Interview de Mme Christine Lagarde, ministre déléguée au commerce extérieur, sur le site internet du "Monde" le 2 mai 2006, sur le déroulement des négociations de l'OMC, et notamment sur les questions concernant le commerce des services et les droits de douanes.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Les négociations en cours à propos de l'AGCS (Accord général sur le commerce des services) touchent au droit des travailleurs étrangers de faire de courtes missions dans d'autres pays dans le cadre d'une fourniture de services ("Mode IV"). Des pays en développement réclament depuis bien des années un assouplissement des règles dans ce domaine, qui pourrait leur être très favorable sur le plan du développement. Qu'en est-il des positions européenne et française ?
R - Je voudrais vous dire que votre interprétation est correcte. Et je vous en félicite, car beaucoup de gens ont tendance à faire une confusion entre les propositions de l'OMC et les propositions communautaires. Effectivement, la position de la France est de limiter les mouvements de salariés pour l'exécution d'un contrat de services, puisque la discussion en droit de l'OMC porte sur les prestations de services, et non sur les mouvements de personnes. L'autre point que l'on peut indiquer, c'est que c'est bien le droit du pays d'accueil qui s'applique, et que par ailleurs, les mouvements sont limités en nombre, en fonction des services rendus.
Q - Où en est la question de la baisse des droits de douane ?
R - C'est une question vaste, parce qu'elle s'applique aux produits industriels et aux produits agricoles. La question est en négociation dans les deux cas. Sur les produits industriels : nous souhaitons une ouverture des tarifs sur ces produits, dans les pays en développement, de 15 %. Et nous sommes prêts à une ouverture, concernant les pays développés, de 10 %. Concernant les produits agricoles, nous avons proposé dans la dernière offre du 28 octobre une baisse de 49 % de nos tarifs douaniers. Nous avons soulevé la question de la compatibilité de l'offre du 28 octobre 2005 avec les paramètres de la politique agricole commune réformée en 2003.
Q - Comment se fait-il que la question des droits de douane soit encore débattue alors que l'échéance était fixée au 30 avril ?
R - Parce qu'on n'a pas réussi à trouver un accord avant l'échéance.
Q - La libéralisation est-elle bénéfique aux pays pauvres et pourquoi ?
R - La libéralisation est bénéfique et l'a prouvé. Depuis que le commerce mondial a été multiplié par dix - au cours des vingt dernières années -, plus de 200 millions de Chinois ont été tirés de la pauvreté et le niveau de vie par habitant a augmenté. La libéralisation seule n'est pas suffisante pour lutter contre la pauvreté et pour favoriser le développement. Pour les pays les moins développés, il faut y ajouter l'aide au développement, des principes de gouvernance et des infrastructures qui sont des corollaires, des accompagnants indispensables à la libéralisation. Et j'ajouterai que dans le cadre du cycle de Doha, et pour favoriser le développement - notamment des pays les moins favorisés -, il faut s'attacher à préserver les régimes préférentiels pour que tous les pays, et surtout les moins développés, bénéficient de la libéralisation.
Q - Mais quelles sont les données du débat ?
R - Sur les tarifs agricoles, je disais que nous avons proposé une diminution de 49 % de nos tarifs douaniers. Or, les Etats-Unis demandent 75 %. A titre d'exemple - et nous pensons que l'offre européenne est généreuse -, avec une baisse de 49 %, nous triplons les importations de boeuf. La demande américaine n'est pas compatible avec la PAC réformée et entraînerait de très graves perturbations dans les filières agricoles, notamment françaises.
Q - Pourquoi la France est-elle si ferme sur le maintien des subventions agricoles alors que d'autres pays européens demandent de la souplesse ?
R - La France est au contraire très ouverte sur les subventions agricoles. Nous avons fait une proposition de 70 %. 70 % de diminution des soutiens internes à l'agriculture. En revanche, nous sommes beaucoup plus attentifs à la question de l'accès au marché agricole, car nous tenons à la préférence communautaire. Nous pensons que cette préférence communautaire permet, d'une part, le contrôle de la filière agroalimentaire - en particulier sur les questions de sécurité - et, d'autre part, concourt au maintien du paysage rural et à notre stratégie d'autonomie alimentaire pour les années à venir.
Q - Libéraliser le commerce, d'accord. Mais il semble, notamment en ce qui concerne le commerce agricole, que les pays riches ne veulent pas ouvrir leurs frontières. Est-ce juste ?
R - Les pays de l'Union européenne ont beaucoup ouvert leurs frontières pour permettre l'exportation par les pays les moins avancés. C'est ainsi que nous absorbons 80 % des exportations des pays les moins avancés - en vertu de l'accord "Tout sauf les armes", dont nous nous réjouissons que son principe ait été accepté par les pays les plus développés et par les grands émergents.
Q - L'exception culturelle est-elle menacée dans le cadre de ces négociations ?
R - L'exception culturelle est un principe auquel la France est très attachée, et ce principe que nous appelons celui de la diversité culturelle a été reconnu par l'Unesco à une quasi-unanimité des pays membres, et ce sur demande et grâce à une très grande campagne menée par la France. Et c'est parce que nous tenons à ce principe de la diversité culturelle que, dans notre offre "services", nous excluons tous les services audiovisuels, ce qui permet de protéger le principe de la diversité.
Q - Comment peut s'expliquer le "patriotisme économique" dans un monde libéralisé où le marché serait le seul juge ?
R - Le patriotisme économique, c'est une pratique d'abord ancestrale, et ensuite, largement généralisée. Quand les Etats-Unis ne souhaitent pas qu'une compagnie pétrolière soit rachetée par des intérêts chinois, ou ne souhaitent pas que les ports américains sur la côte Est soient exploités par une société à capitaux des Emirats arabes unis, lorsque la société Endelsat ne souhaite pas que le groupe EON s'empare de son capital, lorsque le London Stock Exchange se défend efficacement contre les tentatives de prise de contrôle, ou lorsque les sociétés ferroviaires chinoises choisissent des solutions nationales plutôt que des compétences françaises ou allemandes, il s'agit dans chacun de ces cas de la même stratégie. Les acteurs économiques opèrent selon les règles du marché, dans le respect des règles de concurrence et dans le respect de la réglementation financière, et notamment boursière. C'est ce que nous préconisons aussi.
Par ailleurs, plusieurs secteurs ont été identifiés comme justifiant une protection particulière, notamment en matière de défense, de sécurité. Les investissements étrangers dans des sociétés françaises appartenant à ces secteurs stratégiques sont soumis à un contrôle préalable. Et pour clarifier le débat à la lumière de certains chiffres, aujourd'hui, 45 % du CAC 40 sont détenus par des investisseurs directs étrangers. Ce qui fait de la France le pays le plus ouvert au monde.
Q - Vous êtes au coeur de la vision française de la mondialisation. A votre avis, sommes-nous en France bien placés pour jouer à fond la carte de la mondialisation, ou avons-nous des retards par frilosité ou archaïsme ?
R - L'économie française est très ouverte. La France est très ouverte et très attirante. Comme je le disais, 45 % du CAC 40 sont détenus par des étrangers. Et depuis cinq ans, la France figure toujours dans le top 5 mondial des pays d'accueil des investissements étrangers. Troisième élément : la France est le cinquième exportateur de produits et le quatrième exportateur de services dans le monde. Cela fait de la France un acteur majeur de la mondialisation. Et malgré cette réalité, l'attitude démontrée par des sondages, par des études, semble être celle de la frilosité, et souvent de l'inquiétude. Mon action s'attache à souligner les avantages, les bénéfices et les opportunités offerts par la mondialisation, dont la France tire déjà parti, dont elle peut tirer encore plus parti, et dont nous devons avoir collectivement conscience.
Q - La procédure de règlement des différends fait de l'OMC un organe de régulation des échanges internationaux, mais elle est soumise à des critiques émanant d'ONG qui voient en elle un instrument de la mondialisation libérale. Ces critiques s'insèrent dans une analyse générale qualifiée de "consensus de Washington", qui débouche sur ce que Stigliz a appelé "le fanatisme du marché" . Ma question pour vous est la suivante : que pensez-vous de la crédibilité de cet organisme ? Et de sa mise en cause par les ONG ?
R - Je crois que l'OMC contribue au contraire à introduire des règles, des principes de protection de tous les acteurs de la vie économique mondiale. Et à défaut d'OMC, et à défaut de mécanisme de règlement des différends, nous serions dans une logique sauvage où le petit serait toujours la victime du gros. Le faible serait la victime du puissant. L'introduction de règles permet d'introduire plus de justice et plus de développement au service de ceux qui en seraient autrement dépourvus. Le problème est aussi que d'autres organisations telles que l'OMS, l'OIT ou un organisme à vocation universelle qui réglementerait les marchés boursiers, n'ont pas d'organe de règlement des différends.
Q - L'action d'Evo Moralès - le nouveau président bolivien, qui vient de nationaliser les champs pétrolifères de son pays, arguant du fait que ces ressources sont stratégiques pour la Bolivie - entre-t-elle sous le coup du "patriotisme économique" tel que vous venez de le légitimer ?
R - Je ne connais pas les textes précis et les contrats qui lient les sociétés pétrolières et gazières boliviennes avec les sociétés d'exploitation et de production telles que Total, par exemple. Et si cette décision de nationalisation remet en cause des principes de droit fondamentaux sans contrepartie, sans indemnisation, là, cela pose un problème un peu différent. La question qui va se poser est de savoir si les autorités boliviennes, au nom de l'intérêt public, seront en mesure, après avoir nationalisé, de mettre en place les moyens techniques, financiers et industriels permettant l'exploitation des ressources naturelles boliviennes.
Q - Selon vous, quelles mesures seraient judicieuses pour combler le retard économique des pays du Sud ?
R - Je pense à deux mesures immédiates. La première, c'est l'extension à 100 % du principe mis en place par l'Union européenne qu'on appelle "Tout sauf les armes". La deuxième mesure consisterait à préserver les régimes préférentiels mis en place au service des pays les moins développés. La troisième est un mécanisme d'abaissement des barrières douanières et des barrières non tarifaires permettant un meilleur commerce Sud-Sud. La dernière mesure est un engagement déjà pris, et que nous mettons en oeuvre au niveau français, d'augmenter l'aide au développement jusqu'à 0,7 % du PIB des pays développés, engagement que nous avons promis de réaliser pour 2013.
Q - Pour revenir au commerce des services, un refus de vraies négociations à propos du "Mode IV" n'est-il pas de nature à exclure les pays en développement du commerce des services ? Car leur avantage comparatif majeur est justement dans la fourniture par mouvement des personnes, et non pas (comme la France) dans la fourniture par investissement ou par moyens transfrontaliers (Internet, ...).
R - La France ne refuse pas le "Mode IV". Elle souhaite qu'il soit maîtrisé dans le cadre des prestations de services. Et concernant le développement des pays du Sud et des pays les moins développés, ce qui paraît fondamental, c'est de maîtriser et d'encourager le développement à l'intérieur de ces pays. Il faut préciser à cet égard que l'Union européenne est plus ouverte que les Etats-Unis sur cette question.
Q - La question des OGM est liée aux négociations à l'OMC. La France doit appliquer la directive de l'Union européenne sur la coexistence entre culture traditionnelle et culture OGM. Que répondez-vous à ceux qui luttent contre les OGM et appellent à la suspension de la procédure législative ?
R - A ma connaissance, il y a plusieurs catégories d'OGM qui sont concernées. La France a autorisé l'accès au territoire de certaines d'entre elles, et pas de toutes. Et elle souhaite que cette introduction s'effectue uniquement sur la base de recherches scientifiques fondées et transparentes à l'égard et des consommateurs, et des ONG.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 mai 2006