Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Info le 16 octobre 2006, sur l'écart grandissant entre les élites et le citoyen et sur la nécessité de transcender le clivage droite-gauche.

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Média : France Info

Texte intégral

Q- Un petit mot sur les petites phrases du week-end, la vraie bataille entre les sarkozystes et les villepino-chiraquiens, cela vous agace, cela vous amuse, cela vous atterre ?
R- Cela me conforte dans l'analyse et la vision qui est la mienne : tant que le pouvoir est enfermé et verrouillé comme il l'est aujourd'hui, le seul enjeu, c'est prendre le pouvoir. Si le pouvoir est une forteresse, le seul enjeu c'est de prendre la forteresse, et tous les coups sont permis pour cela. C'est la fin qui justifie les moyens et qui n'est pas avec moi est contre moi. Ce climat empoissé, ne va faire, dans les mois qui viennent, me semble-t-il, que s'aggraver. C'est la raison pour laquelle il faut songer vouloir tourner la page sur tout cela.
[...]
Q- Je vais vous faire un aveu : j'ai lu pas mal de livres politiques, ici, en présentant la question d'info, mais votre livre n'est pas un livre comme les autres. On est quand même très surpris par le ton, vindicatif, violent, comme si vous aviez envie de brûler vos vaisseaux. A quoi cela correspond-il ? A un changement de stratégie ?
R- Il y a vingt ans qu'à chaque échéance électorale, à chaque élection, à chaque événement imprévu, on voit surgir une réalité qui est plus lourde qu'aucune opinion ou combat politique, c'est la rupture profonde entre les prétendues élites, les soi-disant élites, et puis le peuple, les citoyens de base, qui ont l'impression que leur vie ne se fait jamais entendre dans les cercles de pouvoir. Au sommet de l'Etat, il y a comme une forteresse dans laquelle le pouvoir politique, le pouvoir économique et le pouvoir médiatique vivent entre eux, avec leurs affirmations, leurs certitudes, leur langage, leurs mots qu'une grande partie des Français ne comprennent pas ou comprennent peu. Et cela donne une impression de gouffre entre ces deux mondes. Alors ce gouffre là est un ennemi public. La France se porte plus mal du fait que son peuple n'a pas l'impression de pouvoir se faire entendre dans les cercles de pouvoir.
Q- "Au nom du tiers Etat", c'est le titre de votre livre, mais êtes-vous vraiment bien placé pour parler au nom de ce tiers Etat ? Vous êtes patron d'un des grands partis politiques, vous avez été ministre, vous êtes un notable...
R- Vous savez que j'ai refusé d'entrer au Gouvernement ces dernières années à trois reprises ?
Q- Mais vous avez été ministre avant.
R- J'ai été ministre avant, je suis un élu du peuple qui voit de plus en plus le peuple s'éloigner de ces lieux où, normalement, sa voix devrait se faire entendre. L'Assemblée nationale, le Sénat, la voix des citoyens en est absente ; je vais prendre un exemple très simple, très bête, j'allais dire ; le pouvoir d'achat : les milieux officiels, les statistiques officielles disent que le pouvoir d'achat augmente ; les citoyens dans leur vie, vous pouvez parler avec eux, discuter avec eux dans le supermarché où au coin de la rue , lorsqu'ils sont devant un étal, femmes et hommes vous disent : "Mais ce n'est pas vrai, on se fiche de nous ! Il y a peut-être 20 % d'augmentation !", disent-ils, et dans doute est-ce une perception exagérée. Pourquoi ? Quand vous décortiquez les choses, vous vous apercevez que l'indice du coût de la vie par exemple, ne prend le logement que pour 11 % du budget d'un ménage. Vous connaissez vous des ménages qui ne mettent que 11 % de leur budget dans leur logement quand ils sont locataires, par exemple ? C'est 30, 40 % ! De sorte que les salaires moyens eux-mêmes, je pense aux petites retraites, c'est encore plus grave, je pense aux salariés qui sont au Smic et de plus en plus nombreux, je pense au salaires moyens, ils ont tous l'impression qu'on leur raconte des histoires sur leur vie et cela nourrit une rage profonde. Ce que je veux, c'est qu'en France, la République ou la démocratie redevienne sincère, redevienne juste et que les citoyens entendent que dans les instances officielles, leur voix a toute sa place. Non pas qu'il y ait quelque part une baguette magique qui va pouvoir supprimer la mondialisation tout d'un coup, rendre l'abondance à ceux qui ne l'ont pas ; ils savent très bien que ce n'est pas vrai. Mais au moins, ils veulent de l'authenticité dans la manière dont les pouvoirs parlent d'eux-mêmes.
Q- Dans votre livre, vous renvoyez dos-à-dos la droite et la gauche, pratiquement à égalité.
R- Elles sont dos-à-dos.
Q- La politique, c'est quand même des alliances, des compromis au service de convictions. Les convictions, vous les avez, les compromis, avec qui pourriez-vous les faire ?
R- Le temps des compromis, ou le temps des alliances, c'est après que les citoyens se sont exprimés. Si l'on ne met pas [sic] cette règle d'or, alors on laisse gouverner les sondages et les groupes de presse ou en tout cas les grands moyens médiatiques qui veulent nous imposer aujourd'hui un duel "Sarko-Ségo", comme tout le monde dit.
Q- Je vais être plus précis que cela : est-ce que vous accepteriez - vous venez de nous rappeler que vous avez refusé d'être ministre - après les prochaines élections d'être Premier ministre ?
R- Non seulement j'accepterais ce genre d'hypothèse...
Q- ... Quel que soit le Président ?
R- Non seulement, je pense qu'il faut changer la donne. Je pense que l'on devra gouverner demain au-delà de la frontière droite/gauche. Je pense que cette frontière est vieillie, qu'elle est obsolète, qu'elle est artificielle alors que perpétuellement on la remonte comme on remonte un mur qui ne cesse de s'écrouler, pour montrer que c'est ça le vrai clivage, et ce n'est pas vrai. J'ai été, l'autre jour, voir la projection du film d'A. Gore sur le climat, nous avons, au-dessus de nous une épée de Damoclès, disent les scientifiques, la presse et l'unanimité des scientifiques, une épée de Damoclès qui fait que le climat de la terre est en train de se dégrader formidablement et de se réchauffer sous l'effet des activités humaines. Il y a des décisions à prendre : croyez-vous que ce soient des décisions des droites ou de gauche ? Et vous croyez que la France, toute seule, peut arriver à changer quelque chose à cela ? C'est impossible !
Q- Et vous accepteriez de travailler avec tout le monde ?
R- J'accepte de travailler avec des démocrates venant d'un bord et de l'autre, qui sont assez lucides pour se mettre d'accord sur les priorités dont notre pays a besoin. Je vous en cite une, qui concerne tous ceux qui nous écoutent : croyez vous que l'on va pouvoir vivre longtemps avec la dette qui ne cesse de s'accumuler au-dessus de notre tête ? Chaque famille française qui comporte cinq personnes, est endettée - écoutez bien - pour 100.000 euros ! C'est le prix d'un appartement. Ils vont devoir payer en plus de leur logement, en plus des études de leurs enfants et qui vont pomper leur capacité de travail. Eh bien voilà une priorité qui dépasse les frontières anciennes. Oui, je veux travailler avec des gens venant de bords différents.
Source:premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 17 octobre 2006