Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, sur le rôle de l'industrie agro-alimentaire dans l'évolution du pouvoir d'achat des Français et sur son développement, lié à celui de l'agriculture, pour devenir une des forces économiques de premier plan, Paris le 10 octobre 2006.

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Circonstance : 1ères assises de l'industrie alimentaire (ANIA), à Paris le 10 octobre 2006

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Je suis heureux d'être parmi vous ce matin et je tiens à remercier chaleureusement Jean-René Buisson pour son invitation.
M. le Président, vous avez eu la gentillesse de prononcer à mon égard des propos élogieux. Sachez que j'ai moi aussi apprécié la relation directe et franche que nous avons pu nouer pendant toutes ces négociations sur les marges arrière. Vous êtes un homme habile. Mais vous êtes aussi un homme de courage et de parole. Je ne l'ai pas oublié.
Je vais même vous dire mieux. Je pense qu'une démocratie moderne et au service de son peuple, c'est une démocratie dans laquelle un Etat fort peut dialoguer et construire avec une société civile libre, structurée et représentée par des personnalités engagées et responsables. La faiblesse du syndicalisme français, les difficultés de la presse écrite quotidienne, la fatigue de l'Eglise catholique française, l'impuissance de l'Islam à se structurer, l'absence criante de modèles dans lesquels la jeunesse peut se reconnaître et auxquels elle peut faire confiance, sont autant de causes de la crise profonde que traverse notre pays. Pour agir, l'Etat a besoin de contre-pouvoirs à la fois solides et ouverts au dialogue, à la négociation, à l'action commune. C'est ce que j'ai trouvé en 2004 avec l'ANIA. Mais c'est un fait que cela nous manque souvent cruellement.
Pour rester dans la métaphore religieuse, je sais aussi qu'il ne suffit pas de voir la paille qui traverse l'oeil du voisin, mais qu'il faut aussi voir la poutre qui traverse l'oeil de l'Etat et des pouvoirs publics. Aujourd'hui, il existe un décalage majeur entre vos entreprises, qui se sont adaptées à la mondialisation, à l'Internet, à l'accélération du progrès technique, aux comportements nouveaux des consommateurs, et l'Etat qui, depuis 25 ans, ne se modernise plus. Au sortir de la Seconde guerre mondiale, l'Etat a été un moteur puissant de transformation du pays. Aujourd'hui, il est un facteur d'immobilisme et même d'affaiblissement. Ce n'est certainement pas vous qu'il faut convaincre de la nécessité d'avoir une administration plus efficace, des tribunaux plus rapides, un Parlement qui légifère moins, beaucoup moins, un droit plus sûr et plus stable, des procédures plus simples, fondées sur la confiance.
Grâce ou à cause de ces négociations de 2004, nous nous connaissons déjà un peu. A l'automne 2004, j'étais venu au Conseil d'administration de l'ANIA et j'avais rencontré certains d'entre vous, mais tous vous avez appliqué l'accord de juin sur la baisse des prix.
Cet accord n'a pas été une partie de plaisir pour tout le monde, en particulier pour vous, je le sais très bien. Même pour moi, c'eût été plus facile de rester à l'abri dans mon administration, entouré de l'affection de mes amis, certains ici sont présents, et conforté par mon administration, convaincue de l'exactitude de ses statistiques.
Quand on sait que l'INSEE considère que le logement compte pour 6% des dépenses dans le budget des ménages, on est fondé à s'interroger sur la capacité de l'indice des prix à la consommation à refléter réellement l'évolution du pouvoir d'achat des Français. Je sais bien que l'INSEE est obligé de se fonder sur le comportement d'un Français moyen qui, dans la réalité, n'existe pas. Il n'en reste pas moins que, si les calculs de l'INSEE sont utiles, ils ne forment pas une vérité. Il faut cesser de dire aux Français que leur pouvoir d'achat augmente parce qu'il n'y a pas un seul Français qui le constate.
Oui, les prix des biens de grande consommation étaient trop élevés en 2004 et je ne regrette pas de l'avoir dit. La loi Galland - aidée par le passage à l'euro qui faisait en quelque sorte couverture - avait permis une augmentation des prix supérieure à l'inflation et totalement atypique par rapport aux autres pays de l'Union européenne. Si nous ne parlons pas aux Français des sujets qui les concernent, alors nous courrons le risque, au mieux du désintérêt politique, au pire du populisme et des extrémismes.
Lorsque nous nous sommes quittés en novembre 2004, un projet de loi portant réforme de la loi Galland avait été discuté entre nous et les autres acteurs concernés par cette question. Je l'avais transmis à Matignon. Maintes fois prédit, son enterrement n'a pas eu lieu puisque c'est ce texte qui a donné naissance à la loi du 2 août 2005, laquelle permet la réintégration progressive d'une grande partie des marges arrière dans les prix.
Cette loi a donné un certain nombre de résultats. L'évolution des prix des biens de grande consommation est désormais inférieure à celle de l'inflation. Les parts de marché du hard discount se sont stabilisées. Les enseignes se font davantage concurrence par les prix. Il existe désormais un écart de 12 points entre l'enseigne la moins chère et l'enseigne la plus chère. Enfin, la part des PME dans les linéaires a tendance à augmenter. En tout cas, elle ne baisse pas.
Tout n'est pas réglé pour autant. Les prix des biens de grande consommation restent supérieurs à la moyenne européenne. Le niveau des marges arrière s'est stabilisé, mais il demeure élevé. Quant aux abus des distributeurs, ils persistent et je sais combien il est difficile pour vous d'engager les procédures juridiques adéquates. Une fois passé le temps de mise en place de la nouvelle loi, et comme elle s'y était engagée, la DGCCRF a multiplié les contrôles. J'espère que cette détermination finira par payer parce qu'il le faut. A défaut, nous devrons envisager une réforme en profondeur de nos moyens de contrôle et de régulation. Assurer l'équilibre des relations entre les distributeurs et les producteurs, en particulier les agriculteurs et les PME, est à mes yeux une priorité.
En 2007, la loi devra faire l'objet d'un bilan. Nous verrons alors les aménagements qu'il convient ou non de lui apporter. Je suis heureux de voir que progressivement, chaque acteur de ce dossier délicat s'est fait à l'idée que le « triple net » était sans doute la solution minimale. La concentration de la grande distribution demeure pour sa part, à n'en point douter, un sujet de préoccupation.
Mon souci, vous le savez, est et a toujours été en la matière le pouvoir d'achat des consommateurs. Mais vous y avez tous intérêt. Les tensions qui pèsent sur le budget des ménages se traduisent par une réduction de la consommation alimentaire, devenue la variable d'ajustement de beaucoup de Français. Il est donc impératif de veiller à la maîtrise des prix, à la juste répartition de la valeur ajoutée et à l'absence d'évasion de celle-ci dans des dépenses sans intérêt direct pour les consommateurs.
De manière plus générale, je suis convaincu que notre agriculture et notre industrie agroalimentaire doivent devenir une de nos forces économiques de premier plan. Ce ne sont pas seulement des mots. C'est un projet.
Vous pensez sans doute que c'est déjà le cas. Et vous n'avez pas tort. Trop souvent, nous voyons l'agriculture comme un secteur en crise, un monde vieillissant, une profession artificiellement maintenue en vie par la grâce de subventions toujours plus importantes. Il n'en est rien. Le monde agricole s'est profondément modernisé. En 11 ans, la PAC a été modifiée trois fois. Nos agriculteurs et vos entreprises agroalimentaires offrent aux Français une nourriture sûre et de qualité. L'innovation y est constante. Au cours des derniers mois, nous avons créé 176 pôles d'excellence rurale. Quant à la contribution de ce secteur d'activité à notre richesse économique, elle est déterminante : notre pays est le premier exportateur européen et le deuxième exportateur mondial en produits agricoles et alimentaires ; la balance commerciale en produits agricoles et agroalimentaires est positive, ce qui n'est pas rien dans le contexte actuellement préoccupant de notre commerce extérieur ; 10 000 entreprises de l'agroalimentaire en font la première industrie de France, forte de 400 000 emplois, et jouent un rôle essentiel en termes d'aménagement du territoire.
Seulement, cette modernité réelle du monde rural et agricole, elle ne se sait pas. Plus grave, elle n'empêche en rien le malaise très profond que connaissent actuellement nos campagnes : décrochage du niveau de vie ; dépendance à l'égard des aides publiques ; fortes inégalités ; complexité administrative ; et, au-delà de tout, crise majeure d'identité.
C'est pourquoi, il ne suffit pas de dire que notre agriculture et notre industrie agroalimentaire ont un grand avenir devant elles. Il faut le construire.
Ce grand avenir, il est le résultat de la convergence de trois phénomènes : l'augmentation de la demande alimentaire mondiale ; l'exigence d'indépendance et de sécurité alimentaires ; l'existence de débouchés non alimentaires pour l'agriculture, notamment les biocarburants et la chimie verte.
Comment permettre à notre potentiel agricole et agroalimentaire de relever ces défis ? En refusant cette logique absurde qui voudrait qu'à l'OMC, l'on sacrifie l'agriculture aux services, et qu'au niveau européen, l'on sacrifie l'agriculture à la recherche ; en réaffirmant le principe de préférence communautaire ; en exigeant de nos partenaires la même sécurité sanitaire que celle que nous exigeons de nos agriculteurs et de nos entreprises en France et en Europe ; en permettant aux petits exploitants de privilégier les circuits courts et les labels de qualité, aux exploitants de taille plus importante de répondre à la demande mondiale ; en encourageant le développement des produits bio, notamment par une politique d'achats publics comme celle que nous avons commencé à mettre en oeuvre dans les cantines du département des Hauts-de-Seine ; en répondant à l'inquiétude environnementale, qui est celle des consommateurs et des citoyens, mais aussi celle des producteurs ; en accentuant nos efforts dans le domaine de la recherche et du développement ; en veillant à l'aménagement de nos territoires ruraux pour que la vie moderne y soit possible dans les mêmes conditions qu'en ville.
Ma conviction profonde est que le problème de nos campagnes sera demain celui de nos villes si nous ne veillons pas à préserver le dynamisme de nos espaces ruraux. Préserver, ce n'est pas se contenter de voir que beaucoup de ménages s'installent de nos jours à la campagne. Souvent en effet, cette installation n'est pas choisie. Elle est la conséquence d'une tendance lourde qui conduit à la relégation des classes moyennes et populaires à la périphérie des villes. Dans ces espaces, l'existence d'une agriculture dynamique et la présence d'entreprises agroalimentaires sont dès lors essentielles pour qu'aux « villes dortoirs » ne succèdent pas tout simplement des « campagnes dortoirs ».
Nos territoires ruraux, notre agriculture et vos entreprises ont des intérêts fortement imbriqués. Je connais les menaces ou les tentations qui pèsent sur votre industrie. La Chine, l'Inde, certains pays du pourtour méditerranéen ne se contenteront pas d'être les ateliers du monde. Ils veulent prendre leur part de la société de la connaissance, et sur ce point, ce qui se passe en Chine est spectaculaire. Ils veulent prendre leur part du marché agroalimentaire, et sur ce point également, le potentiel de la Chine est immense.
Si notre agriculture ne répond pas à votre demande, vous vous installerez à proximité des zones portuaires ou dans les pays de production et vous aurez raison. A l'inverse, si vous n'assurez plus la transformation de 80% de notre production agricole, comme c'est le cas actuellement, alors notre agriculture pourra tirer le rideau. C'est pourquoi, le projet d'avenir que nous devons former doit s'adresser aux uns comme aux autres.
J'ajoute que l'industrie agroalimentaire a un rôle déterminant à jouer dans le domaine de la santé. On parle toujours du vieillissement de la société. Je préfère parler de l'allongement de la durée de la vie. D'autant plus que l'espérance de vie en bonne santé augmente plus vite que l'espérance de vie tout court, ce qui est somme toute une bonne nouvelle. Pour que chacun puisse profiter de ce troisième âge plus long et plus actif, la prévention doit devenir un axe central de nos politiques de santé publique. Et celle-ci passe notamment par l'alimentation.
Il ne saurait toutefois s'agir en la matière de vilipender vos entreprises, de vous désigner comme l'origine de nos maux. Il s'agit de vous associer, car, pardon de cette évidence, il faudra toujours manger et l'on n'a jamais rien trouvé d'autres pour assurer cette fonction vitale que l'industrie agroalimentaire.
Vous l'aurez compris : ni l'agriculture, ni l'industrie agroalimentaire ne sont à mes yeux des problèmes. Elles sont des chances, des piliers sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour assurer la vitalité économique de notre pays. Croyez-moi : quelle que soit la difficulté des sujets qui se présenteront, et elle sera souvent grande, qu'il s'agisse de la PAC, de l'OMC, ou du malaise de nos campagnes, c'est beaucoup plus agréable de se dire que l'avenir est largement ouvert et qu'il est à construire, plutôt que de se dire que l'on va devoir accompagner un déclin.
Mesdames et Messieurs, dans le coeur des hommes et des femmes de ce pays, il existe une immense attente. Une attente de changement profond.
Vous êtes des industriels. Vous dirigez des entreprises de taille très diverse. Vous attendez du prochain Président de la République et du prochain gouvernement qu'ils vous donnent les moyens d'ancrer vos entreprises dans la modernité et dans la mondialisation par des normes moins tatillonnes et plus stables, un environnement économique plus compétitif, un Etat plus efficace, des finances publiques assainies, une fiscalité moins confiscatoire, qui valorise la réussite au lieu de la dissuader. Tous ces objectifs, je les partage.
Mais notre nation est aussi traversée par de grandes inquiétudes : les salaires qui stagnent, le pouvoir d'achat qui diminue, les délocalisations qui rodent, l'école et l'université qui, visiblement, ne suffisent plus à garantir l'égalité des chances et la promotion sociale, les régimes de santé et de retraite dont l'avenir semble compromis, l'ascenseur social en panne quand il n'est pas devenu un descendeur, l'Europe qui devait protéger et qui aujourd'hui menace.
C'est donc une responsabilité immense qui pèse sur moi : celle de porter les espoirs de tous ceux qui veulent le changement sans les dresser contre ceux qui le craignent. Comprenez-moi bien : ce n'est pas une question de tactique politique. C'est beaucoup plus que cela : c'est une question de justice, de cohésion nationale, de condition du succès. Notre pays changera ensemble, ou il ne changera pas. D'ailleurs, où passe la frontière entre ceux qui veulent le changement et ceux qui le craignent ? En vérité, elle passe en chacun de nous-mêmes.
J'engagerai avec les Français les débats déterminants pour notre avenir. La France peut-elle continuer à travailler de moins en moins quand tous les autres pays européens travaillent plus ? Au nom de l'égalité des diplômes, nos universités peuvent-elles continuer à être privées des moyens de rivaliser avec leurs concurrentes internationales pour l'attraction des meilleurs étudiants, des meilleurs enseignants, des meilleurs chercheurs ? Nos régimes de protection sociale peuvent-ils continuer à tout offrir sans jamais placer leurs bénéficiaires en situation de responsabilité ? Peut-on partager des richesses sans les avoir préalablement créées et un pays peut-il être prospère si tous ses facteurs de richesse sont partis à l'étranger ? La confiance dans notre pays peut-elle revenir si l'Etat lui-même n'inspire pas confiance ? La France peut-elle être immobile alors que tout bouge autour d'elle ?
Mais, de même que j'ai dit que les prix étaient trop élevés, je dirai que les salaires sont trop bas. Je dirai que, lorsqu'un pays est en déficit, les baisses d'impôts ne sont justes que si elles sont équitablement réparties. Je dirai que si certains ont tout ce qu'il faut dans la vie pour s'en sortir, d'autres, objectivement, ont tous les handicaps à surmonter, et que le rôle de la nation est d'aider les seconds davantage que les premiers. Je dirai que la mondialisation fait des gagnants et des perdants et que le rôle de l'Etat est de protéger les uns et de développer l'esprit de responsabilité et de solidarité des autres.
Certains espèrent en secret que l'Europe et la mondialisation contraindront la France et les Français à changer. Ils se trompent. Ce qu'il reste aux Français, c'est le pouvoir de dire non.
Mon espérance, ma responsabilité, à vrai dire ce qui m'intéresse, c'est de donner aux Français une occasion qu'ils n'ont pas eue depuis longtemps : celle de dire oui.
Dans le livre que j'ai publié cet été, j'ai voulu montrer, contrairement au discours ambiant, que le pouvoir existe encore ; qu'il est non seulement possible, mais encore nécessaire, pour l'Etat et les responsables politiques qui le dirigent, d'agir. La construction européenne et la mondialisation ne disqualifient nullement l'action politique. Au contraire, il est urgent pour la politique de s'interroger sur le nouvel état du monde, de se remettre en cause, de changer ses méthodes, d'apprendre à interpréter et à agir dans ce monde nouveau traversé par trois révolutions, l'économique, la numérique, et la biologique. Urgent en somme d'investir ce qu'il est courant d'appeler « la mondialisation » afin que celle-ci soit une civilisation, pas une nouvelle barbarie.Source http://www.ania-assises.fr, le 9 novembre 2006