Interview de Mme Christine Lagarde, ministre déléguée au commerce extérieur, sur "Radio classique" le 18 septembre 2006, sur le déficit commercial qui s'est encore creusé en juillet de 3,7 milliards d'euros, sur l'avenir de nos exportations et sur une éventuelle réévaluation de la monnaie chinoise.

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Média : Radio Classique

Texte intégral

Q- Le déficit de juillet, hélas, s'est encore creusé : 3,7 milliards d'euros en moins, et un peu plus de 16 milliards de déficit depuis le début de l'année. Etes-vous inquiète ?
R- Non, je ne suis pas vraiment inquiète parce que je ne pense pas que ce soit un renversement de tendance, je pense que c'est un trou d'air qui correspond à un certain nombre de facteurs. Je peux vous les détailler si vous voulez...
Q- Allez-y.
R- On a, d'abord, bien évidemment, une augmentation de la facture pétrolière qui est liée au prix du baril de pétrole qui a atteint son plus haut niveau en juin et juillet, je suis contente de voir qu'il diminue actuellement. On a, d'autre part, eu des ventes d'Airbus qui ont été légèrement inférieures à ce qu'elles avaient été en juin ; il faut savoir qu'on avait eu un mois de juin extraordinaire avec 24 Airbus, par exemple ; le mois de juillet n'a vu que 19 Airbus sortir des frontières. Nous avons eu une légère baisse sur à peu près tous les postes d'exportation, mais on a en particulier observé une diminution sensible dans le domaine des biens intermédiaires. Et puis, on avait un poste très étrange qui gonflait, qui concernait en particulier les téléphones. Et on s'est aperçu qu'on avait des flux de téléphonie mobile, en particulier à destination de la Pologne, qui étaient tout à fait curieux, qui se sont totalement stabilisés en juillet.
Q- C'est quoi ?
R- On ne sait pas, les douanes vont examiner ce dont il s'agit, mais c'est assez curieux.
Q- Néanmoins vous dites qu'il manquait, quelque part, cinq ou six Airbus pour combler le trou ; on ne peut pas vendre ad vitam aeternam des Airbus. A un moment donné, les compagnies, si de bonne volonté soient-elles, n'achèteront plus d'avions, en tout cas il faudra attendre un certain temps. Pourquoi n'arrive-t-on pas à avoir des PME performantes à l'export ?
R- On a des PME performantes à l'export, mais on n'en a pas assez, c'est cela le problème.
Q- La clé est là, non ?
R- C'est une des clés. Il est certain que les grands contrats doivent être soutenus, qu'il faut continuer à vendre des Airbus, et que, grâce au ciel, les avions se renouvellent un petit peu, et que l'on continuera donc à en vendre. Mais c'est vrai que sur nos PME, certaines sont performantes, mais nous n'en avons d'abord pas assez, ensuite elles ne sont pas suffisamment solides et musclées, contrairement à leurs voisines allemandes. Et là, il y a de toute évidence des réformes de structure qui doivent venir s'ajouter aux plans export qui se sont succédé et aux mesures que nous avons prises dans "Cap Export", qui permettent notamment de bénéficier de crédit d'impôts, de recourir à des salariés spécialisés à l'export à des conditions tout à fait avantageuses, d'utiliser des VIE, et d'avoir le soutien financier de la France dans des opérations de prospection et de promotion. Mais il y a des réformes de structure qui devront venir en leur temps, et j'espère que ce sera bientôt.
Q- Comment voyez-vous le reste de l'année et, globalement, l'année 2006, pour le commerce extérieur ?
R- D'abord, il faut regarder sur les sept derniers mois, nous avons une croissance des exportations de + de 10 %, en rythme avec la croissance mondiale, ce qui est bon signe. Cela veut dire qu'on est au moins en parts de marché sinon plus. Deuxièmement, sur les trois derniers mois roulant, on est également en augmentation de + 1,7%. Donc, je ne suis pas catastrophée du tout. Et puis, il y a un certain nombre de facteurs qui s'annoncent pour les mois 2006. C'est d'abord, la croissance économique qui est quand même relativement satisfaisante en Europe de l'Ouest, qui sont nos clients principaux, notamment l'Allemagne. Et puis, il y a quand même un abaissement du prix du baril de pétrole qui devrait nous permettre d'avoir des importations un peu maîtrisées dans le domaine énergétique.
Q- Pardon de vous interrompre, mais cela veut-il dire que, justement, la croissance mondiale peut être un facteur, un atout, pour le commerce extérieur français ?
R- Oui, absolument. On exporte 60 % à destination de l'Europe de l'Ouest. Quand l'Allemagne se porte bien, c'est notre premier client en Europe, le commerce extérieur français se porte mieux. Même chose aux Etats-Unis, où la croissance actuelle... Je suis un peu plus inquiète sur 2007.
Q- On va revenir sur les Etats-Unis, que vous connaissez très, très bien, tout le monde le sait. Est-on toujours dépendants de l'Allemagne ? Est-on obligés d'attendre que nos voisins allemands redémarrent pour que l'on puisse redémarrer derrière ? N'est-ce pas un peu inquiétant cela aussi ?
R- On est dans un rapport assez étroit avec l'Allemagne, c'est évident, compte tenu de la taille du partenaire, compte tenu de la proximité, compte tenu du volume d'échanges entre les deux pays, on a une relation binaire très forte. Cela marche dans les deux sens : premier client, premier fournisseur.
Q- D'accord. J'avais la naïveté de penser qu'il fallait que l'on attende que l'Allemagne vende à la Chine, au Japon, aux Etats-Unis ou ailleurs, pour qu'ensuite la France vende à l'Allemagne ? Ce n'est pas aussi binaire que cela ?
R- Non. Ce que l'on appelle "l'économie de bazar" - c'est la formule -, c'est-à-dire une espèce de structure des exportations allemandes, ce n'est pas tellement en utilisant des composants ou des pièces fabriqués en France pour réassembler et ensuite réexporter, c'est plutôt à destination des pays de l'ex-Europe de l'Est, que l'Allemagne a constitué cette économie de bazar, qui lui a très bien réussi, parce qu'elle a su délocaliser...Enfin "délocaliser" : externaliser un certain nombre de productions, en immédiate proximité, réassembler chez eux, sur leur sol, constituer donc de la valeur ajoutée, et ensuite procéder aux exportations.
Q- On reste encore à l'international, je reviens sur les Etats-Unis, C'est quand même la clé, le noeud gordien. On fait quoi avec les Etats-Unis, on est plutôt confiants ?
R- D'abord, j'observe que nos exportations vers les Etats-Unis se sont considérablement redressées et que l'on est en situation de regagner des parts de marché aux Etats-Unis, ce qui est un bon signe. Ce qui est le plus préoccupant mais cela ne préoccupera pas que le ministre chargé du Commerce extérieur, mais cela préoccupe tous les économistes, c'est ce que l'on observe actuellement sur le marché américain, avec, notamment, une augmentation des taux d'intérêt et puis surtout un tassement de la bulle immobilière qui avait tiré la croissance, comme la bulle informatique avait tiré la croissance il y a quelques années. C'est inquiétant parce que le mécanisme d'achat de construction, en général en état futur d'achèvement, avec des levées d'option sur le marché immobilier, risque d'amener des situations très difficiles pour les acheteurs qui sont exposés et qui vont êtres amenés à se refinancer continuellement, comme c'est le cas du marché immobilier américain.
Q- Cela peut-il mettre la croissance mondiale en panne ou en tout cas en ralentissement, comme une espèce de soft landing dû aux Etats-Unis, selon vous ?
R- Aujourd'hui, les prévisions des organismes les plus compétents sont plutôt positives, mais ce marché américain est un peu un point d'interrogation et l'évolution de l'immobilier en particulier doit être suivie très, très attentivement.
Q- Est-ce que, sur le fond, de toute façon, quoi que l'on fasse, quels que soient les efforts que vous faites, on souffre quand même - maintenant on est au taquet -, on souffre d'un problème de compétitivité parce que l'on n'a plus les structures idoines dans un monde totalement ouvert ? Est-ce que l'on n'est pas, de toute façon, condamnés à faire ces réformes ou alors à se prendre le mur ?
R- Non, ne parlons pas de se prendre le mur. J'observe une fois de plus que l'on vend 21 Airbus par mois, on ouvre quatre bouteilles de champagne à la seconde, nous, pouvoirs publics, nous organisons chaque jour au mois deux évènements dans le monde pour soutenir les exportations. Ce n'est pas comme si on avait...
Q- Je ne dis pas que c'est la catastrophe mais est-ce que l'on n'arrive pas quand même au taquet ? Est-ce qu'il ne faut pas...
R Il y a un certain nombre de choses qui doivent être réalisées. Il est évident que dans la vie, nous allons devoir travailler plus, et dans la semaine, nous allons devoir travailler plus, et que un certain nombre de souplesses et de flexibilités devront être apportées dans le cycle de fonctionnement des entreprises. J'étais il y a deux jours aux Pays-Bas, qui est un voisin, qui est un pays qui est soumis aux mêmes contraintes externes et internes que nous, et tous les chefs d'entreprises implantées en France me disaient la même chose : "votre pays est extraordinaire, il y a des facteurs de productivité superbes, les gens y travaillent très bien, on y crée très bien mais vous avez des facteurs de rigidité dans le domaine fiscal, dans le domaine social qui sont extrêmement pénalisant pour le développement de l'activité".
Q- On revient à l'international, deux questions, la première est liée à la réforme du FMI, du Fonds monétaire international, qui fait en sorte que des pays comme la Chine, la Corée du Sud, la Turquie, le Mexique, vont être davantage représentés au sein du FMI, au détriment, sans doute, un peu de l'Europe. Vous estimez que c'est normal ce rééquilibrage ?
R- Oui, c'est un rééquilibrage qui intervient et qui vient se calquer sur la réalité économique, sur les volumes des échanges et c'est tout à fait légitime. Il faut avoir les partenaires autour de la table et il faut que les droits de tirage soient en proportion avec les rôles économiques joués par ces pays.
Q- Mais est-ce que cela peut être quand même un plus pour l'économie mondiale, une espèce d'appel d'air supplémentaire selon vous ?
R- Probablement, mais cela permet surtout de mettre les acteurs dans des rapports qui faciliteront sans doute des pressions, notamment dans le domaine de la réévaluation de telle ou telle monnaie, parce que quand on se sent en meilleure compagnie et bien représenté, à la mesure de son économie, on est probablement plus réceptif à un certain nombre de messages.
Q- En sous-tendu, bien sûr, la Chine... Encore et toujours la Chine, et encore et toujours le G7 qui demande à la Chine de réévaluer sa monnaie. Est-ce : "oui, on verra ça plus tard, nous on a du repassage !" ? C'est un peu ça non, c'est "cause toujours tu m'intéresse" ?
R- "On va trier nos chaussettes"... Les autorités chinoises sont d'abord de grands experts, ensuite sont tout à fait informées de leur souveraineté en matière de monnaie, donc feront ce qui leur paraît utile pour leur économie. Ce que j'observe, en revanche, qui est intéressant, c'est le changement de ton au niveau américain, je crois que l'arrivée d'H. Paulson, qui vient du monde des affaires est favorable. Il a très clairement changé de ton à l'égard des partenaires chinois, il essaie de calmer le jeu au niveau du Congrès en particulier, en rappelant que la Chine est d'abord une opportunité avant d'être une menace. Et ça, cela me paraît tout à fait favorable dans les grands équilibres entre les acteurs économiques.
Q- L'observatrice que vous êtes du commerce mondial ne pense-t-elle pas que la Chine va réévaluer sa monnaie dans les mois à venir ou dans l'année 2007 ?
R- Je ne suis pas convaincue, non.
Q- Un petit dernier mot, quand même, cette fois à la femme politique : qu'est-ce que vous pensez, chez vos adversaires du Parti socialiste, du "Tout sauf Ségo" ?
R- La victimisation dans quelque camp et à l'égard de qui que ce soit n'est jamais une très bonne chose.
Q- Vous avez-vous la réputation d'être plutôt une professionnelle qu'une politique. Vous avez, on va le rappeler, dirigé le plus grand cabinet d'avocats au monde, à Chicago. La politique maintenant, c'est votre et définitive vie ou on verra ce que vous ferez en 2007, mi-2007 ?
R- Je suis passionnée par ce que je fais actuellement. Si je peux aider en continuant à servir après et si c'est avec une équipe que j'aime et avec laquelle je me sens à l'aise, je répondrai "présente", bien sûr.
Source:premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 18 septembre 2006