Texte intégral
Je suis très ému d'être là, dans votre journal. Je connaissais Anna Politkovskaïa et je l'admirais depuis longtemps, avant même qu'elle ne devienne cette héroïne de la presse libre. C'est pour cela que j'ai tenu à visiter votre journal. J'ai voulu toucher le bureau d'Anna, voir les livres qui l'entouraient. Sa vie quotidienne, sa façon acharnée, chaque minute, de combattre pour la justice et pour les Droits de l'Homme, sont un modèle pour nous tous. Pas seulement pour les Français, dont je vous assure du soutien, un soutien qui ne variera pas, mais pour tous les journalistes du monde, pour la liberté dans le monde.
Je remercie notre ambassadeur de France d'avoir bien voulu me conduire dans cet endroit qui représente si bien la Russie que nous voulons. La Russie que nous aimons. Anna est un modèle et elle reste vivante pour nous. Je dis cela pour vous, pour votre équipe, pour cet acharnement, cette liberté que vous procurez, cette ouverture. Dans ces locaux, dans ces bureaux, dans toutes ces choses familières qui sont votre quotidien, je sens une force, une détermination formidable. Je vous dis cela, aussi, au nom de Robert Ménard, Secrétaire général de "Reporters sans frontières", et de ma femme, Christine, qui est au bureau de "Reporters sans frontières", merci pour nous tous.
Vous m'avez demandé de ne pas changer. J'essaie en pensant à vous. Cela nous donne de la force de vous savoir, un peu loin de Paris, mais en permanence avec nous, avec ce modèle de journalisme. Cela, c'est un modèle, un exemple dont nous avons tous les jours besoin.
Je dois à l'honnêteté de dire que tout le monde devrait venir beaucoup plus souvent en Russie. Tout le monde devrait se rendre compte, comme j'ai essayé de le faire, beaucoup trop rapidement, des formidables progrès de ce pays. Il y a 15 ans que vous êtes sorti du communisme. Et, honnêtement, je vois des progrès. Vous avez participé au changement. Il faut comprendre ce qu'est ce grand pays, car la Russie est un grand pays, et le rôle que vous jouez maintenant dans le monde. Je me rends compte de cela quand je suis ici.
Je suis prêt à répondre à vos questions.
Q - Vos déclarations récentes ont fait beaucoup de bruit sur la scène internationale. Pourquoi faut-il se préparer à une guerre ? Quel sens mettiez-vous dans cela ?
R - Un sens très précis qui, évidemment, est passé à côté de ces médias dont vous parlez. J'ai dit : "il faut se préparer au pire". J'ai dit : "Le pire, ce serait la guerre". J'ai dit : "ce serait le pire", "le pire", c'est-à-dire ce que je déteste. Et j'ai ajouté, aussitôt après, ce qu'il faut faire pour s'en prévenir, pour qu'il n'y ait pas la guerre. Il faut négocier, négocier sans cesse. Mais pour être sérieux et montrer notre détermination, nous travaillons également avec les pays amis sur les sanctions qu'on pourrait demander. Je pense qu'il n'y a aucune solution, on l'a vu pour l'Irak, bien sûr, en Iran avec une guerre.
Je vous rappelle que le président Sarkozy avait dit : "Nous espérons avoir autre chose à choisir que la bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran". C'est dans ce sens que j'ai dit : "il faut se préparer en permanence à négocier, parce que dans cet endroit, la tension est grande. L'Iran est à côté de l'Irak, qui est à côté de la Syrie, qui est à côté du Liban, qui est à côté d'Israël, de la Palestine.... C'est un endroit extrêmement dangereux pour nous.
Q - L'Occident tolère les déviances massives de la démocratie et des Droits de l'Homme en Russie parce que les pays occidentaux ont besoin du gaz russe. Comment peut-on marier les principes, les valeurs, avec la politique réelle ? Est-ce que le principe d'intervention humanitaire que vous prônez, est universel ? Valable pour n'importe quel pays ?
R - Hélas non, pas encore. Maintenant, très honnêtement, je connais l'histoire de la Tchétchénie, et je me suis manifesté à cet égard n'étant pas ministre et étant ministre. Mais nous ne tolérons pas, nous faisons à chaque fois des remarques en ce qui concerne notre vision des Droits de l'Homme, qui doit être universelle mais qui n'est pas appliquée partout de la même façon. Ce n'est pas facile parce que les pays sont différents, leur histoire est différente.
Il y a très peu de temps que la Russie construit une société avec un pluripartisme, avec des élections et une démocratie, très peu de temps. On ne peut pas demander de la même manière le respect de tous les Droits de l'Homme à tous les pays à n'importe quel moment.
Vous avez raison, mais ce n'est pas facile. La différence entre la Realpolitik, comme on dit, c'est-à-dire prendre en compte les conditions objectives, comme on disait dans le marxisme, les conditions objectives d'un pays, d'une population, d'une histoire, d'une tendance, et l'exigence de pureté, c'est un peu difficile, c'est même très difficile, c'est même un art pratiquement inachevé. C'est comme cela, c'est vrai, pour la Chine. C'est vrai pour nombre de pays qui sont autour de nous. C'est vrai pour les pays d'Amérique latine.
Est-ce qu'on doit tolérer la peine de mort ? Mais ce n'est pas chez nous. On doit protester si on est en faveur de l'abolition de la peine de mort. Est-ce qu'on doit s'arrêter d'avoir des relations avec les Etats-Unis ? Non. Donc, vous voyez.
Qu'est ce qui se passe avec les pays en Afrique ? Est-ce qu'on doit exiger tout de suite le même niveau, la même approche, la même sensibilité, la même esthétique des Droits de l'Homme. On ne peut pas. On doit le faire, on doit l'exiger, on doit n'avoir de cesse que de demander ce qu'on doit faire nous-mêmes aussi. Cela veut dire faire sa propre critique par rapport à des pratiques qui ne sont pas toujours excellentes. Loin de là. Ce n'est pas facile.
Vous avez raison d'être exigeant, c'est plus facile de l'extérieur que de l'intérieur, mais je comprends et je soutiens votre position. Je crois que les intellectuels doivent être jusqu'au-boutistes en matière de Droits de l'Homme.
Q - Chez nous, en Russie, avant les élections, beaucoup de politiciens changent de camp pour se trouver dans un parti au pouvoir avec toute sorte d'avantages et de privilèges y compris matériels. Vous-même, vous étiez socialiste dans le camp de Ségolène Royal et maintenant dans le gouvernement de son adversaire. C'est une défection ou non ?
R - De mon point de vue, ce n'est pas une défection. Du point de vue plus extérieur d'un certain nombre de compagnons socialistes, c'est une défection, mais je n'ai pas changé d'idées. D'abord j'ai voté pour Ségolène Royal aux deux tours, j'ai été, d'ailleurs, un des militants. Et je n'ai pas changé d'avis. Et j'ai accepté l'ouverture de Sarkozy tout en restant socialiste. Je suis socialiste. Le Parti socialiste ne l'entend pas comme cela puisqu'il m'a chassé. Et le président Sarkozy ne m'a pas demandé de changer d'opinion. Et d'ailleurs, je ne change pas d'opinion. Je suis socialiste, je travaille pour l'intérêt de mon pays. Je n'aurais choisi aucun autre poste que les Affaires étrangères, d'ailleurs, cela m'a été proposé. Maintenant, s'il y a quelque chose qui me choque, qui m'indigne dans ce gouvernement, j'ai toujours dit que je le quitterai.
Juste un mot, un autre. Si le Parti socialiste français avait été un parti social-démocrate moderne, ce que j'appelle de mes voeux depuis vingt ans, je ne l'aurais certainement pas quitté, même dans la défaite. Malheureusement, il n'arrive pas à changer et il a toujours 20 ans de retard. J'ai écrit des livres, j'ai fait des publications, j'ai dit qu'il fallait que l'on soit comme les autres pays d'Europe, avec un parti socialiste qui a compris que le monde a changé, que la globalisation existe. Cela n'était pas le cas, j'étais un peu désespéré car je ne suis plus très jeune. J'avais envie de m'intéresser à ce que pouvait encore être la voix de la France dans le monde.
Q - Quel est le programme de la France pour la Présidence française dans l'Union européenne par rapport à la Russie ? Et est-ce que vous considérez qu'il y a un certain changement de l'attitude de l'Union par rapport à la Russie ? Quelle est l'attitude envers la Russie qu'ont décidé d'adopter les ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne lors de leur rencontre Gymnich au Portugal ?
R - J'ai participé à cet exercice très libre - le Gymnich est une rencontre informelle - et nous y avons abordé cette question. Nous ne comprenions pas toujours pourquoi il y avait une impression, de notre part, de nous heurter à une Russie moins fraternelle à notre encontre, et, surtout, vis-à-vis de l'Union européenne. La dernière rencontre à Samara s'est certes mal passée mais l'attitude de la France à l'égard de la Russie n'a pas changé.
L'attitude de la France vis-à-vis des Etats-Unis d'Amérique a changé en un point. Nous ne pensons pas que l'anti-américanisme soit une base de choix politique. Mais nous considérons que l'Europe doit se développer et que nous avons, avec nos amis américains, des intérêts communs. Comme nous en avons avec nos amis et alliés russes. Nous ne changeons pas d'attitude.
Pendant la Présidence française, pour répondre à votre question, nous serons très attentifs et nous avons fait des propositions à Sergueï Lavrov pour que les rapports avec la Russie soient au centre de notre préoccupation à partir de juillet 2008.
Il y a une fraternité entre nous, il y a une politique du sentiment. Il n'y a pas que du sentiment dans le gaz, c'est sûr. Et vous avez raison de dire que les gens sont un peu empêtrés parce qu'ils dépendent du gaz. Mais sachez que la France a d'autres approvisionnements en gaz qui la rendent beaucoup plus autonome que les autres. Nous avons la Russie, mais nous avons aussi la Norvège et l'Algérie. Nous ne sommes pas, comment dirais-je, "addicted", dépendants. Il n'empêche que oui, quand cela s'est passé avec l'Ukraine, nous avons réagi. Nous étions surpris, avec les pays Baltes.
Ce n'est pas facile, les pays changent. C'était tellement plus simple du temps de la guerre froide, quand il y avait les bons et les méchants. Et nous, on était du côté des bons, c'était facile. Maintenant, il y a cette globalisation qui, à mes yeux, n'est pas péjorative, et il y a la nécessité de ne pas nous opposer systématiquement aux Américains.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 septembre 2007