Interview de M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé, à RTL le 23 février 2001 sur la protection de la santé publique notamment en matière de cancers.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

O. Mazerolle
Les porcs britanniques sont atteints de fièvre aphteuse, les vaches sont souvent folles, les scientifiques émettent des avis sur le mouton. Vous avez un point de repère à nous offrir
- "La protection de la santé publique, la protection des êtes humains. Ce qu'on appelle le principe de précaution est destiné à prévenir les crises graves, qui n'interviennent plus puisqu'on intervient nous-mêmes en amont, puisqu'on essaye de prévenir ces crise graves et donc, la protection des êtres humains, des hommes, des femmes et des enfants."
Oui, mais sur le mouton par exemple vous dites : principe de précaution. Pour l'instant, on a un avis scientifique et les consommateurs sont livrés à eux-mêmes ?
- "Non, on a un avis scientifique à temps, un avis fondé par des experts qui sont parmi les meilleurs du monde et qui nous préviennent qu'il convient de faire attention pour que les conséquences de cette éventuelle contamination au mouton ne soit pas dommageables pour l'homme, ce qui est vraiment une démarche purement scientifique qui n'existait pas il y a quelques années et dont il faut se féliciter. Je comprends bien que les éleveurs, qu'un certain nombre de paysans comme le disait A. Duhamel tout à l'heure, soient inquiets, bien entendu. Ce n'est pas une guerre que nous livrons aux paysans. Je ne pense d'ailleurs pas que la meilleure méthode soit de bombarder le Premier ministre d'oeufs qu'il n'a pas mérités, puisqu'au contraire, un certain nombre de mesures sont prises et d'autres seront prises pour que les paysans pâtissent le moins possible de cette crise. Mais cette crise existe. Ce n'est pas parce qu'on lance des oeufs qu'on va tuer le prion."
Revenons-en au consommateur qui fait ses courses : peut-il ou pas acheter du mouton ? Il reçoit un message, un avis scientifique avec tout l'aura dont disposent les scientifiques et maintenant, on attend la décision politique.
- "Vous avez l'air de me le reprocher. Que diriez-vous si nous ne faisions rien et si nous attendions que les hommes et les femmes de ce pays soient atteints par cette éventualité qui serait alors mortelle ? Nous essayons que rien ne se passe pour les Françaises et les Français en consommant de la viande. Oui, la viande de mouton pour le moment est en vente libre, bien entendu. Et si par hasard, comme l'ont dit le Premier ministre et J. Glavany, nous devons mettre de côté pour un temps un certain nombre d'abats, un certain nombre de parties du mouton, ce sera fait après une concertation avec nos amis européens et avec les ministres de l'Agriculture. C'est lundi que cette séance aura lieu. J'ai déjà consulté tous les ministres européens de la Santé. Nous essayons d'agir rationnellement sans coup de gueule et sans folie."
L'Europe peut agir rationnellement dans ce genre de problème ?
- "Mais l'Europe agit rationnellement ! L'Europe vient naturellement de décréter la quarantaine pour des ruminants - les porcs en l'occurrence - qui seraient atteints de fièvre aphteuse. C'est normal, c'est ce qu'on fait depuis qu'on a inventé l'hygiène, c'est-à-dire depuis quelques siècles. C'est très dommageable pour les éleveurs anglais mais ce serait encore beaucoup plus dommageable si on ne faisait rien comme lors de la dernière épidémie de fièvre aphteuse où 500 000 bêtes avaient été abattues."
Les politiques doivent-ils suivre systématiquement les avis des scientifiques ?
- "Sûrement pas. Il n'y a pas de décisions prises par les scientifiques. C'est l'honneur de la France d'avoir été la première à mettre sur pied et à rendre fonctionnelles des agences transparentes, c'est-à-dire qu'on donne l'avis des scientifiques et on ne dissimule rien. Là encore, qu'est-ce qu'on entendrait si on avait dissimulé quoi que ce soit. Les politiques prendront les décisions, encore une fois, après consultation de nos partenaires."
L'affaire du sang contaminé hante les esprits des politiques et des scientifiques. Est-ce que chacun en cherche pas en ce moment à appliquer le principe de précaution pour son propre avenir ?
- "Je ne crois pas. L'affaire dus sang contaminé, qui fut dramatiques, nous a évidemment appris un certain nombre de choses. Premièrement, la transparence : il ne faut rien et on ne peut plus rien dissimuler. Il faut vraiment que les avis scientifiques soient éclairés pour ne pas créer de panique, bien entendu. Aucun obscurantisme mais aucun laxisme, il faut qu'on dise les choses. Je souhaite infiniment, personnellement, qu'on le dise suffisamment clairement pour que les individus de ce pays puissent se déterminer et choisir leurs risques si j'ose dire, puissent savoir pourquoi un certain nombre de ces mesures leur seront proposées."
Partagez-vous l'avis de médecins éminents comme le professeur Sicart, président du Comité national d'éthique, qui disent que pendant qu'on parle de ces questions de précaution sur des maladies hypothétiques, on oublie les vraies maladies, les vrais fléaux qui, eux, provoquent des morts à la pelle comme par exemple le tabac ?
- "Bien sûr, il a tout à fait raison. On ne les oublie pas. Simplement, c'est l'exemple du risque choisi. Nous éclairons les gens, nous leur demandons de ne pas fumer - surtout pas dans les lieux publics où cela gêne les non-fumeurs et cela peut même les rendre malades - mais à un moment donné, même s'ils savent qu'ils risquent le cancer du poumon - et bien d'autres infections ! - les fumeurs peuvent choisir. Mais ils sont éclairés. Pas suffisamment, il faut continuer de le faire. Oui, c'est un risque choisi, un risque terrible. Et les accidents de voiture et les cancers ?"
Les cancérologues récemment vous ont dit : "Déployez plus d'énergie, plus de moyens pour justement faire comprendre aux jeunes qu'il ne faut pas fumer."
- "Qu'est-ce qu'on va faire ? Interdire le tabac, les mettre en prison ? Allons, c'est très difficile ! Ces sujets-là sont très sensibles et très délicats. Dans cette société, on ne peut pas tout interdire parce que si on interdit tout les jeunes en particulier transgresseront ces interdits. Ce sera leur sport, c'est déjà comme ça. Cette société qui comporte un certain nombre de risques a vu ces risques-là se transformer. Ce ne sont plus des risques vitaux, ce ne sont plus des risques sociaux aussi forts. Il en reste bien entendu, et bien des inégalités demeurent. Mais il faut éclairer et que, encore une fois, ce risque ne soit pas brutalement ni imposé ni dissimulé mais choisi. Si on veut. Et puis, ce qui est tout à fait naturel : les mesures qui protègent la santé publique doivent être déployées, surtout s'il s'agit d'enfants car ce n'est pas le même discours si vous vous adressez à une femme qui dit " qu'est-ce que je dois faire pour mes enfants ?" Elle veut - et c'est naturel - éviter le moindre risque. Elle veut que son enfant - sa fille ou son fils - affronte le moins de difficultés possibles, surtout pour sa santé. C'est vrai qu'il y a une consommation d'alcool - pourquoi ne parlez-vous pas d'alcool ? -, dans ce pays, on en consomme une quantité impressionnante et puis il y a des vins qui sont splendides et dont nous sommes fiers. Il faut que cette pédagogie à propos de la santé publique puisse se faire aussi bien sur l'alcool - ce qui est difficile - que sur le tabac - ce qui est très difficile, bien entendu sans négliger les animaux."
Il y a des actions positives que vous pouvez mener. Les cancérologues dernièrement disaient aussi qu'il y a beaucoup de cancers qui pourraient être prévenus - cancer du sein, cancer du col de l'utérus, cancer de la prostate, cancer du colon etc - si on multipliait les possibilités de tests de dépistage. Est-ce que vous allez le faire ?
- "Bien sûr, mais tout cela à un coût."
Ils disent finalement que cela coûte moins cher que d'avoir à traiter des malheureux ?
- "Ce n'est pas vrai : tout cela coûte très cher. C'est très facile de critiquer tout le temps. C'est très facile de dire : "Moi je veux de l'argent pour ma spécialité mais les autres, je les négligerais volontiers""
Le cancer est un des gros facteurs de mortalité.
- "II l'est et il y a beaucoup d'efforts qui ont été faits. Le cancer n'est pas ce qu'on prend en charge le mieux dans notre pays. Nous avons une tradition, entre les institutions et les hôpitaux, qui est très difficile à équilibrer. En ce moment, il se déroule une campagne sur le cancer du sein. Il y a une campagne sur le cancer de l'utérus. Le cancer du poumon est de façon permanente à l'ordre du jour. C'est vrai, il y a des efforts à faire avec la Ligue contre le cancer. Avec le professeur Pujol, nous lancerons des actions de proximité. Je compte bien remettre à leur place tous ces déséquilibres parce qu'en effet, on meurt beaucoup plus du cancer et des conséquences du tabac, des accidents de la route et des conséquences de l'alcool que - et c'est fort heureux - de la maladie de la vache folle. Ce n'est pas une raison pour que la maladie de la vache folle soit négligée, qu'on cède à la panique ou à l'obscurantisme. Il faut savoir, raison gardée, équilibrer les risques. Je voudrais présenter un jour - mais ce n'est pas le moment - dans quelques temps, non seulement une pédagogie du risque mais aussi une échelle des risques. Nous y travaillons et il vient de mettre confié par l'OMS - enfin au Gouvernement de la France et au ministre de la santé - de présenter une étude justement sur l'échelle des risques en santé."
C'est pour quand ?
- "Attendez, on me l'a demandée il y a trois jours."
Alors ?
- "Très bien. Je trouve cela très intéressant."
Combien de temps ?
- "Je pense que dans six mois on présentera quelques chose mais je n'en sais rien du tout. C'est pour l'Europe et pour le monde, c'est l'OMS qui nous l'a demandé."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 23 février 2001)