Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur la construction européenne, notamment institutionnelle, à Bruxelles le 7 décembre 2006.

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Circonstance : Allocution prononcée devant le Sénat du royaume de Belgique, à Bruxelles le 7 décembre 2006

Texte intégral

Madame la Présidente du Sénat,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Madame l'Ambassadeur,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Je voudrais d'abord, Madame la Présidente, chère amie, vous dire combien je suis honoré de pouvoir m'exprimer devant vous, sur un thème européen, dans cet hémicycle où les débats sur l'adoption d'une Constitution pour l'Europe ont été si intenses. Je sais que la délégation qui m'accompagne, composée de sénateurs d'horizons politiques divers mais tous membres du groupe d'amitié France-Belgique, dont le Président du groupe, M. Christian COINTAT et M. Hubert HAENEL, Président de la Délégation du Sénat pour l'Union Européenne, partage ce sentiment.
Je souhaite donc commencer par vous remercier, ainsi que tous vos collègues présents aujourd'hui, de cet honneur. J'y suis très sensible.
Venir en Belgique est toujours, pour nous, Français, un déplacement très particulier.
L'histoire a en effet tissé tant de liens entre nous, et si souvent rapproché nos peuples et nos pays, que l'on peut parler de racines communes.
Les épreuves n'ont pas manqué mais nous les avons le plus souvent partagées, côte à côte, en voisins, en amis, en frères.
Nous avons aussi, soyons-en fiers, initié ensemble une grande aventure que Bruxelles incarne aujourd'hui dans tous les esprits, pour le meilleur et parfois, c'est vrai aussi, pour le pire.
Je veux parler, bien entendu, de l'aventure européenne.
N'oublions pas combien cette aventure fut mobilisatrice et que nos deux pays, une fois encore côte à côte, ont partagé, dès l'origine, cette « envie d'Europe » qu'il nous appartient de faire éprouver à nouveau, aujourd'hui, à nos concitoyens.
Lorsqu'on lit les journaux ces derniers mois, on a en effet parfois l'impression qu'un concours de pessimisme est engagé à propos de l'Europe.
« L'Europe est en panne », « l'Europe est en crise », voilà les titres que l'on découvre le plus souvent dans la presse de nos pays. Mais s'agit-il d'un diagnostic vraiment raisonné ?
Il est indéniable que les référendums négatifs dans deux pays fondateurs ont provoqué une forte déception. De plus, nous venons de vivre un élargissement sans précédent, avec dix nouveaux États membres d'un seul coup. Et, avec ce changement de dimension, l'atmosphère a changé : comme toujours quand un club s'agrandit, on a l'impression, au départ, que l'environnement est moins familier.
Ces deux phénomènes s'additionnent pour susciter un sentiment de malaise.
Mais faut-il pour autant exagérer les difficultés ? En réalité, l'Europe fonctionne. Elle n'est pas paralysée. Les perspectives financières pour 2007-2013 ont été approuvées plus rapidement que ne l'avaient été celles concernant la période 2000-2006, à une époque où il n'y avait que quinze États membres. Un texte aussi important que la directive « services » a été adopté dans des délais raisonnables, après un débat exemplaire entre les institutions communautaires. L'indispensable Europe de la défense, en quelques années d'efforts, a fait des progrès remarquables et continue de se développer.
Il faut donc prendre avec un certain recul le discours très pessimiste qui domine aujourd'hui.
C'est vrai que l'Europe ne ressemble pas à l'idée que beaucoup s'en faisaient il y a quarante ou cinquante ans : un club restreint, très homogène, appliquant progressivement un schéma fédéral inspiré de l'Allemagne ou des États Unis. Mais, parce que l'Europe ne rentre pas dans un schéma préétabli, élaboré à une autre époque, faut-il pour autant en conclure qu'elle est en crise profonde ? Je crois que nous devons être plus nuancés. Je rappellerai la formule que le philosophe BERGSON aimait à citer : « La vie est une création continue d'imprévisible nouveauté ». Si la construction européenne ne se ramène à aucun modèle, c'est tout simplement parce qu'elle est vivante. Et, comme tout ce qui est vivant, elle rencontre des obstacles, elle a des développements inattendus, elle connaît des hauts et des bas.
Mais l'idée européenne qui nous est chère n'a pas disparu. Dans leur immense majorité, ceux des électeurs français et néerlandais qui ont dit « non » au traité constitutionnel n'étaient pas hostiles à la construction européenne.
Je ne veux pas pour autant minimiser les difficultés. Avant de se lancer dans un nouvel élargissement, il nous faut veiller à ce que l'Union conserve sa capacité de décider et d'agir. Sa capacité d'absorption, ou d'intégration, doit être revivifiée. Les principales réformes prévues par le traité constitutionnel gardent, à cet égard, tout leur intérêt.
L'échec du traité constitutionnel, c'est d'abord, me semble-t-il, celui d'une certaine manière de construire l'Europe. C'est cela que nous devons revoir.
Je m'explique. Un des motifs du « non » a été l'inquiétude devant l'élargissement. Nombre de salariés voyaient avec appréhension l'entrée dans le marché unique européen de pays où les salaires étaient le tiers des leurs. Ces craintes étaient assez largement infondées, mais comment les citoyens auraient-ils pu le savoir ? L'élargissement ne leur a jamais été véritablement expliqué. Lorsque la décision de principe a été prise, en 1993, il n'y a eu pratiquement aucun débat public dans nos pays. Et lorsque, des années plus tard, les citoyens ont pris conscience que l'élargissement allait se réaliser, on leur a dit que la décision était arrêtée depuis longtemps et qu'il était trop tard pour en débattre...
Je crois que nous devons tirer la leçon de cette expérience. On ne peut plus construire l'Europe par la politique du fait accompli. Les grandes décisions doivent être assumées et expliquées. Et nous devons prendre le temps du débat public, non seulement à l'échelon européen, mais aussi et surtout dans les États membres, car c'est là que se forment les opinions publiques.
Je crois également que nous devons revoir la manière dont nous abordons les questions institutionnelles. Car c'est seulement en changeant d'approche, me semble-t-il, que nous parviendrons à débloquer la situation.
La construction européenne n'en est pas à son premier blocage. Il n'est pas sans intérêt de relire ce qu'écrivait Jean MONNET dans ses « Mémoires ». Devant de telles difficultés, il s'efforçait de recadrer le problème en modifiant son contexte. Je le cite : « Au lieu d'user mes forces sur ce qui résistait, je m'étais habitué à chercher ce qui, dans l'environnement, créait la fixation et à le changer ».
La déclaration historique de Robert SCHUMAN, le 9 mai 1950, peut se lire comme une illustration de cette approche : c'est en recadrant le problème européen, en le posant autrement, qu'elle l'a débloqué.
Est ce que nous n'aurions pas intérêt à faire de même aujourd'hui ?
Depuis dix ans, nous posons les problèmes de l'Europe en termes institutionnels. Auparavant, la révision des traités était liée à un projet : parachever le grand marché intérieur, pour l'Acte unique ; doter l'Union d'une monnaie, pour le traité de Maastricht. Depuis lors, l'Europe a semblé se concentrer uniquement sur son propre fonctionnement : on ne peut associer aucun grand projet précis, concret, ni au traité d'Amsterdam en 1997, ni au traité de Nice en 2001, ni au traité constitutionnel en 2004 ; il s'agit toujours de perfectionner les institutions de l'Union, de les renforcer dans la perspective de l'élargissement. Et cela fait trois traités en sept ans ! Comment voulez-vous que les citoyens comprennent cela ?
En donnant l'impression de se concentrer sur ses problèmes de fonctionnement, presque jusqu'à l'obsession, l'Europe est apparue très éloignée des préoccupations de nos concitoyens. Elle a cessé de donner l'impression d'être faite pour eux, d'être à leur service.
Les institutions ne sont jamais qu'un moyen. Si nous continuons à les présenter indépendamment des projets qu'elles sont destinées à faciliter, nous retomberons toujours sur les mêmes difficultés et les mêmes incompréhensions.
Mieux vaudrait -me semble-t-il- renverser l'ordre des facteurs : d'abord, se mettre d'accord sur le projet, sur les buts précis qu'il faut poursuivre ensemble ; ensuite, adopter les changements institutionnels nécessaires. À ce moment-là, chacun comprendra pourquoi ces changements sont entrepris.
Or, pour la plupart des citoyens, les objectifs de l'action européenne restent mal définis.
D'une part, certaines interventions européennes ne sont pas comprises. C'est vrai que les électeurs ne savent pas forcément ce que sont la « subsidiarité » ou la « proportionnalité » alors même que le respect de ces principes aurait pu éviter les interventions européennes perturbantes qu'ils déplorent par ailleurs.
C'est ainsi que les citoyens français ne comprennent pas ce qui se passe pour la TVA sur la restauration ; c'est ainsi qu'ils ont le sentiment que la politique agricole commune est un maquis réglementaire ; et c'est ainsi, encore, qu'ils observent les difficultés récurrentes engendrées par des textes sur les oiseaux migrateurs, sur la composition du chocolat ou des fromages au lait cru !
Que font-ils alors pour exprimer leur désaccord ?
Ils se tournent -nous le savons bien- vers leurs élus.
C'est pour cela qu'il est important que les Parlements nationaux exercent un contrôle sur les propositions de textes européens, qu'ils se fassent entendre des institutions de l'Union -et en premier lieu de la Commission européenne qui en est généralement à l'initiative-, et qu'une sorte de dialogue sur la nécessité d'une intervention européenne puisse intervenir ainsi au début du processus législatif.
Au cours des quinze dernières années, le Parlement français a fait beaucoup d'efforts pour tenter de jouer pleinement son rôle au sein de l'Union Européenne, pour être mieux associé à la prise de décision européenne, pour l'irriguer avant son terme. C'est dans ce but, par exemple, que le Sénat a installé à Bruxelles, à ma demande, une « antenne » permanente.
La nécessité de mieux associer les Parlements nationaux est aujourd'hui reconnue.
À cet égard, les conclusions du Conseil européen de juin dernier montrent que les Chefs d'État et de gouvernement ont pris conscience de cette question. Et je me réjouis qu'ils aient explicitement incité la Commission à examiner les observations formulées par les Parlements nationaux au regard des principes de subsidiarité et de proportionnalité.
L'Europe, d'autre part, ne répond pas encore aux attentes légitimes des citoyens dans des domaines comme la politique étrangère ou la coopération judiciaire et policière.
Pour ma part, je crois que des progrès véritables dans ces matières peuvent résulter de deux phénomènes.
D'abord, la réponse à une menace extérieure. Dès qu'il y a une menace, les réticences à une véritable action en commun s'atténuent, voire disparaissent. On l'a vu avec le mandat d'arrêt européen qui est -il faut le dire- une véritable révolution juridique et qui a été adopté -il faut aussi le souligner- en un temps record.
Mais s'il n'y a pas de menace extérieure, c'est par un travail en profondeur sur le projet qu'il faut commencer.
Puisque la « période de réflexion » amorcée l'an dernier se prolonge, réfléchissons ensemble aux actions à mener pour que l'Europe lutte plus efficacement contre ce qui préoccupe le plus les citoyens : les problèmes de croissance et d'emploi, et les problèmes de sécurité publique. Puis définissons les réformes institutionnelles nécessaires pour pouvoir mener ces actions. Alors nos concitoyens comprendront la nécessité de ces réformes et seront prêts à les accepter.
Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
L'Europe reste une nécessité. Et une aventure unique. En quelques décennies, elle a su mettre fin, sur notre continent, à des siècles de guerres et de massacres. La puissance a été mise au service de la paix, de la prospérité et de la stabilité, sans pour autant oublier l'expérience tragique du pacifisme à tout prix, symbolisée par les accords de Munich de 1938.
Dans le même temps, le monde s'est complexifié. Il est devenu de plus en plus instable et semble parfois s'égarer. Les espoirs d'une fin de l'histoire, incarnée par le triomphe généralisé de la démocratie, se sont révélés vains. Nous le constatons chaque jour.
Et c'est sur le continent européen, avec l'Europe élargie, que la démocratie a gagné du terrain ces dernières années. Ne l'oublions pas, soyons en fiers et restons unis !
Madame la Présidente,
Je voudrais, pour terminer, vous remercier à nouveau pour votre invitation, vous exprimer ma gratitude pour la chaleur de votre accueil, et vous dire, haut et fort :
Vive le Royaume de Belgique !
Vive la France !
Vive l'amitié franco-belge !
Source http://www.senat.fr, le 12 décembre 2006