Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, dans « Nezavissimaia Gazeta » du 18 septembre 2007, sur le partenariat stratégique franco-russe, la sécurité énergétique et les questions internationales.

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Circonstance : Voyage en Russie de Bernard Kouchner les 17 et 18 septembre 2007

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, quels sont les objectifs de votre visite à Moscou ?
R - La France attache un grand prix à la qualité de son partenariat avec la Russie et à l'amitié qui unit nos deux pays. Je viens ici en témoigner.
Je me réjouis aussi de retrouver Sergueï Lavrov. Nous sommes amis. Et entre amis, on se parle toujours avec franchise. Nous le ferons sur les grands dossiers internationaux du moment que nos efforts conjoints peuvent faire avancer, comme le dossier du nucléaire iranien. Nous parlerons également des sujets sur lesquels nous avons des divergences, le Kosovo par exemple. Par ailleurs, nous travaillerons à la relance du partenariat entre la Russie et l'Union européenne. La France exercera, en effet, la présidence de l'Union en 2008 et nous souhaitons la mettre à profit pour donner une nouvelle dynamique aux relations UE-Russie.
La coopération bilatérale figure également au coeur de nos entretiens. Elle est active et fructueuse : les échanges entre la France et la Russie ont augmenté de 40 % en 2006, et de 37 % sur le premier semestre 2007. Les entreprises françaises, Total, EADS, Safran, Alstom pour ne citer que celles-là, renforcent leur présence sur le marché russe. Nous avons également d'importants projets dans le domaine des échanges culturels. Notamment l'idée d'une année de la France en Russie, en 2009, et d'une année de la Russie en France en 2010. Je pense aussi à l'agrandissement du lycée français de Moscou qui devrait offrir plus de places aux jeunes Russes.

Q - Avez-vous l'intention d'aborder les questions liées au respect des Droits de l'Homme ?
R - Mais je ne cacherai pas à mes interlocuteurs l'inquiétude et les interrogations suscitées en France et en Europe par certains développements récents en Russie. La question des Droits de l'Homme, celle du respect du droit de propriété ou de la liberté de la presse nous semblent particulièrement préoccupantes. L'assassinat d'Anna Politkovskaïa a beaucoup choqué notre opinion publique et j'espère que l'enquête en cours permettra d'identifier non seulement les auteurs mais aussi les commanditaires de ce crime inqualifiable.

Q - On a dit que la visite à Moscou du président français, Nicolas Sarkozy, est prévue pour cet automne. Que convient-il d'attendre de celle-ci ? En particulier, de nouveaux accords seront-ils signés ?
R - Le président de la République se rendra en octobre à Moscou. M. Sarkozy a rencontré le président Poutine à l'occasion du Sommet du G8 à Heiligendamm. Il avait alors insisté pour que notre relation débouche sur des résultats concrets, qu'il s'agisse des dossiers internationaux ou des sujets de coopération bilatérale. Je note d'ailleurs que des progrès substantiels ont déjà été réalisés dans l'énergie, l'aéronautique, l'espace, les infrastructures.

Q - Au cours de la campagne électorale et après celle-ci, de nombreux observateurs ont estimé que les relations franco-russes étaient menacées de refroidissement sous la présidence de Nicolas Sarkozy ? Est-ce qu'une réévaluation des relations avec Moscou s'est produite à Paris ? Comment caractériseriez-vous ces relations ? Est-ce que la France et la Russie restent des partenaires stratégiques ?
R - Bien sûr que nous restons des partenaires stratégiques ! Le président Sarkozy a évoqué lui-même à Heiligendamm le "partenariat privilégié". La France est et demeure l'amie de la Russie. Nous avons beaucoup à faire ensemble. L'énergie, l'espace, l'aéronautique, les nouvelles technologies sont des domaines d'excellence où nos industriels peuvent donner le meilleur d'eux-mêmes. A nous de les encourager. J'estime, comme la plupart de nos interlocuteurs russes, que nos rencontres bilatérales doivent être régulières.
Mais il faut aller plus loin. Inscrire la coopération franco-russe dans une perspective stratégique de long terme et un cadre plus large. Les initiatives franco-russes devraient contribuer à relancer le partenariat entre l'Union européenne et la Russie. Je vois, en effet, dans la qualité de notre relation bilatérale un atout utile à une relation UE-Russie équilibrée et amicale. L'amitié suppose le dialogue, le respect, la confiance. Nous devons donc pouvoir discuter de tous les sujets, y compris les plus délicats : le respect des Droits de l'Homme, le renforcement de l'économie de marché, la consolidation de l'Etat de droit.

Q - S'exprimant récemment devant les ambassadeurs français, le président Nicolas Sarkozy a accusé la Russie d'avoir un comportement '' brutal '' dans la sphère énergétique. Le gouvernement français partage-t-il cette opinion ? Et vous-même ? Comment se conjugue cette évaluation avec le fait que la France et la Russie coopèrent activement dans le domaine énergétique ? Je pense en particulier au nouveau contrat entre Gazprom et Total sur le champ de Chtokman.
R - Sur ce sujet, je vais vous répondre de la façon la plus claire possible. Que la Russie défende ses intérêts énergétiques est parfaitement légitime. Encore faut-il qu'elle le fasse dans des conditions acceptables, et qu'elle évite que des pays puissent se retrouver confrontés à des ruptures d'approvisionnement imprévues. Comment les consommateurs et les entreprises ne s'interrogeraient-ils pas devant un comportement qui mine leur confiance ?
Pour autant, nos relations bilatérales en matière énergétique restent excellentes. Les sociétés gazières européennes travaillent depuis longtemps avec Gazprom, et Total possède donc une expertise reconnue dans les forages de profondeur en mer et le gaz liquéfié. Il était donc naturel que Total et Gazprom s'associent pour travailler ensemble sur Chtokman.

Q - Depuis peu, les relations entre la Russie et la Géorgie se sont de nouveau tendues. Dans le même temps, le rapprochement entre Tbilissi et l'OTAN se poursuit. Est-ce que la France soutient l'adhésion de la Géorgie à l'Otan ?
R - La dégradation des relations entre la Russie et la Géorgie nous préoccupe, sachez-le. La démarche du ministre Zuzul, envoyé spécial de la présidence espagnole de l'OSCE, qui plaide pour la mise en place d'un mécanisme destiné à prévenir de nouveaux incidents, a donc tout notre soutien.
Quant à l'OTAN, la Géorgie est un Etat souverain, elle est donc libre de choisir les organisations auxquelles elle veut adhérer. La Géorgie s'est engagée, il y a quelques mois, dans un "dialogue intensifié" avec l'Alliance. La prochaine échéance est celle du Sommet de Bucarest mais aucun allié, à ma connaissance, ne propose que la Géorgie rejoigne l'Alliance à cette occasion. Chacun doit comprendre que la logique des sphères d'influences en Europe est finie.

Q - En quelques mois d'activité, vous avez visité toute une série de pays du Proche-Orient, Israël, les Territoires palestiniens, le Liban, l'Irak et la Libye. Quels objectifs poursuit dans la région la diplomatie française et qu'est-ce qui explique cette grande activité ?
R - Dans tous les pays que vous avez cités, la situation demeure complexe et fragile. Mais au cours de mes déplacements, la semaine dernière, j'ai été frappé par le rapprochement entre les responsables israéliens et palestiniens, en particulier MM. Ehud Olmert et Mahmoud Abbas. Il y a chez eux, je crois, une claire volonté d'avancer. C'est nouveau et c'est très positif. Je vous le dis parce que ce n'est pas souvent qu'on peut annoncer des nouvelles encourageantes dans cette région.
Au Liban, je vois aussi quelques signaux positifs. La France, par sa diplomatie de l'obstination, de la proximité et des petits pas, a aidé à la reprise du dialogue entre les parties.

Q - Votre récente visite en Irak a attiré une attention particulière. Quelle assistance Paris peut-il apporter à la classe politique irakienne et aux forces américaines en Irak ?
R - Je me suis rendu fin août à Bagdad à l'invitation du président Talabani. Pendant les trois jours de ma visite, j'ai pris la mesure de la situation sur place et pu témoigner de la solidarité de la France avec le peuple irakien. J'ai pu également rendre hommage à la mémoire des responsables de l'ONU et de mon ami Sergio Viera de Mello, assassinés en 2003.
Nous ne pouvons pas rester indifférents au drame que vivent les Irakiens. Saddam était un dictateur et l'intervention américaine a libéré le pays de ce dictateur. Vous connaissez la position que mon pays a prise au moment de cette intervention. Maintenant, il faut tourner la page et réconcilier les communautés qui s'affrontent. C'était l'un des objectifs de ma visite : montrer la disponibilité de la France pour aider à renouer le dialogue. Nous sommes prêts à accompagner les autorités irakiennes dans ce sens et j'ai insisté auprès de mes collègues européens, la semaine dernière au Portugal, pour qu'ils aient la même démarche.
En revanche, il est hors de question d'envoyer un contingent militaire français en Irak.

Q - La France soutient-elle un renforcement des sanctions contre l'Iran ?
R - La prolifération nucléaire est un sujet de préoccupation pour toutes les démocraties, c'est l'un des grands dangers de ce début de siècle. Nous devons convaincre l'Iran de suspendre ses activités nucléaires. Or, les Iraniens n'ont toujours pas répondu à nos demandes sur certains points précis. Pour restaurer la confiance entre l'Iran et la communauté internationale, la transparence, la bonne foi sont des conditions nécessaires ! Comme la Russie, nous voulons savoir pourquoi les Iraniens cherchent à enrichir de l'uranium alors que cela ne correspond à aucun besoin civil crédible.
L'Iran s'est engagé à répondre à certaines questions. C'est un premier pas. Cela signifie que les sanctions permettent d'obtenir des résultats, qu'elles poussent les responsables iraniens vers plus de transparence. Je pense qu'il faut continuer à faire pression pour garantir notre sécurité collective contre les dangers de la prolifération. Et cela passe par de nouvelles mesures additionnelles, en priorité dans le cadre de l'ONU : ce que nous avons fait avec la Russie et nos autres partenaires, en adoptant la résolution 1747.

Q - La France est-elle prête de façon unilatérale à reconnaître l'indépendance du Kosovo, si un consensus au Conseil de sécurité de l'ONU n'est pas atteint ?
R - Je suis cette question de très près, vous vous en doutez. Quand je suis arrivé au Kosovo en 1999, j'ai rapidement compris que le statu quo ne serait pas tenable longtemps. Je continue de le penser : le statu quo ne sert les intérêts ni des Serbes ni des Albanais, il ne fait que renforcer les antagonismes. Ce qu'il faut aujourd'hui au Kosovo, mais aussi à la Serbie, c'est un avenir, une perspective claire.
La France a été à l'origine, cet été, d'une proposition visant à prolonger de quatre mois les discussions entre Kosovars et Serbes. La Troïka, composée des représentants de l'Union européenne, des Etats-Unis et de la Russie, devra constater, au plus tard le 10 décembre prochain, si oui ou non les deux parties peuvent s'entendre.
Il est donc encore prématuré de se placer dans l'hypothèse que vous évoquez. Il faut au contraire saisir toutes les opportunités offertes par le cadre de la Troïka. La France continue de ne pas ménager ses efforts pour qu'une solution acceptée par tous soit trouvée. Le Kosovo est d'abord un problème européen et l'unité de l'Union européenne est un atout fondamental pour parvenir à un résultat.

Q - Après la rencontre des présidents Nicolas Sarkozy et George Bush, plusieurs observateurs et des personnalités officielles ont parlé du '' début d'une nouvelle ère '' dans les relations franco-américaines. Quelle est votre appréciation des relations avec cet allié de la France ? La période d'isolement, qui était apparue sous la présidence de Jacques Chirac, est-elle terminée ?
R - Nous avons eu des approches divergentes avec nos amis américains sur certains sujets. Faut-il pour autant parler ''d'isolement " ? Certainement pas ! Comme l'a souligné le président de la République dans son discours à nos ambassadeurs, le 27 août dernier, l'amitié entre les Etats-Unis et la France est aussi importante aujourd'hui qu'elle l'a été au cours des deux siècles passés. La France est, dans l'histoire, la première alliée des Etats-Unis. Mais je vous rappelle qu' ''alliés'' ne veut pas dire ''alignés''. Nous avons une relation amicale avec les Etats-Unis et, dans le cadre de cette relation, il peut y avoir des divergences. Nous saurons toujours exprimer nos désaccords avec eux comme avec tous les pays avec lesquels nous entretenons des relations amicales.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2007