Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 25 octobre 2006, sur la démocratie, la démagogie et les "jurys de citoyens" proposés par Ségolène Royal (PS).

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Circonstance : Deuxième débat télévisé entre les candidats du PS à l'investiture présidentielle, Ségolène Royal, Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn, sur La Chaîne parlementaire Public Sénat le 24 octobre 2006

Média : France Inter

Texte intégral

Q- Vous regardiez la télé hier soir ?
R- Q- J'ai regardé quelques minutes du débat, oui.
Q- Alors, conclusion ?
R- La proposition principale du débat, au premier abord, on se dit
"tiens, pourquoi pas ?". Mais au deuxième "abord", comme Coluche aurait
dit, on voit que c'est une proposition qui, à mon sens, est extrêmement
dangereuse. L'idée que l'on pourrait mettre auprès de chaque élu un
jury populaire, tiré au sort, de quinze personnes - puisque c'est ce
que S. Royal a dit -, c'est une idée, si on la transpose, on voit tout
d'un coup sa portée. Par exemple, qu'est-ce qu'on dit, si on décidait,
dans un monde cauchemardesque, de mettre auprès de chaque professeur un
jury d'élèves destiné à le juger, auprès de chaque médecin un jury de
malades destiné à le juger ? Cette orientation, on voit bien quel
sondage elle suit, c'est la suite d'une série de sondages, c'est pour
faire plaisir à un certain nombre de gens que l'on croit ainsi
satisfaire. Mais c'est une décision qui, au lieu de rétablir la
confiance, restaurer et refonder la confiance, crée en fait l'air du
soupçon. Tout le monde est soupçonné, tout le monde est jugé et je
trouve que c'est un monde dans lequel, franchement, je n'ai pas envie
de vivre.
Q- Dans votre livre, "Au nom du tiers état", publié chez Hachette
Littérature, vous écrivez pourtant page 58 : "La participation
authentique et durable des citoyens à la vie publique de leur pays n'
est pas, ou n'est plus un luxe. Elle n'est pas une fioriture ni un
projet utopique, elle n'est pas même un idéal, elle est une nécessité
des temps". Donc il faut bien l'organiser cette participation. Vous
faites le constat d'une crise de la démocratie représentative comme S.
Royal, il faut donc trouver des billets, si cela ne fonctionne plus ou
mal pour organiser la participation.
R- Il y a deux manières de répondre à la question de la crise qui
existe entre le peuple et les pouvoirs. La première manière, c'est la
démagogie, c'est-à-dire une manière de suivre l'opinion en flattant ce
qu'elle a de plus bas instincts (sic). Et Dieu sait qu'il y en a des
bas instincts dans l'opinion, comme il y en a dans chacun d'entre nous.
Vous flattez les bas instincts et vous répandez l'idée que, au fond,
tout le monde doit être soupçonné et vous mettez des jurys populaires
partout, et vous voyez...
Q- Mais c'est du contrôle citoyen !
R- Et vous voyez bien que N. Sarkozy et S. Royal, d'une certaine
manière, ont joué avec la même idée. Et la deuxième idée, ce n'est pas
démagogie, c'est démocratie, et démocratie c'est exactement le
contraire. Cela consiste à faire avec les citoyens le chemin de
réflexion, à leur donner tous les éléments du choix, à les prendre au
sérieux, à créer avec eux le dialogue qu'un élu doit avoir avec ceux
qui l'ont élu. Quand je vois démagogie, je la regarde dans les yeux et
je l'appelle par son nom.
Q- Mais alors comment fait-on pour avoir ce dialogue, parce que sinon
on est à la poursuite d'une chimère ?
R- Ce n'est pas du tout une chimère.
Q- Si à l'Assemblée nationale cela ne fonctionne pas, si à la télé c'
est la démagogie et les puissances d'argent, comment on organise le
dialogue et le débat ?
R- En rétablissant les principes de la République ; ce n'est pas
compliqué, c'est du français ça ! Les principes de la République, c'est
: le peuple est représenté dans ses assemblées, aujourd'hui il ne l'est
pas ; les assemblées ont du pouvoir, aujourd'hui elles n'en ont pas et
les médias sont honnêtes et loyaux.
Q- Ils le sont !
R- J'espère !
Q- On est à France Inter, service public, toutes les garanties sont là.
R- Eh bien c'est bien, voyez vous, c'est très bien qu'il y ait des
espaces. J'ai, comme un certain nombre d'entre vous le savent dans le
studio, j'ai été un défenseur du service public acharné et je le serai,
parce qu'on a besoin d'espaces où l'auditeur, où le téléspectateur,
sache, pense, que la loyauté règne. Mais il ne faut pas inventer un
modèle, il ne faut pas inventer un modèle qui ressemble à ce que qu'
Orwell décrivait dans "1984", vous savez ce monde épouvantable où tout
le monde soupçonnait tout le monde. Il faut exactement le contraire !
Restaurer la légitimité et restaurer la confiance. La légitimité des
élus passe par des principes républicains que toutes les démocraties
qui nous entourent respectent et que nous ne respectons pas en France.
Je demande que cela, au nom de tous ceux...
Q- Associer les citoyens dans des formules qui existent ailleurs, par
exemple, ce que l'on appelle "les conférences de consensus", "les
conférences de citoyens", tout simplement, ce n'est pas de la démagogie
de base. On peut essayer de réfléchir aussi sur le fond de formes
politiques qui existent aussi ailleurs.
R- Très bien, mais voyez la démarche, n'est-ce pas. La démarche, ce n'
est pas du tout celle de : il est légitime que les élus parlent avec
les citoyens et même qu'ils les connaissent. Parce que tout ça, en
fait, cela supposerait qu'on aurait des élus qui ne connaissent pas du
tout le peuple. Or, il y a - j'en témoigne - des élus qui connaissent
bien le peuple, parce qu'ils en sont, ils en viennent, ils ont des
copains qui sont leurs copains d'enfance et qui sont artisans,
salariés, employés, qui sont des chômeurs souvent. Et donc, l'idée que
tout doit être soumis à surveillance est une idée destructrice. La
démocratie c'est "confiance", c'est "je vous parle"...
Q- ...Il n'y en a pas, il n'y a pas de confiance.
R- Il y en a, il faut la refonder ! L'enjeu de cette élection
présidentielle, ce n'est pas de faire un pas de plus dans le règne du
soupçon, de la surveillance, de : "je vais mettre des jurys tirés au
sort auprès de vous". Je ne sais pas si cela vous évoque quelque chose,
le mot de "tirer au sort" ; moi, je trouve cela inquiétant. Mais c'est
refonder la confiance. Je suis en face de vous et je vous parle et je
ne suis pas en train de faire des petites phrases préparées par des
conseillers en communication, je vous parle comme un homme parle à un
autre homme, un homme parle à une femme. Et je vous dis ce que je pense
et je n'ai pas besoin de jurés pour que ce contact s'établisse entre
nous. Alors, évidemment, cela veut dire qu'il faut une autre approche
de la politique et du pouvoir politique. Cette approche, elle est la
République et la démocratie même. Que ce soit le parti de Jaurès qui
évoque l'idée de créer des jurés citoyens tirés au sort auprès des
élus, auprès des élus de la République française, il y a quelque chose
qui a un tout petit peu dérapé dans le système.
Q- Où vous situez-vous ? Vous avez, dans la première phrase de votre
intervention, renvoyé dos à dos et le PS et l'UMP ; est-ce que vous
allez pouvoir rester en lévitation, comme ça, au-dessus des clivages
historiques de la vie politique française ?
R- Quand le PS et l'UMP pratiquent également la démagogie qui consiste
à flatter les bas instincts d'un peuple qui demande, au contraire, à
être élevé, chaque fois je nommerai cette démagogie par son nom et je
proposerai un autre chemin.
Q- Mais n'est-ce pas vous qui en faites un peu de la démagogie ? Le
débat qu'on a vu hier soir n'était pas démagogique, il ne faut pas...
R- Non, je parle de cette proposition-là qui a fait le centre du débat.
Après, pour le reste, on peut avoir, heureusement, des échanges, j'
espère, estimables. Je prends le centre de la cible, puisque, au fond,
c'est de cela qu'on parle à partir de maintenant. C'est la conception
que les uns et les autres nous avons de la République. Ma conception de
la République est une conception exigeante en termes de principe et
confiante en termes de personne. On a besoin de rétablir le lien qui
existe entre celui qui délègue sa souveraineté, le citoyen, et celui
qui reçoit cette délégation. Et il n'y a pas besoin de mettre des
institutions supplémentaires, une couche supplémentaire de jurys pour
arriver à créer cette confiance.
Q- Mais la politique, c'est aussi gouverner, c'est donc entrer dans des
alliances politiques, quand on n'est pas majoritaire ; vous feriez des
alliances avec qui aujourd'hui pour défendre ces idées ? Ce n'est pas
une question politicienne.
R- Je suis prêt à travailler - et je suis le seul dans ce cas là - avec
des démocrates et des républicains d'un bord et de l'autre, d'accord
sur quatre ou cinq principes. J'énonce ces principes très rapidement...
Vous me faites signe que non - bon, on le fera après...
Q- Oui, on a encore beaucoup de temps dans Inter Actif tout à l'heure.
R- Un, il faut des institutions qui respectent les citoyens ; deux, il
faut lutter contre la dette ; trois, il faut que l'on fasse confiance à
l'économie et à la liberté d'une entreprise, notamment quand elle se
crée, notamment lorsqu'elle est petite ; quatre, il faut la lutte
contre l'exclusion qui est une chose épouvantable en France ; et cinq,
du point de vue des principes, tout cela se résout en un mot - et on
sera plusieurs à être d'accord sur ce point - : éducation, qui est la
clé de ce que nous pouvons faire en France pour restaurer un projet de
société qui tienne la route.
Voilà, c'est donc la plate-forme de F. Bayrou pour redistribuer les
cartes de la vie politique en France.
Source:premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 octobre 2006