteur normal.
Q- Donc on abroge, on retire, etc. etc. à ce moment-là vous allez à Matignon discuter avec D. de Villepin s'il veut bien vous recevoir ? On essaie de comprendre.
R- - S'il a quelque chose de différent à nous dire, que ce qu'il a essayé de nous expliquer, il y a une quinzaine de jours, sinon ça ne sert à rien de perdre son temps.
Q- Pour beaucoup de gens, puisqu'on se dit les choses franchement, il y a une étrange situation : un exécutif, une représentation politique nationale, face à une représentation de syndicats qui comptent, tous ensemble, 6 à 7 % de salariés. Dans une démocratie normale, B. Thibault, il y a déséquilibre, il y a même un conflit de légitimité non ?
R- Oui mais ça, on peut en débattre, et je crois qu'il est de la responsabilité de tous les partis politiques de réfléchir et de dire comment ils entendent conduire les affaires du pays. Je conteste le fait qu'au motif qu'on est une majorité à l'Assemblée nationale, on soit automatiquement légitime à modifier aussi fondamentalement le code du travail alors que ça n'a jamais été présent dans un programme électoral.
Q- Vous avez dit vous-même que vous aviez votre congrès dans pas longtemps. La CFDT aussi, un mois après. Est-ce que vous avez le sentiment que vous abordez plus fort le congrès ? Et vous y allez de quelle façon ? Est-ce que vous pensez que vous pouvez faire passer, maintenant que vous avez montré votre force, le syndicalisme de protestation, qui a réussi, à un syndicalisme de propositions, d'ouverture, d'adaptation ?
R- A mon avis, ces évènements montrent qu'il n'y a pas plusieurs syndicalismes qui s'opposent et qu'en fonction des circonstances, il faut savoir appuyer sur la mobilisation, quand on en a besoin, il faut savoir négocier quand c'est opportun, il faut savoir proposer pour avoir des suggestions alternatives à ce qui nous est parfois imposé. Il n'y a donc pas d'opposition de types de syndicalisme, mais la démonstration aussi que le pluralisme syndical n'est pas synonyme systématiquement de dispersion et de division.
Q- Donc, ce matin, vous dites que vous n'êtes pas forcément bloqués ?
Ce n'est pas vous qui êtes bloqués ?
R- Ah ! Non, la preuve : si le mouvement, le conflit perdure depuis deux mois, c'est qu'on a une position intransigeante parmi nos interlocuteurs.
Q- Voilà la journée commence, moi, je vous trouve en forme. Est-ce que ça vous donne la forme de marcher comme ça, il ne pleut pas, en plein air ? Comme dirait O. Samain, avec de la protestation, ça fait du bien de marcher comme ça dans Paris ? Vous marchez combien d'heures dans Paris ?
R- On marche pas mal, c'est vrai. Je vais vous dire l'état d'esprit des manifestants, parfois nous en faisons des manifestations, on dit même que la CGT en fait plus qu'il n'en faudrait. Donc nous avons un baromètre de ce point de vue là. Trop souvent, malheureusement, ce sont des manifestations un peu désespérées. Je peux vous dire qu'hier, le climat dans les cortèges était à la confiance et à la détermination et ça j'espère que ce climat-là, aussi, les députés de l'UMP l'auront apprécié.Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 7 avril 2006