Interview de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, à Europe 1 le 18 janvier 2001, sur les bons résultats économiques français et la baisse du chômage, les revendications salariales en faveur d'une hausse du pouvoir d'achat, la baisse des impôts, et la prime pour l'emploi.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach De tous les côtés, on entend dire que 2001 commence bien et fort. E.-A. Seillière le disait hier. Est-ce que vous le confirmez, est-ce que les recettes fiscales rentrent bien ?
- "Economiquement, 2001 devrait être une bonne année. J'ai confiance. 2000 a été un grand cru puisqu'il y a eu plus de créations d'emplois que depuis 100 ans. C'est absolument extraordinaire. Au total, le chômage sur trois ans a baissé d'1 million, les prix sont sous contrôle. Je crois qu'on peut avoir confiance. Cela n'empêche pas qu'il faut être vigilants, parce qu'il y a l'affaiblissement aux Etats-Unis qui peut avoir des conséquences sur nous ; la situation du Japon n'est pas extraordinaire. De plus, on aborde une période électorale et il faut toujours faire attention dans ces périodes, en tout cas en ce qui me concerne, pour garder une bonne maîtrise des finances publiques. Donc, confiance, vigilance et prévoyance parce qu'il y a trois ou quatre thèmes qui sont absolument centraux : le thème de la santé - la maîtrise des dépenses sanitaires, une bonne politique de santé - ; le thème des retraites, bien sûr ; le thème de la formation. Ces thèmes doivent être encore précisés, amplifiés dans les mois et les années qui viennent. C'est cet équilibre-là que je ressens pour 2001. De la confiance incontestablement, de la vigilance, et une bonne prévoyance."
Une recherche d'équilibre ...
- "Exactement."
... c'est-à-dire éviter des débordements. Vous y avez fait allusion : comment se comporte l'Etat-patron ou le responsable de Bercy dans une période d'année électorale. Que fait-il ?
- "Je dois, même si c'est un peu difficile à entendre, faire comme s'il n'y avait pas d'élections, c'est-à-dire travailler surtout pour la longue durée. Il y a des problèmes qui se posent au pays, il y en a pas mal qui ont été réglés, il y en a d'autres qui doivent l'être. Il faut faire en sorte qu'on vise surtout le long terme, même s'il y a les élections, tout le monde le sait. De plus, c'est non seulement l'intérêt du pays mais c'est aussi l'intérêt de la majorité. Les Français sont des gens intelligents, ils voient bien qu'il reste des problèmes à régler. Et donc, plus on abordera ces problèmes, plus on fera des réformes comme il faut les faire et plus ce sera porté au crédit du Gouvernement."
Vous avez dit que la croissance va durer. Mais avec une croissance qui dure, n'y a-t-il pas des effets sur les revendications sociales - il y a en ce moment beaucoup de grèves. 2001 sera-t-elle aussi une année socialement tendue ?
- "C'est normal que quand il y a de la croissance, même si tout de même il faut être vigilants - je l'ai dit, il y a ce qui se passe aux Etats-Unis, au Japon -, il y ait un bon partage de la richesse créée. Pour l'année 2001, on prévoit une augmentation du pouvoir d'achat assez importante. C'est tout à fait légitime. C'est vrai pour la diversité des salaires, en particulier pour les bas salaires. Et puis, comme vous le savez, le Gouvernement a pris des mesures qui ont commencé à s'appliquer en 2000 pour alléger les impôts et les taxes. Il va y avoir cette prime pour l'emploi en 2001, 2002, 2003. Tout cela contribue à une progression du pouvoir d'achat. Je pense qu'elle est légitime."
Il n'y a pas de raisons, selon vous, que l'année soit crispée socialement ?
- "Il peut toujours y avoir des crispations. Il y a des dossiers à traiter, il y a des négociations. C'est normal, c'est le fonctionnement normal d'une démocratie. Mais je ne prévois pas de crise."
Par exemple, votre collègue M. Sapin négocie ce matin, avec les syndicats de fonctionnaires. Il a un cadre pour la négociation ? Vous lui apportez votre soutien jusqu'où ?
- "Nous en avons discuté avec L. Jospin et M. Sapin, comme c'est normal quand on prépare ce genre de négociation. Michel a pour cadre de garantir, ce qui est tout à fait normal, la préservation du pouvoir d'achat des fonctionnaires. Après, il s'agit d'ajuster dans la discussion. Je pense qu'il respectera ce mandat, et qu'il y a tout à fait matière pour un accord avec la fonction publique sur la base d'un respect du pouvoir d'achat."
"Respect du pouvoir d'achat" c'est-à-dire en tenant compte des augmentations, de l'inflation.
- "Oui."
De combien ?
- "C'est à préciser dans la négociation."
Avez L. Jospin, vous avez stoppé la taxe annoncée sur les disques durs des ordinateurs. Vous dites : "pas d'impôt supplémentaire." Pourquoi ?
- "J'ai été un peu surpris par cela, mais je me demande si ce n'est pas une tempête dans un verre d'eau. J'étais au Japon pour promouvoir l'euro et discuter avec mes homologues asiatiques. En rentrant par l'avion, à 5 heures-6 heures du matin, je vois qu'il y avait cette discussion, ce débat sur la taxe, dont je n'ai jamais entendu parler."
En lisant les journaux.
- "Exactement. Cela s'est d'ailleurs arrêté dans la journée. On ne va pas à chaque fois qu'il y a un problème - il peut y avoir des problèmes qui se posent - inventer une taxe nouvelle. Je crois donc que cela devrait être un quiproquo, qui est maintenant terminé."
Pas d'impôt de plus. Peut-il y avoir des impôts en moins ?
- "Il y en a déjà qui commencent. Par exemple, vous n'avez pas payé votre vignette cette année - enfin j'espère que vous ne l'avez pas payée. Et puis il y a un certain nombre de baisses : la taxe d'habitation, l'impôt sur le revenu. Il y a un programme de baisse d'impôt sur le revenu -120 milliards sur trois ans - qui a commencé. Il y a cette nouvelle prime à l'emploi qui va diminuer l'impôt sur le revenu pour un certain nombre de gens et apporter, ce qui est rare quand même de la part du Trésor public, un chèque supplémentaire pour plusieurs millions de personnes. Pourquoi tout cela ? Parce que nous pensons que, si on veut une croissance solide, si on veut un pouvoir d'achat qui se tienne, il ne faut pas matraquer les gens avec des impôts. On ne peut pas supprimer les impôts, il faut assurer les services publics, il faut assurer l'éducation nationale, la sécurité, la défense etc. Mais il ne faut pas non plus que nous soyons plus taxés que dans les autres pays et que nous empêchions la création, le développement."
Donc, avec une bonne croissance, vous avez peut-être des réserves, vous vous dites : "il faudra ...
- "Non, il n'y a pas de cagnotte. Cette histoire de cagnotte a fait un mal considérable."
Je n'ai pas parlé de cagnotte. Il n'y en a pas, il n'y a pas de réserve pour d'éventuelles nouvelles réductions d'impôt sur le revenu ?
- "Faisons déjà ce que nous avons prévu, qui aboutira à une baisse des prélèvements obligatoires. Cela signifie que si on veut d'un côté réduire le déficit, comme on est en train de le faire, si on veut pouvoir avoir une baisse des prélèvements, il faut aussi maîtriser la dépense publique, que ce soit la dépense budgétaire ou la dépense sanitaire par exemple. Il faut faire en sorte qu'il y ait une bonne politique de santé et qu'il y ait une maîtrise médicalisée des dépenses."
J'ai lu et entendu ce que vous expliquez, avec une certaine conviction, pour parler de la prime pour l'emploi. Vous dites qu'elle est plus avantageuse pour beaucoup de familles et qu'elle touche plus de monde - je crois que c'est 10 millions au lieu de 9 millions.
- "Elle touche plus de monde que la ristourne de CSG."
Vous avez choisi avec le Gouvernement et L. Jospin, qui a arbitré dans ce sens. C'était mieux que d'augmenter le Smic tout de suite selon vous.
Pourquoi ?
- "Nous avions initialement, vous vous rappelez, prévu un autre système, qui était une ristourne de CSG. Mais il y a eu un recours des parlementaires de l'opposition au Conseil constitutionnel et le Conseil constitutionnel a dit : "vous ne pouvez pas faire cela juridiquement." Donc, cette décision s'impose à nous. Il y avait le choix entre plusieurs solutions en théorie et notamment il y avait cette idée du Smic. Mais mettez-vous à notre place : quand on regarde concrètement cette solution, qu'est-ce que cela aurait voulu dire ? L'Etat aurait augmenté le Smic et aurait décidé une compensation pour les cotisations patronales. Cela avait deux grands inconvénients : d'une part, l'augmentation du Smic ne concerne que 2,5 millions de personnes salariées alors que la ristourne de CSG touche 8 ou 9 millions. Donc, ce n'est pas normal de priver 7 millions de personnes. Deuxième point, qui a été moins souligné : nous ne souhaitons pas du tout qu'on entre dans un système où, pour qu'il y ait augmentation du Smic, il faut qu'il y ait diminution des cotisations patronales. C'est un système qui n'a jamais existé. Donc, nous avons éliminés toute une série de solutions, nous avons travaillé dans la ligne des préconisations du Conseil constitutionnel, et nous arrivons à cette prime positive pour l'emploi qui permettra, c'est cela l'idée initiale, d'inciter les personnes à reprendre ou à prendre une activité et puis pour les petits revenus, de leur faire un plus. Cela va faire quand même quelque chose de sensible. Un smicard célibataire, il touchera cette année, 1500 francs de plus, l'année prochaine 3000 francs, la troisième année 4500 francs."
C'est bon en année électorale !
- "Soyons sérieux ! Il y a une nécessité : de même qu'on fait un effort, qui est normal, pour les personnes qui ont des revenus très correctes, on s'occupe aussi des personnes qui ont des petits revenus. Pour un couple de smicards - il ne rentre pas énormément d'argent dans ce foyer - avec deux enfants, cela fait pour cette année 3 400 francs ; l'année prochaine 6 400 et en 2003, 9 400 francs. Cela va faire un plus, cela va permettre aux gens de vivre un peu mieux et cela va encourager l'activité."
Cette prime pour l'emploi interdit-elle d'augmenter le Smic en juillet ?
- "Non, il y aura une augmentation du Smic en juillet. Il y a une augmentation chaque année, elle aura lieu cette année aussi."
Le Premier ministre, avec vous, a pris à plusieurs reprises des décisions. Certains disent que la gauche, c'est bien, elle s'adapte. Mais d'autres disent que la gauche n'est plus la gauche.
- "La gauche, ce sont des valeurs, un équilibre entre l'indispensable justice sociale et l'efficacité. Evidemment, il faut s'adapter, parce que le monde d'aujourd'hui n'est pas le même qu'il y a vingt ans ou encore moins qu'il y a cinquante ans. Mais on garde la même approche. Je disais hier à l'Assemblée, en réponse à une question, que pour nous, la croissance et la solidarité vont ensemble, sont les deux étages d'une même maison. Si vous voulez avoir une croissance durable, il doit y avoir la solidarité ; et il n'y a pas de solidarité possible s'il n'y a pas croissance des richesses."
Pour vous, 2001 à Bercy sera une année sabbatique ?
- "Si on veut une année sabbatique, il ne vaut mieux pas être ministre de l'Economie et des finances ! Nous avons des réformes très importantes : réforme du ministère ; réforme pour préparer l'euro, qui est un énorme changement ; réforme pour changer la constitution des finances publiques ; réforme des autorités financières ; réforme en faveur de l'artisanat et des petites entreprises... Il y a beaucoup de réformes."
Vous parlez de l'euro. Vous allez sans doute porter la marque de l'euro cette année. Comment peut-il se comporter avec l'arrivée de G. Bush qui veut un dollar fort ?
- "Ces dernières semaines, on a vu une modification : la croissance aux Etats-Unis était moins forte, la croissance en Europe plus forte, et l'euro a donc remonté. C'est positif car il faut que nous ayons un euro stable et solide. On va voir ce qui se passe aux Etats-Unis avec la nouvelle administration. J'ai confiance et je crois qu'ils vont essayer de faire le maximum pour que les Etats-Unis aient une situation plus solide. Et s'ils ont une situation plus solide, ce sera bon pour l'Europe et donc bon pour l'euro."
Vous vous sentez bien dans le Gouvernement ?
- "Cela va très bien ! C'est un travail passionnant, très prenant. C'est vrai que les journées ont plutôt quinze heures que sept, mais cela m'intéresse. Et je pense que c'est utile."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 19 janvier 2001)