Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur les difficultés et les succès des relations franco-allemandes, Paris le 1° juillet 1997.

Prononcé le 1er juillet 1997

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque Europartenaire "Les relations franco-allemandes : scène de ménage ou divorce ?" à Paris le 1er juillet 1997.

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Je veux d'abord excuser Hubert Védrine, que je remplace un peu au pied levé, mais il a été appelé à une réunion à l'Elysée. Il se devait donc d'y être présent.

Je souhaite ensuite remercier les organisateurs de ce colloque et saluer les nombreux amis ici présents, saluer les trois organisateurs, Europartenaire et son ancienne présidente, Elisabeth Guigou, qui est une militante inlassable de l'Europe, son nouveau président, Olivier Duhamel, qui est un ami et également nouveau parlementaire européen, Témoin et la fondation Friedrich Ebert avec laquelle j'ai eu l'occasion de travailler à de nombreuses reprises, et les remercier de cette initiative. Mon allocution, j'utiliserai une formule consacrée toujours un peu désuète pour celui qui arrive à la fin d'un débat qu'il n'a pas entendu, même si on lui en a fait le compte rendu, mon allocution vient clore une journée de débats dont j'ai appris qu'ils avaient été réellement très riches, qui a rassemblé les meilleurs spécialistes des relations franco-allemandes et beaucoup de leurs acteurs de premier plan.

Moi aussi, j'entendais la dernière intervention, je voudrais revenir pour commencer sur le titre de votre journée de rencontre.

Je vois dans cette interrogation qui domine cette rencontre -"Les relations franco-allemandes : scène de ménage ou divorce ?"- un désir finalement sans doute volontairement provocateur des organisateurs de stimuler la réflexion.

Mais je me permettrai, moi aussi, une petite réflexion. Je suis conscient que ce titre reflète d'autres questions , à l'évidence plus graves, des doutes sur la solidité de ce qu'il est convenu d'appeler le couple franco-allemand. Je veux répondre à ces doutes : en un mot je crois que votre interrogation reflète aussi une certaine ambiance.

Mais je me permettrai de ne pas répondre directement à la question "Scène de ménage ou divorce ?". Non pas parce que je suis récemment devenu Ministre délégué chargé des Affaires européennes et que j'aurais soudain des réticences à regarder les réalités en face ou que je me mettrais à pratiquer "la langue de bois". Mais parce que je crois que cette manière d'aborder les relations franco-allemandes, pardonnez-moi, est un tout petit peu réductrice : un couple qui n'a le choix qu'entre la scène de ménage et le divorce, en général, se porte assez mal et j'ai quand même la conviction que ce n'est pas le cas du couple franco-allemand.

Pour illustrer ces propos, je vous invite à regarder rapidement le passé avant d'aborder les enjeux les plus actuels. Je crois qu'il y a une première idée importante, c'est que la relation privilégiée qui existe aujourd'hui entre la France et l'Allemagne. Elle peut être définie, en fait, depuis ses origines, comme la volonté d'aller ensemble de l'avant malgré des divergences de vues ou d'intérêts, malgré des différences culturelles et politiques d'importance, malgré des antagonismes anciens et tragiques. Ne faisons pas comme s'il n'y avait pas aujourd'hui des problèmes alors qu'il y avait hier un âge d'or. La relation franco-allemande a toujours été faite de cette dialectique un peu compliquée, elle n'a jamais été simple. Et donc, les nuages d'aujourd'hui ne sont pas, à mon sens, forcément, plus sérieux que ceux d'hier. Et je crois que ceux qui mettent actuellement en exergue, dans une période, il est vrai, extrêmement compliquée, des dissensions qui peuvent apparaître entre nous, oublient en fait une chose que l'histoire apprend : c'est que notre relation, si proche qu'elle soit désormais, ne repose pas et n'a jamais reposé sur la convergence spontanée de nos positions. Il a toujours fallu en fait un effort de conviction mutuelle. Il y a rarement eu convergence spontanée. Sachons et gardons en conscience, qu'entre la France et l'Allemagne, l'harmonie n'a jamais été une donnée préétablie. Elle a toujours au contraire été construite. Je crois que tout notre cheminement commun, entre les Français et les Allemands, se résume dans cette détermination inlassable, de chaque instant, souvent d'ailleurs, il faut le noter, politiquement non partisane ou transpartisane, puisqu'on a vu des situations diverses dans le couple franco-allemand, où les deux parties ont rarement été animées par les mêmes forces politiques, détermination donc à surmonter ces différences. Je crois aussi, et cela, on ne peut pas l'oublier, que la relation franco-allemande est fondée depuis la seconde guerre mondiale sur la détermination essentielle de surmonter, selon le mot de l'historien américain d'origine allemande Fritz Stern, "une histoire sublime et cruelle".

J'ajouterais même, pour aller plus loin dans ma démonstration, que ce sont ces différences, qui ont existé depuis l'origine, qui donnent en fait toute sa force au couple franco-allemand. Ce sont ces différences mêmes qui font de ce couple un moteur. Je crois que nos partenaires peuvent à chaque instant le vérifier, le retrouver dans nos synthèses. C'est en fait la différence entre la France et l'Allemagne, et la capacité à surmonter cette différence, qui fait du couple franco-allemand, bien souvent, le point médian de l'Europe et qui n'en fait pas seulement au fond une communauté de vision d'origine. Il y a là une synthèse qui est extrêmement créatrice, même si elle est parfois conflictuelle.


Et les exemples dans le passé, en sont multiples. Je n'en citerai qu'un : en juillet 1963, quelques mois après la signature du traité de l'Elysée, le Général de Gaulle comparait l'amitié franco-allemande déjà contestée à des rosiers qui "supportent brillamment la sévérité des hivers".

Alors, certains pourraient considérer que ces relations de couple obéissent à des rendements décroissants. A savoir que plus la matière est dense et complexe, plus le dialogue et la coopération sont approfondis, plus une impression de discordance peut à tout moment se dégager. Mais quand on raisonne comme cela, on oublie que les acquis réels sont plus importants que les divergences dans l'action, tant ces acquis sont le paysage commun de nos deux pays. Il y au fond, plutôt que scène de ménage ou divorce, une sorte de "banalisation" de nos relations franco-allemandes et cette "banalisation" traduit d'abord à mes yeux la réconciliation profonde entre les deux pays. Prenons garde toutefois, à ce que cette banalisation ne signifie pas en même temps un éloignement, ce qui est une autre figure qui existe dans les couples. On peut aussi s'éloigner sans scène de ménage, et même sans divorce.

Vous aurez compris que je ne partage pas, au total, les inquiétudes qui se sont exprimées récemment sur le "moteur franco-allemand".

Et pour ma part, je n'ai pas de doutes, et en tout cas pas d'états d'âme sur son rôle. Je veux dire, et là je crois que j'engage le gouvernement, j'en suis même sûr, que la relation franco-allemande est et demeurera la pierre angulaire de la politique européenne de la France. C'est sur elle, qu'en plein accord avec le président de la République, en plein accord avec le Premier ministre, Hubert Védrine, le ministre des Affaires étrangères et moi-même, nous entendons fonder dans les années qui viennent notre action en faveur de la construction européenne.

Cette conviction, cet engagement ne nous interdit pas d'être lucides, ne nous interdit pas de nous interroger, ne nous interdit pas de bouger et d'infléchir nos positions. Mais je crois, au contraire, que non seulement cette affirmation ne nous interdit pas d'être lucides, je crois qu'elle nous impose de travailler ensemble, sans complaisance, et je veux y venir, pour faire face aux échéances majeures qui nous attendent.

Pour illustrer mes propos, pour voir comment avancer sans complaisance, je souhaite faire référence à une expérience qui pour moi est récente, mais qui a l'avantage d'être très concrète : c'est l'expérience que j'ai vécue au sommet franco-allemand de Poitiers, qu'on n'a pas toujours bien compris, et au Conseil européen d'Amsterdam. Je crois que ces rencontres, d'un nouveau gouvernement, finalement, en cohabitation, avec le gouvernement allemand, sont riches d'enseignements pour esquisser un esprit et une méthode de travail à deux. Et je veux là-dessus, esquisser quatre pistes :

a) Première piste, plutôt que de se laisser aller à un discours morose, nous devons mieux valoriser les acquis du travail en commun.

Je prends l'exemple de la CIG. Je crois qu'il est dommage de faire passer une nouvelle fois au second plan certaines avancées dans le nouveau traité issu de la conférence intergouvernementale. J'ai observé au Conseil d'Amsterdam que sur nombre de points et même sur la plupart des points, la "machine à compromis" franco-allemande a plutôt bien fonctionné. Je pense notamment, car il y a quand même quelques résultats, aux coopérations renforcées, aux mécanismes de la Politique Etrangère et de Sécurité Commune, à la "communautarisation" d'une grande partie du troisième pilier. Rien de tout cela n'aurait pu être obtenu sans le travail franco-allemand.

Alors, ce qui est vrai aussi, c'est que le volet institutionnel est profondément frustrant, disons-le ici, décevant, qu'il est même pour l'avenir, un problème. Le gouvernement a tout à fait conscience qu'il faudra lier étroitement élargissement et réforme des institutions. Non pas dire qu'il y a un préalable qui serait : "on ne fera l'élargissement qu'après la réforme des institutions". Je crois qu'il ne faut pas se laisser entraîner sur ce piège. Mais une concomitance, un lien, un lien logique. Il faudra que les deux soient faits ensemble. Et j'espère, j'en suis sûr après ce que j'ai vu à Amsterdam, que notre ambition dans ce domaine, lier institutions et élargissement, faire les deux, reste intacte pour la suite.

Mais, je dois dire, et chacun le sait et en a conscience que sur ce point comme sur d'autres, les négociations étaient largement engagées quand le nouveau gouvernement a pris ses responsabilités.

b) Deuxième piste : nous devons avancer ensemble en confiance mais en identifiant bien ce que sont les contraintes du partenaire.

Là aussi, dans un couple, c'est fondamental. Je pense aux enjeux qui concernent cette fois-ci l'économie, la croissance, l'emploi, la stabilité dans le contexte, qui est pour nous celui des années qui viennent, de la réalisation de la monnaie unique.

Et là-dessus, je parle de l'autre volet d'Amsterdam : c'est à dire du compromis, de la résolution qui a fini par placer sur le même plan l'emploi, la croissance, et les impératifs de la stabilité budgétaire et monétaire. Je crois que cette synthèse traduit bien la détermination de nos deux pays à surmonter leurs divergences. Je mentirais si je disais que tout a été obtenu dans l'extrême facilité. C'est bien des contraintes qu'il a fallu surmonter en comprenant ce qu'attendait l'autre. Mais je crois que cette synthèse a été possible parce que notre partenaire allemand a pris conscience de la force de nos convictions, de ce que signifiaient les engagements politiques, de notre détermination à faire la monnaie unique, de notre détermination à faire la monnaie unique à temps, mais aussi de notre détermination à rééquilibrer la construction européenne dans le sens de la croissance et de l'emploi. Et symétriquement, il est très clair que cet accord a été possible, que parce que nous avons compris de notre côté, quel était l'attachement des Allemands à la culture de la stabilité budgétaire et monétaire. C'est bien d'une synthèse dont il est question. Il est clair que dans les mois qui viennent, la France ne ménagera pas ses efforts pour faire vivre ces dispositions, pour exploiter toutes les potentialités au service de l'emploi. C'est l'enjeu du Conseil extraordinaire de Luxembourg sur l'emploi au mois de novembre. Là encore cette synthèse devra vivre et cela supposera sans doute des avancées parfois difficiles mais dont je suis sûr qu'elles se réaliseront. J'ai lu dans une dépêche d'agence tout à l'heure concernant ce que Laurent Fabius a dit, parmi vous, au sujet de la monnaie unique. Je pense que sa position était tout à fait juste. Et elle correspond bien à ce que Lionel Jospin disait pendant la campagne électorale : faire l'Europe sans défaire la France, faire la monnaie unique, la faire à temps, mais pas nécessairement avec un fétichisme qui n'est pas tout à fait de propos, mais en même temps, avec la résolution de respecter effectivement les critères de Maastricht. C'est je crois tout l'enjeu des débats qui nous attendent dans les mois qui viennent.

c) Troisième piste : il nous faut aussi prêter une attention accrue aux attentes de nos populations.

On peut avoir des deux côtés du Rhin une perception mitigée des sentiments qui semblent dominants du côté allemand aujourd'hui. On peut avoir en France la sensation qu'il y a une certaine frilosité devant les réformes institutionnelles, qu'il y a parfois aussi une méfiance à l'égard de l'euro, méfiance de la population et de l'opinion. Cela peut nourrir dans certains milieux français l'impression que l'Allemagne n'est plus attachée autant qu'hier à la poursuite de l'intégration européenne. En France aussi et c'est important, des voix s'élèvent qui contestent la construction européenne telle qu'elle est. Cela peut faire douter certains de nos amis allemands de notre détermination à faire l'Europe telle qu'elle est. Donc peut se répandre petit à petit une sorte de double malentendu.

Pour ma part, je ne doute pas que l'immense majorité des Allemands, que la très grande majorité des Français restent profondément attachés au projet européen. Mais je crois que l'attente des uns et des autres est grande, et que cette attente est justement à la hauteur de leurs déceptions actuelles. A nous d'y répondre ensemble.

Et je crois que de notre capacité à définir, dans les mois et les années à venir, cette réponse commune, à l'écoute des peuples des deux pays, dépendra justement l'avenir de l'Europe.

d) Quatrième et dernière piste : nous ne devons pas oublier les différences de position, de conception qui façonnent nos interventions et cette relation franco-allemande.

Je pense d'abord et notamment à notre approche différente de la politique au sens le plus noble du terme, de la "res publica" latine.

Pour les Français, le volontarisme, qui est un joli mot, est une donnée centrale de la politique, qui, elle-même, est perçue de façon positive. La politique c'est la passion nationale française, ce n'est pas qu'un sport. La construction de l'Europe, pour les Français, est un projet éminemment politique qui s'inscrit dans la tradition multi-séculaire de construction de l'Etat en France. Et cela explique cette passion politique, ce volontarisme, cela explique que les Français attendent de l'Europe qu'elle soit un instrument d'influence et de puissance dans le monde. C'est d'ailleurs la raison essentielle pour laquelle la France est attachée, elle, à la monnaie unique, parce que c'est un instrument qui peut peser face au dollar. En Allemagne, le volontarisme politique, à l'intérieur comme à l'extérieur, suscite une certaine méfiance. Je crois pouvoir le dire. Il me semble que nous devons parvenir à un meilleur respect et une meilleure compréhension du partenaire sur ce point.

Je pourrais, encore et enfin, mentionner les perceptions souvent déformées des réalités économiques et sociales des deux côtés du Rhin. La presse dont beaucoup d'éminents représentants sont parmi nous, a un rôle important à jouer en ce sens pour rétablir une réalité.

De grands chantiers européens s'ouvrent devant nous. Vous les connaissez. Ils s'inscrivent principalement dans le cadre de l'Agenda 2000 de la Commission. L'élargissement, la révision des perspectives financières, la réforme des politiques structurelles, l'avenir de la Convention de Lomé, la réforme des institutions sont autant de sujets parmi d'autres qui doivent donner lieu, avant tout, à une intense concertation bilatérale. Les réflexions actuelles entre les ministres, les ministères des Affaires étrangères visent précisément à développer à tous les niveaux un véritable "réflexe franco-allemand" dans nos méthodes de travail.

En définitive, vous aurez compris que ma détermination, celle du gouvernement, est entière pour veiller à ce que la relation franco-allemande reste le laboratoire et la force inspiratrice de la construction européenne. Alors, ne nous payons pas de mots, ne nous masquons pas les difficultés de la tâche, et j'imagine qu'au cours de la journée, vous ne les avez pas masquées, même s'il m'a semblé que la tonalité était plutôt optimiste et justement volontariste. Nous sommes conscients d'être à la croisée des chemins, dans un environnement peu favorable globalement qui brouille aux yeux de certains l'avenir européen.

Mais je crois que la relation franco-allemande a encore un sens parce qu'aucun de nos deux Etats, dont la puissance respective est désormais relative, n'a les moyens de choisir une voie nationale. Le nationalisme, pour la France comme pour l'Allemagne, n'est pas un recours. Je me souviens, comme vous tous, de la formule de François Mitterrand devant le Parlement européen en janvier 1995 : "le nationalisme, c'est la guerre". C'est précisément ce que nous avons voulu éviter en construisant cette relation franco-allemande. Alors, il me semble que la mondialisation, qui véhicule des peurs et des tentations de repli, appelle, plus que jamais, un retour de la politique. Les citoyens d'Europe attendent beaucoup plus de nous qu'un marché élargi.

Pour conclure, je résume mon message : soyons lucides et ambitieux, c'est-à-dire fidèles à l'Histoire. Cette histoire de la relation franco-allemande, c'est la Genèse, c'est le résumé, ce sont les promesses de la construction européenne depuis la fin de la guerre. Comment imaginer aujourd'hui de baisser les bras face aux échéances cruciales de l'Union européenne ? Je forme le voeux que la combinaison de nos intérêts, j'en ai donné quelques recettes, inspirée par une vision commune de notre avenir européen, continue à prévaloir.


Je crois qu'il faut cesser de nous complaire dans un exercice d'introspection qui fait parfois les délices des spécialistes mais qui passe à côté de l'essentiel et qui peut désespérer les peuples. L'essentiel, c'est que la France et l'Allemagne ont maintenant une obligation vitale de résultat.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 novembre 2001)