Texte intégral
Q- TC : François Bayrou, avez-vous changé ? Dans votre itinéraire, quels ont été les moments forts qui vous ont fait évoluer ?
R- François Bayrou : je n'ai pas changé. J'ai toujours pensé ce que je pense aujourd'hui. Mais pendant longtemps, j'ai cru que l'on pouvait défendre ses idées à l'intérieur du jeu politique traditionnel. Puis je me suis aperçu que c'était absolument impossible, que ce jeu politique était verrouillé et destructeur puisqu'il constituait uniquement à la mise en scène, au moment des élections, de l'opposition entre deux partis. L'alternance consistait à défaire ce qu'avaient fait les précédents. Il se passe des choses trop graves dans la société française pour persévérer dans cette logique.
Q- Le 21 avril 2002 vous a-t-il fait prendre conscience de ce blocage ?
Cette élection présidentielle de 2002 m'a éclairé. Au lendemain du premier tour, j'ai eu un entretien assez houleux avec Jacques Chirac. Je lui ai dit : « vous allez être élu par 80% des Français, vous aurez plus de voix de gauche que de droite dans votre électorat, il faut que vous teniez compte de l'ensemble de ceux qui ont voté pour vous pour faire un gouvernement d'union nationale. » Il m'a dit : « Tout ça, c'est des bêtises. Je vais faire le parti unique. » Je lui ai dit que je n'en ferai pas partie et que sa décision était une erreur et même une faute. Ensuite, le gouvernement qui avaient tous les pouvoirs a multiplié les erreurs. L'idée selon laquelle il fallait à tout prix mettre la main sur tous les centres de pouvoir d'un pays pour le gouverner m'est apparue alors encore plus mensongère. Nous sommes le pays le plus déchiré de l'Europe. L'obsession de l'identité nationale que certains entretiennent, l'abandon par l'Etat de zone entière en banlieue ou dans l'espace rural, le désespoir face à l'emploi, en sont les symptômes. Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy portent deux projets d'affrontement alors qu'il faut rassembler.
Q- L'UDF a été tout le temps arrimée à droite. Est-ce si facile de faire accepter l'idée d'un centre autonome ?
R- Pendant très longtemps, le centre a été arrimé à la droite. Ce qui me faisait dire « Qu'est-ce que c'est qu'un centre qui ne regarde que d'un seul côté ? ». On avait laissé le centre devenir une « sous-marque » de la droite. Mes amis de l'UDF constatent, aujourd'hui, que l'impact d'un centre indépendant est plus grand sur la société française. Il y a là un chemin politique de première importance pour gouverner le pays et lui rendre l'espoir. Vous n'imaginez pas le nombre de gens qui me disent : « Pour la première fois, nous avons de l'espoir » Ils ajoutent : « Ne nous décevez pas ! »
Q- TC : Quel rôle a joué, dans votre cheminement, le referendum sur la constitution européenne en 2005 ?
R- Bayrou : J'étais pour le « oui », pourtant persuadé très tôt que le « non » allait l'emporter. Depuis la première minute, j'ai senti venir une victoire du non alors que les sondages étaient, début janvier, à 65-70 % pour le oui. Je ressentais très bien que la société française était dans une inquiétude profonde par rapport au devenir de son projet républicain face à la mondialisation. L'Europe est notre seule ligne de défense, mais les gens se sont sentis piégés par un texte illisible, même pour des initiés. Ils ont eu l'impression qu'on leur imposait un projet de société qui n'était pas le leur. La question de l'adhésion de la Turquie a encore compliqué la donne.
Q- Vous êtes un défenseur acharné de la laïcité à la française. Mais votre foi chrétienne vous incite-t-elle à faire certains choix politiques ?
R- La foi est une chose, l'engagement civique en est une autre. Je ne mélange jamais l'autorité de l'église, quel que soit le respect que j'ai pour elle, avec les questions civiques. Les évêques peuvent donner des orientations, mais le citoyen que je suis n'a pas à obéir à leurs positions. Il les écoute, comme celles du président de la Fédération protestante, du Grand Rabbin, du recteur de la mosquée de Paris ou du Grand Maître du Grand-Orient. Il faut les entendre dans le cadre du pluralisme du débat public, mais pas de façon dogmatique. Deuxièmement, on est ce qu'on est. Moi je suis un homme de foi qui défend la laïcité, car je considère que c'est le seul moyen de vivre ensemble. Ayant écrit plusieurs livres sur les guerres de religion, je sais ce dont il s'agit. J'ai, avec le temps, accordé une part plus importante à la compréhension de l'autre qu'à la défense de mes idées. Le rôle d'un Président, c'est d'accorder autant d'attention à ce que pensent les autres qu'à ce qu'il pense lui-même.
Q- Sur quelles questions êtes-vous inflexible ?
R- Je ne transige pas sur les questions de droit de l'homme. Je suis allé prendre la défense de Charlie Hebdo alors que, personnellement, je n'aurais pas publié les caricatures.
Q- Les violences dans la gare du Nord, le 27 mars, ont souligné, s'il en était besoin, la fracture entre jeunes et policiers. Élu président, quels gestes concrets proposerez-vous pour réduire cette fracture ?
R- La police ne doit pas faire seulement des opérations coup de poing et des contrôles d'identité. Elle doit redevenir une police implantée qui connaît les gens, capable de les identifier, de parler avec eux, d'avoir un sourire...
Q- C'est ce qui avait été essayé du temps de Lionel Jospin...
R- Oui, mais je vais plus loin. Il faut réimplanter l'Etat partout. Aussi bien l'État de sécurité que l'État de service public. Le bureau de poste compte autant que le commissariat. Je mettrai dans tous les quartiers un sous-préfet chargé de la coordination de toutes les actions de l'Etat, avec l'obligation de résider sur place. L'Etat doit redevenir amical, vigilant et proche. Il faut faire de la mixité sociale dans les logements, c'est-à-dire mettre des pauvres chez les riches et aussi, si on peut, des plus aisés chez les pauvres. Le mélange des populations doit se retrouver aussi bien à l'école que dans le logement. Pour mener à bien cette immense reconstruction, un accord politique très large est nécessaire.
Q- Élu et disposant d'une majorité au Parlement, quelle serait votre première décision pour réduire la dette ?
R- Il faut remettre à plat, secteur par secteur, les dépenses publiques. Dans certains secteurs, l'éducation par exemple, je garantirai les dépenses publiques. Dans d'autres domaines, l'action de l'Etat mérite d'être redéployée avec des plans d'économie de dépense publique. L'État en France est un des plus lourds et des plus inefficaces au monde.
Q- Faut-il augmenter les bas salaires et comment ?
R- J'autoriserai toutes les entreprises à créer deux emplois sans payer de charge, quel que soit le niveau de salaire. D'autre part, j'augmenterai nettement le coût des heures supplémentaires - 35 % de majoration au lieu de 10 dans les petites entreprises ou 25 dans les moyennes. Enfin, j'inciterai à mieux partager les profits de l'entreprise avec les salariés grâce à des mesures fiscales. En revanche, pas d'augmentation artificielle du Smic qui ferait disparaître des emplois. Même des économistes de gauche comme Thomas Piketty le reconnaissent.
Q- Sur la question des retraites, faut-il supprimer les régimes spéciaux ?
R- La réforme que nous mènerons intéressera les régimes spéciaux comme le régime général. Nous devrons proposer des règles compatibles et équitables entre les uns et les autres. Le drame de la France - je dis ça presque chaque soir et chaque fois j'hésite à le dire - c'est que ceux qui partent à la retraite le plus tard sont ceux qui vont mourir le plus tôt et que ceux qui partent à la retraite le plus tôt vont vivre le plus longtemps. C'est une totale injustice sociale et humaine.
Q- Le scénario de décembre 95 ne risque-t-il pas de se reproduire ?
R- Il n'y a qu'un seul moyen pour éviter cela : organiser un référendum.
Q- En tant que signataire du pacte écologique de Nicolas Hulot, que proposez-vous pour que la croissance économique soit plus compatible avec l'écologie ?
R- Il faut privilégier une analyse qualitative de la croissance, pas seulement quantitative. Quand l'Erika sombre, les frais de nettoyage sont comptés comme du PIB. Il faut revoir cela. Pour moi, l'écologie, la protection de l'environnement et du climat ne sont pas synonymes de décroissance. L'autre croissance doit être plus sobre et créatrice de biens, notamment dans les services aux personnes.
Q- Par rapport à la situation au Darfour, que doit faire la France ?
R- Je suis un des seuls hommes politiques français à être allé au Darfour, voici plusieurs années... La communauté internationale doit imposer l'envoi de forces d'interposition. La France et l'Europe doivent être porteurs de cette exigence. Le Darfour, c'est un drame épouvantable avec des populations entières chassées de leur terre, des massacres, des viols.... Le gouvernement de Khartoum est protégé à l'Onu par la Chine pour cause d'intérêts sur les hydrocarbures et matières premières. Ceci, nous ne pouvons pas l'accepter. Il faut donc le dire. S'exprimer, c'est créer une situation politique nouvelle.
Q- Vous souhaiteriez envoyer des troupes françaises là-bas ?
À condition que ce soit au sein d'une force internationale.
Q- Après la formation d'un gouvernement palestinien d'union nationale, l'Union européenne doit-elle continuer à suspendre les aides directes à celui-ci ?
R- Dès l'instant où ce gouvernement est garanti par Mahmoud Abbas, il faut le considérer comme un partenaire sérieux pour la recherche de la paix.
Q- Mais si la porte de la discussion reste fermée du côté israélien, que ferez-vous ?
R- D'abord, je ferais grande attention à ne pas donner des leçons aux gens qui sont sur place. Les Etats-Unis ne peuvent plus jouer le rôle de garant, en raison de l'immense erreur historique qu'a été le déclenchement de la guerre en Irak. L'autre garant ne peut être que l'Union européenne, à condition qu'elle sorte du no man's land où elle se trouve.
Q- Comment manifesteriez-vous votre désapprobation des violations des droits de l'homme par exemple en Chine ?
R- De Gaulle et d'autres - Mitterrand à sa manière - ont montré la force de la parole politique. J'y crois, moi aussi. Il faut parler sans crainte, sans offense, sans provocation, mais il faut parler. J'étais content que la France oppose son veto sur l'intervention en Irak.
Q- Les grands groupes industriels, très implantés dans les médias comme vous l'avez noté, ne risquent-ils pas de faire pression sur un président qui tiendrait un discours hostile au gouvernement chinois ?
R- J'ai fait le choix d'être indépendant des grands groupes. Naturellement, je sais très bien que face à certains impératifs, le Président ne peut pas tenir un discours de « militant », ou un discours aussi libre que celui que j'ai aujourd'hui. Cependant, tel est le fond de ma nature.
Q- Vous vous préparez à l'éventualité de devenir Président ?
R- Si je ne m'y préparais pas, je ne me serais pas présenté à l'élection présidentielle.Source http://www.bayrou.fr, le 13 avril 2007